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Centre Saint-Jean-de-la-Croix – 36230 Mers-sur-Indre


ISBN : Dépôt légal :










LA VIE MYSTIQUE


CHEZ LES FRANCISCAINS


DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE



Tome II








LA VIE MYSTIQUE


CHEZ LES FRANCISCAINS


DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE



Tome II


Florilège de figures mystiques de la réforme capucine






Florilèges et introduction par Dominique Tronc










Centre Saint-Jean-de-la-Croix


Collection «Sources mystiques» 2014


Plan de la série :




LA VIE MYSTIQUE


CHEZ LES FRANCISCAINS


DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE




I


Introduction et florilège issu de traditions franciscaines (observants, Tiers Ordres, récollets)



II


Florilège de figures mystiques de la réforme capucine



III


Figures mystiques féminines, minimes


Un regard sur les héritiers


Le cadre historique








Florilège de figures mystiques de la réforme capucine


À la fin du premier siècle d’existence des frères mineurs capu-cins — la branche est née peu après 1517 —, toute l’Europe était conquise, avec près de dix-sept mille religieux répartis en près de treize cents maisons. À l’apogée du milieu du XVIIIe siècle, l’ordre comptait trente-cinq mille membres. Plus récemment, au milieu du XXe siècle, les capucins comptaient encore seize mille reli-gieux (dont l’abbé Pierre, qui fut l’un d’entre eux avant de quitter l’Ordre pour raison de santé). « Leur vie se caractérisait par une austère simplicité et un amour fraternel, une vie intérieure intense, un apostolat multiforme 1. » Le but auquel devaient conduire l’ob-servance de la règle était la vie d’oraison. L’aphorisme de Bernardin d’Asti : « Si vous me demandez qui est bon religieux, je répondrai : celui qui fait oraison. Si vous me demandez qui est meilleur reli-gieux, je répondrai : celui qui fait meilleure oraison. Et si vous me demandez qui est excellent religieux, j’affirmerai en toute sincérité : celui qui fait excellente oraison », devint un axiome pour toutes les générations de capucins 2.


Il est donc naturel que nous retrouvions un grand nombre de capucins parmi les mystiques franciscains du XVIIe siècle. Nous les avons répartis en trois groupes : des fondateurs qui assurèrent l’invasion et l’essor en France, trois grandes figures européennes,


  1. DS 5.1313/14.


  1. L. Iriarte, Histoire du franciscanisme (traduction), Cerf, 2004, p. 263 ; « Les capucins ont reçu : de Matthieu de Bascio l’habit, de Louis de Fossombrone la barbe et de Bernardin d’Asti l’âme et l’esprit », p. 254-255.

8 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


enfin des défenseurs, méconnus, car arrivés tardivement. Parmi ces derniers, Pierre de Poitiers nous livre, dans son Jour mystique, ce qui est peut-être la meilleure et la dernière synthèse précé-dant un supposé « crépuscule des mystiques » — il s’agit en tout cas d’un assèchement des vocations ce qui explique l’oubli de manuels destinés en premier lieu aux novices capucins.


L’« invasion » de la France est en grand partie l’œuvre de mis-sionnaires capucins, dont l’Anglais de naissance Benoît de Can-field : celui-ci est reconnu, car il bénéficie de son appartenance à la première génération et il a laissé un chef-d’œuvre, sa Règle. Mais bientôt, à une demi-génération de distance, arrive à matu-rité une solide cohorte qui assure l’essor spirituel dans chaque « pays » du Royaume 3 ; leurs messages à tous sont très semblables.


Cet essor est lié à la présence d’une foule de toutes origines géographiques. Il faut imaginer autour de chaque figure — voire attaché à chaque couvent — un cercle de fidèles, ceux-là mêmes pour lesquels, et souvent à leur demande, l’auteur capucin local rédige plus ou moins adroitement un manuel reprenant l’exposi-tion d’une vie chrétienne qui devient intérieure, puis, si Dieu le veut, mystique. Les mystiques, clercs, mais aussi laïcs, s’avèrent de fait beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense habituellement 4.


En fin du tome III, des ANNEXES apporteront des com-pléments à l’étude de figures « isolées » de ce présent tome II. Le tableau consacré aux couvents capucins fondés en France exploite statistiquement un essor qui s’épuise dès la fin du pre-



  1. On sait que le nom des capucins comporte, outre leur prénom (sous lesquels on les trouve classés en bibliothèque), leur « pays » ou ville d’origine – dont parfois ils ne s’éloigneront guère.


  1. Le 30 janvier 1694, Bossuet, qui avait terminé l’examen des écrits de Madame Guyon, « prétendait qu’il n’y a que quatre ou cinq personnes dans tout le monde qui aient ces manières d’oraison [infuse] et qui soient dans cette difficulté de faire des actes ». « Il y en a plus de cent mille dans le monde… », lui répondit Madame Guyon. (Vie, 3.14.13). – Le capucin Simon de Bourg-en-Bresse, que nous retrou-verons, avance la proportion d’un mystique sur deux cents : proportion assez cohé-rente avec la réplique guyonnienne puisque la population du Royaume était proche de vingt millions d’âmes…

Florilège de la réforme capucine

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mier quart de siècle ; le nombre de couvents croît encore par la suite, mais l’âge moyen s’élève… Les chiffres restent cohérents avec une répartition des œuvres des mystiques qui apparaît tar-dive en comparaison ; en effet les traces écrites datent générale-ment d’une maturité acquise longtemps après le noviciat, voire de la vieillesse qui pense devoir laisser trace de son expérience. Un tableau esquisse des filiations capucines. Un complément à l’aperçu des populations franciscaines souligne une fertilité mys-tique très variable selon les branches 5.





















5. Pour aborder l’histoire des capucins de l’âge classique ; Catalogue de tous les religieux capucins qui sont morts en la province de Paris depuis son établissement jusques à maintenant (de 1576 à 1679 ; nous présentons ce nécrologe au tome III) ; P. Hildebrand, Revue d’Ascétique et de Mystique, 1938, « Les premiers capu-cins belges et la mystique », 245-294 ; Père Godefroy de Paris, Les Frères-Mineurs Capucins en France, Histoire de la province de Paris, tome I, 1937, tome II, 1950, Bibl. franciscaine provinciale ; Jean Mauzaize, Le Rôle et l’action des capucins de la province de Paris dans la France religieuse du XVIIe siècle, 2 tomes (thèse pour le doc-torat d’État, Paris-Sorbonne, dans laquelle Mauzaize prend la suite de Godefroy de Paris) ; P. Raoul de Sceaux, Histoire des frères mineurs capucins de la province de Paris (1601-1660), Blois, 1965 (la thèse est plus complète que son édition) ; Ber-nard Dompnier, Enquête au pays des frères des anges, Les Capucins de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Univ. de Saint-Étienne,1993 ; Pierre Moracchini,


Recherches sur la notion de « famille franciscaine » en France du Nord et en Lorraine (fin XVIe-fin XVIIIe siècles), thèse, univ. de Strasbourg.









LES FONDATEURS


Nous ouvrons notre séquence des grands mystiques capucins par Benoît de Canfield, dont les écrits seront lus et reconnus par tous les spirituels du siècle. Une approche historique plutôt qu’un florilège remonterait jusqu’au siècle précédent en citant des directeurs et des prédicateurs.


François de Senlis (1543-1601) aborde tout juste le siècle. Il fut converti à trente-cinq ans, ce qui est tard pour l’époque. Il entra en 1578, la même année, au couvent de Saint-Honoré 6, pour devenir « le plus austère et le plus spirituel de ses confrères » après avoir été « homme qui n’avait jamais songé qu’à tout ce qui pouvait lui faire plaisir ».


Le Père Pacifique de Souzy (1555-1625), un bretteur qui « blessa mortellement en duel un jeune gentilhomme de ses amis », devint le « mystique appartenant à cette partie de l’École franciscaine remontant par Harphius à Ruysbroec l’Admirable ». Il orientera spirituellement Andrée Le Voix (ou Levoix ; la com-pagne de Madame Acarie, qui entra la première de quinze car-mélites — six espagnoles, sept francaises — lors de la cérémonie de fondation du « Grand couvent » de Paris). On touche ici aux échanges très libres entre « religions » : Canfield attire des dis-ciples d’origine très diverses 7.



  1. Fr. Godefroy de Paris, L’École Saint-Honoré, Cahiers de Spiritualité Capucine, no 2, pages 31-40 pour les deux figures et nos citations.


  1. L’École Saint-Honoré, op.cit., distingue au chapitre troisième « Les premiers dis-ciples de Canfield, 89-105 ; 1. disciples capucins (dont Ange de Joyeuse et Laurent de

12 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Confions au tome III le soin de présenter le cadre et les fondations franciscaines parisiennes, et ouvrons ce florilège capucin avec la plume de William Fitch of Little Canfield.












































Paris), de 2. disciples non capucins (dont Pierre de Bérulle) » ; et présente au chapitre quatrième un « hôtel de Bérulle » « d’ambiance franciscaine », 118-130.








Benoît de Canfield (1562-1610)




La vie d’un anglais converti


Benoît de Canfield a fasciné les chercheurs en sciences reli-gieuses, car il est le premier capucin à décrire en profondeur les conditions requises pour accéder à des états spirituels et à présenter les grandes lignes d’une pratique contemplative 8. La bibliographie des études qui lui furent consacrées est donc étendue 9. Seuls quelques capucins iront encore plus loin en donnant une ample description des états, tel Constantin de Barbanson qui tenta, à la suite des mystiques de la vallée du Rhin, une approche « métaphysique », puis Pierre de Poitiers, dont le Jour [lumière] mystique constitue peut-être le dernier des traités de théologie mystique.


William Fitch of Little Canfield, souvent orthographié Can-feld, naît en 1562 dans le comté d’Essex, d’une famille puri-taine fortunée. Il suit à Londres les cours universitaires. Sa


  1. Avec Laurent de Paris († 1631), spirituel plutôt que mystique, auquel nous consacrons une brève notice.

  2. DS 1.1446/51, art. « Benoît de Canfield », ancien (1937) ; Optat de Veghel,


Benoît de Canfield…, Rome, 1949 ; P. Renaudin, Un maître de la mystique fran-çaise. Benoît de Canfield, Paris, 1955 ; DS 2.1446, art. « Divinisation, [section] V. Au 17esiècle, 1. Benoît de Canfield… » (J. Orcibal), 1957 (rééd. dans J. Orcibal, Études…, 1997, p. 409) ; DS 5.913/15, art. « France, [section] 3. Vers l’épanouisse-ment du XVIIe siècle… 7o Benoît de Canfield… » (J. Le Brun), 1963 ; L. Cognet, La Spiritualité moderne, Aubier, 1966, p. 244-258 ; Benoît de Canfield, La Règle de perfection – The Rule of Perfection, J. Orcibal, P.U.F., 1982. [v. la préface ; le corpus canfieldien est indiqué p. 42-43], etc.

14 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


jeunesse aurait été libre, d’après son « impitoyable autobiogra-phie » (publiée en 1608), la Véritable et miraculeuse conversion du Révérend Père Benoît de Canfield, Anglais capucin, qui par visions et ravissements fut converti de l’hérésie en laquelle était en Angleterre à la vraie religion, et en même temps vendit ses biens, s’en vint en France et se fit religieux. Après une critique féroce du protestantisme anglais, Benoît y raconte sa crainte de l’enfer à la suite de la lecture d’un livre : « D’un côté les insupportables tourments infernaux m’étaient si cruellement objectés et rigoureusement fulminés contre moi, et de l’autre les joies inénarrables et inexplicables du ciel m’étaient si abon-damment offertes 10. » Il confie ses hésitations (être puritain ou catholique ?), hésitations reprises par la suite : être franciscain cordelier ou capucin de règle plus stricte ? Il décrit des extases :


À peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie, que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux, étant tout hors de moi ; transporté en vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde. […] Me trouvant tout en-flammé du feu de votre amour, je ne peux me contenir qu’avec les bras élevés vers le ciel, je ne criasse, disant ces paroles : Ô


Seigneur, qui est semblable à toi 11 ?


Tout le récit de Benoît reflète l’esprit combatif du temps (Thomas More avait été exécuté en 1535 ; protestants et catholiques s’entretuaient) et la fougue d’un jeune homme de 24 ans. Il fuit les persécutions en rejoignant à Douai le groupe des catholiques émigrés de Grande-Bretagne, puis entre en 1587 chez les capucins parisiens du couvent Saint-Honoré 12. Il effraie ses condisciples par des extases si profondes qu’on ne peut l’en sortir : une fois, suivant la médecine du temps, on lui met des pigeons fraîchement égorgés sur la tête, on le pique avec de grosses épingles, sans parvenir à le sortir de son



  1. Véritable et miraculeuse conversion du R. P. Benoist de Canfield… par le sieur de Nantilly, 1608, p. 58.

  2. Ibid., p. 126.


  1. Optat de Veghel, op. cit., p. 80.

Benoît de Canfield

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état 13. Il dira : « Je le sentais bien, mais j’avais tellement l’es-prit occupé ailleurs que je ne pouvais l’en divertir pour parler ni donner aucun signe de mon sentiment 14. » Il finit par être reconnu et respecté.


Il étudie en Italie et rédige ce qu’il avait appris dans ses extases et enseigné à ses compagnons de noviciat, dont Ange de Joyeuse. Sa renommée se répand très tôt, dès la circulation de ses premiers manuscrits, soit une quinzaine d’années avant la publication de la Règle. Peu après sa nomination au couvent d’Orléans en 1592, son autorité mystique est reconnue : on lui demande son avis à propos de Madame Acarie, la future « fondatrice » du Carmel féminin français. Il est le soutien de l’abbesse de Montmartre Marie de Beauvilliers dans la réforme très difficile de son couvent : le rayonnement intérieur de cette réforme sera immense. Claire d’Abra de Raconis, protestante convertie, lui est confiée par Bérulle : elle devient carmélite.


Il passe courageusement et imprudemment en Angleterre en l’été 1599 pour convertir ses compatriotes ; après une captivité de trois ans, il est délivré grâce à l’intervention d’Henri IV. Après avoir été gardien du couvent de Chartres, deux fois maître des novices, il donne l’habit à Martial d’Étampes (auquel nous consacrons un chapitre) au couvent des capucins d’Orléans. Benoît dirige également Jeanne Absolu et Judith de Pons, s’occupe d’Antoinette d’Orléans et de carmélites telle que Marie de la Trinité d’Hannivel. Il livre ses écrits à l’édition deux ans avant sa mort.


La Règle de perfection


La Règle de perfection (The Rule of Perfection) est son œuvre majeure : elle comporte trois parties dans l’édition complète de



  1. Piquer d’aiguilles était un moyen utilisé pour révéler une possible « pos-session diabolique » : le test fut appliqué par la célèbre Inquisition de Rouen sur Marie des Vallées.


  1. J. Brousse, La Vie du R. P. Benoît de Canfield, Paris, 1621, p. 575.

16 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


1609. Son influence s’est exercée sur tout le siècle. L’exposé de la voie mystique sera repris bientôt par la réformatrice du cou-vent de Montmartre, Marie de Beauvilliers, que Benoît dirigea. Le très court bijou de L’Exercice divin, ou Pratique de la confor-mité à Dieu (1631) exprime sobrement et très clairement, à l’intention de ses « filles » religieuses, l’essentiel de la spiritualité de son inspirateur 15. Plus tard, en 1694, Madame Guyon achè-vera sa grande anthologie des mystiques sur la Règle 16.


Car parallèlement à la célèbre Introduction à la vie dévote (1609) de François de Sales, parue la même année, Benoît


présente le sommet de la vie spirituelle comme accessible à tous, évitant ainsi aux laïcs la tentation d’opposer avec G. du Vair et Charron la dévotion réservée aux cloîtres à la sagesse antique, seule convenable à la vie civile. Malgré la distinction des trois voies, il n’y a d’autre part qu’un seul principe pour l’ascèse et la mystique, les œuvres et la prière ; la volonté de Dieu. Ce seul choix indique l’appartenance du capucin ; à la suite d’Hugues de Balma, de Raoul de Biberach, de Harphius, du pseudo-Tauler, du Cloud of Unknowing, il met en garde contre images et concepts qui empêchent l’âme de s’élever par la seule affection. Ce n’est pas en méditant qu’on passe à la quiétude, mais en dressant parfaitement son intention 17. »


La Reigle de perfection […] réduite à ce seul poinct de la Volonté de Dieu rassemble toute la vie intérieure autour d’un abandon actif à la volonté de Dieu, démontrée dès le premier chapitre de la troisième partie comme identique à Dieu même. Cette volonté est certes connue de l’homme par les commandements de Dieu et l’Église, mais elle est ressentie intérieurement


  1. Section terminant le présent chapitre & D. Tronc, Expériences mystiques… II, op.cit., « Une histoire mouvementée : Marie de Beauvilliers (1574-1657) et la réforme à Montmartre », 81-98.


  1. Justifications, [dernière clé] LXVII « Volonté de Dieu », p. 254-255 du t. III dans l’édition de 1790.

  2. DS 5.914 : art ; par Jean Orcibal, le meilleur connaisseur et le premier édi-teur moderne de la Règle : Benoît de Canfield, La Règle de perfection – The Rule of Perfection, J. Orcibal, 1982, op.cit. [désormais citée ; Orcibal, Règle…]

Benoît de Canfield

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par les inspirations, illuminations, élévations et attractions de Dieu ; elle est chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou incli-nation propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée en l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait[e] un même esprit avec Dieu 18.


L’homme renonce par amour à sa volonté propre, Dieu purifie l’âme de tout ce qui n’est pas lui et devient le principe de tous les actes humains. Canfield suit ici la grande tradition de la mystique flamande telle qu’elle est développée dans La Perle évangélique 19.


L’histoire des éditions de la Règle est compliquée. Par pru-dence en effet, la dernière partie était absente de la première édition par l’éditeur Osmont en 1608 : Benoît la considérait comme n’étant « ni propre ni convenable au commun », car elle ne traitait que « de choses abstraites de haute contempla-tion et de l’essence de Dieu » (préface de 1609). Benoît refusa apparemment de la publier, mais des admirateurs (avec son accord tacite ?) firent paraître une édition « pirate ». Du coup, « bon nombre de ces docteurs de Paris […] séjournèrent au couvent des capucins pour s’y faire rendre raison par le menu de quelques choses qui, de prime abord, leur semblaient faire difficulté » : Jean Orcibal établit un parallèle entre l’histoire


  1. Canfield, Exercice, seconde partie, chap. ier, in J. Orcibal, op.cit., p. 66. – Ce texte préfigurant la Règle fut rédigé autour de 1590.


  1. Texte majeur, relais entre rhénans et Ruusbroec et le XVIIe siècle, dont la première édition flamande qui date de 1535 est traduite en latin par Surius en 1545, puis en français par les chartreux sous Beaucousin en 1602 (rééd. moderne présentée par D. Vidal, Grenoble, Millon, 1997) : « Si je veux parvenir à ce noble rien, et être fait rien, il est nécessaire que rien, c’est-à-dire mon âme, avec rien, c’est-à-dire Dieu, soit faite rien… », citation par Mommaers, qui publia en quatre contributions de très profondes analyses sur Canfield dans la Revue d’Ascétique et de Mystique, 1971-1973 ; « L’attaque de Canfeld est plus fondamentale que tout anti-intellectualisme. Elle est dirigée contre toute saisie qui passe l’objet de sa pseudo-compréhension par le crible de sa propre envergure… » (1er art. p. 430).

18 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


complexe des contrôles exercés durant les éditions de la Règle et la querelle du quiétisme qui aura lieu près d’un siècle plus tard, opposant là aussi les mystiques et les docteurs ;


Il y eut donc à la fin de 1609 ou au début de 1610 des conférences dans le genre de celles qui devaient se tenir à Issy à la fin du siècle [en 1694] ; un mystique y défendit sa pensée contre des docteurs soucieux avant tout d’orthodoxie. Il ne faut donc pas s’étonner que les remaniements qui en sortirent aient le caractère ambigu, voire contradictoire, des Trente-Quatre Articles [d’Issy] : dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de documents diplomatiques où l’on ne fait pas de concessions sans en exiger d’équivalentes de la part de l’interlocuteur 20.


Benoît fut donc obligé de corriger cette troisième partie inti-tulée De la volonté de Dieu essentielle… en ajoutant les cha-pitres xvii à xx, mais ils « furent jugés encore insuffisants », entraînant l’ajout par un confrère du chapitre xvi : « Qu’il faut toujours pratiquer et contempler la Passion de Notre Sei-gneur 21 ». On peut donc en privilégier les chapitres i à xv, qui forment un bloc cohérent issu du premier jet de Benoît (lequel apparaît d’ailleurs distinct du reste de la Règle au lecteur qui ne connaît pas l’historique que nous venons de rappeler) 22 : il reflète la pensée de son auteur avant amendement. À cause de l’extrême importance de cette œuvre pendant le XVIIe siècle, nous donnerons des extraits de la deuxième partie et des cha-pitres (numérotés i à xv) de la troisième partie, en suivant le texte « officiel » 23.


  1. Orcibal, Règle…, p. 23 de la Préface.


  1. Orcibal, Règle…, p. 38 et p. 25.


  1. Cette partie se retrouve aux pages 327 à 428 de l’édition Orcibal.


  1. Le lecteur dispose maintenant de trois éditions ;


1. L’édition « définitive » par Jean Orcibal, op.cit., donne un texte suivi unique obtenu par concaténation de l’édition Osmont dite « pirate » avec la première édi-tion « officielle ». Les sources sont distinguées par l’emploi de caractères romains maigres pour ce qui est commun, romain gras pour ce qui est spécifique de la « pirate », italiques pour ce qui est spécifique de l’« officielle ». Orcibal fournit un texte continu, concaténation des deux versions, afin d’y attacher un apparat cri-tique portant sur tout l’ensemble, mais le texte de Benoît en devient difficile à lire.

Benoît de Canfield

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Les thèmes de la troisième partie ont influencé tout le XVIIe siècle mystique. Ils ont par exemple fasciné Marie des Vallées :


Lorsqu’elle lut ce livre, elle ne savait lire que bien imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant pas fait passer par ce chemin-là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie 24.


Benoît y décrit la « vie superéminente », autrement dit les som-mets de la vie mystique. Cette vie met en jeu « la pure et nue foi contraire aux sens, qui est la partie supérieure de l’âme », là où l’on « contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux » (Règle, II, xii). Car l’amoureux de Dieu vise la disparition de tout intermédiaire entre Dieu et lui, si ténu soit-il : Benoît analyse subtilement les nombreux obstacles qui subsistent chez celui qui arrive là après avoir dépassé l’attachement au corps et aux passions.


La vie mystique cherche son achèvement dans l’identifica-tion avec Dieu par l’anéantissement amoureux de la créature. D’où cette dialectique reprise durant tout le siècle ; à chaque instant, le mystique choisit entre le Tout de Dieu et le rien de la créature devant Dieu. Il essaie de marcher selon la « nue foi », c’est-à-dire de « voir ce tout au Créateur » et « ce rien à la créature », de vivre « continuellement avec toute constance



  1. L’édition partielle livrant Osmont ; Benoît de Canfield La Règle de perfection, quinze chapitres de la volonté de Dieu essentielle…, Arfuyen, 2008. L’exemplaire complet minuscule (in-24o !) relié parchemin souple du fonds ancien de la média-thèque de Troyes repéré par Orcibal et référé g.17.4563 est disponible en photos numériques (nous contacter). C’est le texte… en fait reconnu par Benoît (v. l’intro-duction d’Orcibal ; un auteur décrit son supposé plagiaire !


  1. L’édition partielle présentée ici, dite « officielle », a été lue par tous nos fran-ciscains au XVIIe siècle.


  1. Manuscrit de Québec, Archives Eudistes, La Vie admirable de Marie des Vallées […], collection « Sources mystiques », 2013, partie IX, chap. vi « De la contemplation ».

20 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


encet abîme de l’Être de Dieu, et en la nihilaité [néant] de toutes choses » (III, xiii).


Deux possibilités s’offrent d’annihilation de soi-même : la pre-mière est passive, si l’amant de Dieu « toujours attend l’actuel trait de Dieu » (Règle, III, xi), l’initiative divine à laquelle il essaie d’être toujours ouvert. Mais à cette attente amoureuse, Canfield préfère la seconde possibilité, l’annihilation active : seule la volonté divine peut agir, mais l’homme peut aider la grâce


par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l’âme, ains [mais] tant s’en faut qu’au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d’icelle et pour la rendre nue (III, iii).


Tentant de décrire ces extases dans un commentaire au Cantique mêlé de comparaisons charnelles hardies, Canfield s’abandonne à de beaux épanchements lyriques :


Oh, quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l’âme 25 ! (III, v.)


Mais l’exigence de cette expérience se traduit aussi en termes sobres et absolus :

Si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n’y a plus de créature. […] Donc, d’autant qu’ici est question de trouver Dieu, et cette infinie essence, il ne faut [pas] considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme. (III, viii)


Ce qui ne signifie pas mépriser la vie ordinaire, mais, comme dans la « vie commune » vécue par Ruusbroec, la laisser péné-trer par le divin :


Nous n’entendons point quand nous disons qu’il ne faut [pas] retourner à la volonté extérieure, qu’il faille mépriser ni laisser les œuvres extérieures […], mais entendons que, par les



25. « Te voici aujourd’hui arrivé riant, arrivé tel la clé d’une prison. / Tu es venu chez les pauvres comme une aumône » (Rumi, Odes mystiques, Klincksieck, 1973, Ode 1, p. 17).

Benoît de Canfield

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moyens susdits, on les spiritualise et annihile à mesure qu’on les fait (III, xiii).


Le mystique aspire à dépasser l’opposition entre extases et vie ordinaire pour que sa vie tout entière soit remplie de Dieu :


[Cet état final] n’est autre chose qu’une continuelle présence et habitude d’union entre Dieu et l’âme son épouse, en laquelle l’âme revêtue de Dieu, et Dieu de l’âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre (III, vii).


La langue de Canfield devient incandescente quand il décrit l’aspiration de l’âme à cet état où Dieu seul subsistera :


[Elle] hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d’elle-même, ou qui lui donne à savoir qu’elle est une et son Époux un autre, auquel elle désire plus que sa vie avec toutes créatures d’être fondue, liquéfiée, consumée et anéantie (III, vii).


Ce qui a le plus choqué les censeurs romains ne fut pas d’affirmer la possibilité d’extases exceptionnelles, depuis long-temps reconnue, mais la hardiesse de soutenir que l’expérience finale, qui allie vacuité et amour, peut être « habituelle » :


Cette annihilation est si parfaite et habituelle en l’âme en ce degré ici que toutes choses réduites à rien, elle demeure en l’oraison, comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité [rien], sans pouvoir bien voir ni comprendre chose aucune, ni même elle-même, quand elle y est parfaitement ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière. Or en cette lumière est aussi l’amour (non comme une autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme. (III, vii)




Trois degrés de la divine volonté


Cette gravure d’un riche symbolisme, tirée de l’édition Osmont de Troyes, précède sa page de titre. Elle a été déjà reproduite, mais sans commentaire.


Dans la partie haute, sur le rang extérieur, les figures de la vie active sont munies comme il convient de nombreux outils manuels « sur leur dos » ; les contemplatives occupent le rang intermédiaire ; enfin, plus loin de nous, mais plus proches de Dieu figurent celles de la vie superéminente (la gravure use d’une perspective suggérée par la diminution des tailles des visages représentant une voûte ouverte en son sommet).


Dieu seul ! Tous les visages ont les yeux fichés en sa volonté ; au centre de la voûte, figure dans l’ouverture — un « soleil » ou osten-soir dans le commentaire d’époque — le nom du Dieu éblouis-sant, inconnaissable, qu’il ne faut pas prononcer, en hébreu. On souligne ainsi l’importance de ne pas représenter de figure, en fort contraste avec le chœur des visages adorateurs mystiques (il n’en sera plus du tout de même une génération plus tard : un exemple frappant de cette évolution en est celle des représentations du mont Carmel, qui était nu chez Jean de la Croix, mais devient un trône pour la Sagesse divine en 1641 dans l’édition de la traduction de la Subida par Cyprien).


En partie basse est représenté Jésus priant au « jardin des Olives » : il est le Médiateur liant la terre au ciel. Bandeau en latin : « Non ma volonté, mais la tienne » (Lc 22, 42).


24 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Seconde partie [de la Règle] :

« De la volonté intérieure de Dieu »


i. Que c’est que la volonté de Dieu intérieure, et quelle différence il y a entre elle et la volonté extérieure 26


[…] Cette volonté de Dieu intérieure, est le bon plaisir de Dieu, connu par une parfaite, manifeste et expérimentale connaissance interne, illuminant l’âme en la vie intérieure ou contemplative, savoir est [à savoir] quand l’âme voit et contemple en Dieu et intimement expérimente, sent et goûte la volonté divine, qui est le plaisir et contentement que Dieu prend en telle ou telle chose. […]


[Par] conformité ou conjonction, le vouloir et contente-ment divin et éternel se communique et se montre au vouloir et contentement humain et temporel, en telle manière que l’homme en cette volonté intérieure ne goûte ni ne sent plus son propre vouloir et contentement humain, ains [mais] seu-lement le divin, comme étant le sien absorbé et [150 vo] trans-formé en celui de Dieu. Car cette transformation demande et requiert que toutes les forces et puissances de notre âme soient entièrement employées en Dieu et conséquemment rien en soi-même, et par ainsi par une autre conséquence, en tant qu’ainsi transformée, elle ne sent [plus] son vouloir propre, mais seulement celui de Dieu. Je veux dire que par cette déi-forme intention et divin vouloir, l’âme est si étroitement unie à Dieu, remplie d’esprit et de vie, si élevée, magnifiée, déifiée et glorifiée, et tant enfoncée en l’abîme de l’inaccessible lu-mière éternelle, qu’elle ne sent aucun vouloir ou mouvement sien [151 ro] comme sien, mais comme de Dieu, auquel seule-ment elle se voit et sent.


[…] Cette volonté, plaisir et contentement de Dieu est chose si délicieuse et plaisante à l’âme (quand elle le goûte parfaitement) qu’il l’attire, illumine, dilate, étend, élève, ravit



26. Nous indiquons entre crochets des synonymes donnés par Orcibal dans son lexique. Nous reproduisons l’édition « officielle » de Chastellain selon un exem-plaire de la Bibl. Franciscaine de 1622.

Benoît de Canfield

25


et enivre en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affec-tion ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute propre volonté, intérêt ou commodité, est plongée en l’abîme de cette volonté, et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle [celle-ci], et ainsi est faite un même esprit. […]


ii. De la manifestation




26 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


mûrement considéré, pour être la clef de la vie contemplative, et partant qu’il y soit bien pris garde 27.










27. Paraphrase du Pseudo-Denys, De eccl. hier., I, 1.

Benoît de Canfield

27


leur succède ; ainsi au lieu qu’on n’avait appétit qu’en la propre volonté, on ne prend goût qu’en celle de Dieu. […]






  1. Ct 2, 9.


  1. Is 59, 2.

28 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


[…] Et notez qu’entre cette manifestation et la pureté d’in-tention [il] y a mutuelle augmentation et réciproque accroisse-ment. Car comme celle-là naît de celle-ci, aussi celle-ci s’aug-mente par celle-là. […]


iii. De l’admiration








30. Idée d’Aristote, suivi par saint Thomas.

Benoît de Canfield

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blanc, aussi la néantise de l’homme se voit mieux auprès de l’immensité de Dieu, et au contraire l’immensité de Dieu par la néantise de l’homme. Et même ces deux points sont si néces-saires l’un à l’autre que sans l’un on ne peut savoir l’autre ; de sorte que jamais on ne peut voir l’infini Être de Dieu jusques à tant que l’on connaisse son propre rien ; [164 ro] ni encore son propre rien, jusques à ce qu’on ait propre connaissance de cette immensité. Mais l’âme connaissant cette infinité connaît parfaitement son rien, lequel voyant elle s’en étonne, et admi-rant, dit avec le Prophète : J’ai été réduit à néant, et je ne l’ai pas su 31. Car elle a si longtemps regardé et si intimement embrassé cet Être infini en cette volonté que, quand elle retourne et se regarde en faisant conférence [comparaison] entre elle-même et cet être, elle trouve qu’elle n’est autre chose que la même vanité, et enfin rien ; laquelle vraie connaissance [164 vo] l’af-franchit et lui donne libre accès à Dieu, pour entrer et sortir quand elle veut, selon que dit Notre Seigneur : Il entrera et sortira, et trouvera pâture 32.




  1. Ps 72, 22.


  1. Jn 10, 9.


30 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


nement et tombant en défaillance par tel amour, s’écrie disant :


Appuyez-moi de fleurs, environnez-moi de pommes, d’autant que je languis d’amour  33. […]


iv. De l’humiliation





  1. Ct 2, 5.


  1. Voir saint Augustin, Conf. III, 6.


  1. Jn 13, 8.


  1. Ibid.


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31


surnaturel le repos que tu cherches en ta nature, tu demeureras toujours en toi-même, ayant les pieds des affections souillés de la fange terrestre, et par conséquent ne peux avoir part avec moi en cette belle Ville où rien de souillé ne peut entrer  37. Et pource [donc] par cette mienne vive et efficace, douce et fami-lière opération en toi et avec toi, je prétends te laver et nettoyer les pieds, savoir est la partie inférieure de ton [171 vo] âme de toute macule [tache] de passions et affections, et de planter et enraciner irradicablement cette mienne volonté en toi, et ainsi te faire mon vif [vivant] temple et saint Tabernacle et Paradis de délices, et finalement de te faire un esprit avec moi, voire même ma douce épousée ès siècles des siècles, car je t’épouse-rai pour moi à toujours 38. » […]




  1. Ap 21, 27.


  1. Os 2, 19.


  1. Ct 5, 6.


  1. Lc 1, 38.


32 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


comme font plusieurs [174 vo] spirituels, à leur grand préju-dice, qui ne savent avec la familiarité de Dieu lui réserver sa due et profonde révérence.


[…] Or la raison pourquoi cette familiarité de la part de l’âme est un tel obstacle et nuage, est pource [parce] que, par icelle, elle accommode la grandeur de Dieu à sa petitesse, et sa divinité à son humanité, et ainsi ne voit quasi rien hors d’elle ni plus grand qu’elle-même. Mais par la profonde révérence, l’âme s’élève par-dessus elle-même à la grandeur de Dieu, et s’accommode à icelui [lui], et proportionne aucunement [un peu] son humanité à sa divinité, et ainsi elle voit [175 ro] ce qui est hors d’elle-même. En l’un, Dieu est proportionné à l’âme, et en l’autre l’âme est proportionnée à Dieu ; en l’un, Dieu est abaissé sans que l’âme soit élevée, en l’autre l’âme est élevée sans que Dieu soit abaissé, et par ainsi l’un sert de nuage pour voiler la grandeur de Dieu, et l’autre de lumière pour la découvrir.


v. De l’exultation







  1. Ct 8, 5.


Benoît de Canfield

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vi. De l’élévation


Après cette exultation succède le dernier degré qui est l’élé-vation en cette volonté et en Dieu, les causes de laquelle sont tous les autres degrés, savoir est la [178 vo] manifestation, l’ad-miration, l’humiliation et l’exultation.


    1. Car cette manifestation montre premièrement à l’âme sui-vant sa portée [capacité] cette vraie volonté de Dieu, comme elle est en Dieu, lui faisant vraiment goûter en sa propre capa-cité et par expérience que cette volonté est l’esprit et la vie 42 ; chose si surpassante tout entendement que nul esprit ni doc-trine n’y peut atteindre ni l’entendre, vu que naturellement on ne peut excéder les bornes de nature, mais pour savoir l’esprit et la vie, il faut être en l’esprit et en la vie, ce qui est par-des-sus la nature et excède ses bornes, et par conséquent on ne le [179 ro] peut naturellement savoir. […]


    1. L’admiration aussi, comme il est manifeste, élève l’âme pource que l’admiration n’étant autre chose sinon une totale extension de l’âme, et de toutes ses forces en quelque chose hors et par-dessus sa capacité, il faut nécessairement qu’elle élève l’âme admirante, pource que telle extension d’elle-même et totale application de ses [179 vo] forces à cette volonté, cause conséquemment d’un côté une aversion des choses extérieures par une totale intraction de ses sens et forces, et d’autre part cause une parfaite inhérence et adhésion à icelle [elle] pour la comprendre, lesquelles aversion et conversion ou adhésion font cette élévation.


    1. Quant à l’humiliation, elle élève pareillement l’âme […] pource que, par telle humiliation, comme dessus est montré, l’homme se réduisant avec toute autre chose en rien, voit Dieu en toutes choses ou plutôt toutes choses être lui, et par consé-quent ne peut voir que Dieu partout, qui est la vraie élévation.


    1. Semblablement se peut-il dire de l’exultation, icelle n’étant qu’une excessive joie et liesse spirituelle, la plénière abondance de laquelle remplit totalement l’âme, et par son


  1. Jn 6, 63.


34 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


extrême douceur l’enivre de telle sorte qu’ayant oublié tout le monde, voire et [et même] soi-même et toute créature, elle demeure fichée en cette [180 vo] fontaine de joie, à savoir en Dieu, lequel a totalement saisi toutes ses forces, et tellement adouci et navré [blessé] son cœur, et pris si pleine possession d’elle, que n’ayant plus la maîtrise ni gouvernement d’elle-même, elle suit ses traces et écoute sa parole, ensuit [suit] sa doctrine, et finalement se donne entièrement à lui, et s’aban-donne totalement à son bon plaisir ; elle le suit comme l’ombre le corps, lui adhère comme l’accident à sa substance, comme la circonférence à son centre, le membre à son corps, la branche à la vigne, la partie à son tout, et ainsi est parfaitement rendue un même esprit avec lui, car [181 ro] qui adhère à Dieu, est un même esprit [avec lui] 43.


[…] Dont [d’où] il se peut voir comment cette intérieure volonté de Dieu vient non pas tout ensemble, mais petit à petit, et comme par degrés, l’âme sans cette volonté étant sem-blable au monde tout rempli et couvert des ténèbres de la nuit, et icelle [cette] divine volonté pareille au soleil et jour, lequel venant, les ténèbres s’enfuient et le monde demeure illuminé. […] Le soleil demeure si haut élevé et le jour si clair que le monde est [182 vo] élevé comme de l’abîme de ténèbres de la nuit jusques à cette si grande lumière et extrême clarté du midi, ce qui signifie le degré d’élévation, cette volonté divine apportant en fin une si grande lumière et brillante splendeur que l’âme en est élevée du gouffre des ténèbres jusques à la parfaite contemplation de Dieu, vrai Soleil, duquel étant revê-tue comme la femme en l’Apocalypse 44, et étant habillée de lumière comme d’un vêtement 45, les anges l’admirent, disant :


Qui [183 ro ] est celle qui vient s’élevant comme l’aube du jour, belle comme la lune, élue comme le soleil, terrible comme la pointe d’une armée bien dressée [rangée] 46 ?


  1. I Co 6, 17.


  1. Ap 12, 1.


  1. Ps 103, 2.


  1. Ct 6, 9.

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vii. Certains avis


1. Or il faut noter que je ne mets pas ces degrés susdits comme considérations pour méditer ou spéculer [observer], mais plutôt comme effets qu’opère cette divine volonté en l’âme, et n’adviennent tant par sa propre industrie que par l’opération et illustration d’icelle [de cette] volonté, l’âme seu-lement s’y disposant par le retranchement [183 vo] de toutes affections et passions, et par la susdite pure et déiforme inten-tion, en écoutant avec paix et repos de cœur, profond silence et tranquillité d’esprit ce divin vouloir. […]


6. Notez encore que, bien que nous disions qu’il faut sen-tir et goûter en soi-même ce divin vouloir et bon plaisir de Dieu, néanmoins ne faut-il [185 vo] jamais s’arrêter à ce sen-timent, même fondé sur l’abnégation de la propre volonté et sur ce vouloir de Dieu ; car encore qu’il soit très bon de prendre contentement et goût en l’abnégation de soi et en la volonté de Dieu, toutefois ne faut-il pas s’arrêter en ce goût ni reposer en ce contentement, ains [mais] en la volonté de Dieu. Sur quoi il faut savoir qu’en cet acte d’abnégation il y a deux choses : renoncement et contentement, à la première desquelles il faut s’arrêter, et non à la seconde. De même en l’acte de résignation en la volonté divine, il y a deux choses : la résignation et le goût qui en provient, en la [186 ro] première desquelles il faut insister, mais pour l’autre il n’y faut pas adhé-rer. Et à faute d’observer ce point et découvrir cette tromperie, j’ai connu quelques-uns bien abusés, et ce d’autant plus que cet [sic] erreur était subtil et couvert sous un spécieux prétexte d’abnégation ou résignation. […]

36 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Troisième partie [de la Règle]. « De la volonté de Dieu essentielle, parlant de la vie superéminente »


i. Que la volonté de Dieu essentielle est Dieu même ; et de la dif-férence entre icelle et la volonté intérieure.


Donc cette volonté essentielle est purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée (d’elle-même) et dénuée de toutes formes et images des choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n’est appréhendée par le sens ni par le jugement de l’homme, ni par la raison humaine, ains [mais] est hors de toute capacité et par-dessus tout entende-ment des hommes, pour ce [parce] qu’elle n’est autre chose que Dieu même ; elle n’est chose ni séparée, ni encore jointe, ni unie avec Dieu, mais Dieu même, et son essence 47. Car cette volonté étant en Dieu, il s’ensuit qu’elle soit Dieu, puisqu’en Dieu il n’y a que Dieu. […]


Donc tout en premier lieu, j’admoneste le lecteur qu’il n’ait à chercher ni contempler cette volonté essentielle sous quelques images, formes ou similitudes [comparaisons], tant spirituelles ou subtiles puissent-elles être, mais au contraire bien éloignée de telles toutes images comme indignes d’icelle, voire à elle contraires ; et montant par-dessus soi-même et tout ce qui est créé, qu’il la contemple telle qu’elle est en vérité, à savoir (comme il a été montré) l’essence de Dieu. Je réplique derechef qu’on y prenne garde, pour ce que cet [sic] erreur est commun pour la mauvaise habitude qu’a notre esprit de la contempler ainsi sous quelque forme. […]







47. Essentiel, superéminent… : supérieur. Tous ces mots se réfèrent au vocabu-laire de Ruusbroec et Harphius pour désigner les hauts degrés de la vie mystique où l’âme contemple l’essence du Divin dans une extase où les facultés humaines sont anéanties. Voir Dict. de spir., article « Essentiel » (Deblaere). Les termes se sont compliqués parce qu’on a tenté d’éviter des controverses.

Benoît de Canfield

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ii. Qu’il n’y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle, et les raisons pourquoi.


Maintenant donc, ayant vu quelle est cette volonté et la per-fection et sublimité d’icelle, il semble nécessaire que nous mon-trions le moyen d’y parvenir, moyen, dis-je, sans moyen. Car tenez pour tout assuré que nul acte, méditation, pensée, aspira-tion ou opération profitent ici, nul discours, exercice ou ensei-gnement, ni nul moyen doit ici moyenner [s’insérer au milieu] entre l’âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu.


Mais cette seule fin, sans aucun moyen, nous doit attirer à elle et nous élever à l’heureuse vision et contemplation d’icelle,


et ce selon saint Bonaventure 48 disant que : « En ce lieu, la plus excellente spéculation, comme de la Trinité ou autre, doit être laissée, suivant le précepte de saint Denys, non qu’elle ne soit bonne et noble, mais pour ce qu’il y a une plus noble capacité en l’âme, par laquelle seulement le suprême des esprits est très excellemment atteint. Et plus bas, il faut tout à fait retrancher la vue de l’entendement, pour ce qu’en cette consurrection 49, il veut toujours comprendre ce à quoi tend l’affection. Et pour ce, le plus grand empêchement qui soit est la forte adhésion de l’intellect avec la volonté, laquelle néanmoins il faut par nécessité retrancher par grand exercice ; les causes sont ou pour ce que l’intellect tâche de comprendre par fantaisie [imagination], ou par moyen circonscrit et limité.


Et encore : « Il y a autant d’impureté en cette élévation que l’entendement se mêle avec l’affection ; et tant plus que l’œil de l’entendement est totalement fermé (ce qui ne se fait que par un grand travail et exercice) et tant plus l’œil de la volonté est incomparablement, librement et éminemment élevé en ses dila-tations. » Et après : « Il faut laisser la considération et amour des choses sensibles, et la contemplation des intellectuelles, et que la volonté s’élève purement sans mélange de l’intellect, en celui


  1. En fait ces arguments (absents de l’édition Osmont) proviennent du char-treux Hugues de Balma, auteur d’une Théologie mystique longtemps attribuée à Bonaventure, et qui développe les trois voies : purgative, illuminative, unitive.


  1. Du latin consurrectio : action de se lever ensemble.

38 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


qu’elle connaît en son opération être le repos de son désir, afin qu’elle lui soit plus intimement unie. »


Car cette essence, étant toute supernaturelle, ne peut être comprise de notre sens et jugement : étant incompréhen-sible, [elle] n’est [pas] comprise par la raison ; cette essence n’est comprise que hors de nous, mais tandis que nous faisons quelque aspiration ou opération, nous sommes dedans nous. Elle n’est comprise sinon quand on est le patient, mais quand l’âme produit quelque acte, elle est l’agente. Elle est dessus nous, mais tous nos actes sont dessous nous. […]


Toute pensée ou opération, quelle qu’elle soit, est moindre que nous, mais cette essence est plus grande que nous. « Qui est attentif à plusieurs choses a moins d’attention à chacune. » Ergo 50 qui entend à 51 la créature comme à quelque moyen, acte ou opération, comprend moins du Créateur. Pour com-prendre cette essence, il faut y entendre uniquement, mais si nous faisons quelque discours, nous ne faisons pas ainsi. Elle n’est comprise sinon quand elle nous comprend et possède ; mais elle ne peut ainsi nous posséder quand nous sommes remplis de pensées ou empêchés d’actes et opérations propres. Elle est parfaitement simple et ne peut être comprise, sinon d’un esprit parfaitement simplifié.


Nulle contemplation spéculative ne peut transformer, mais l’amour seul. Quand le sens ou entendement sort pour faire quelque opération, l’âme sort quant et quant 52 vers le même objet, et ainsi est comme courbée et fléchie sous elle, et par conséquent ne peut monter par-dessus soi. Donc par toutes ces raisons ici est manifeste qu’en cette affaire, il ne faut user de moyen humain ni penser qu’on puisse parvenir à cette essence par la raison ou discours de l’entendement ; mais, au contraire, qu’il faut retrancher comme grandement nuisibles tous tels dis-cours et opérations, et totalement arrêter l’entendement. […]




  1. « Donc », en latin.


  1. Qui entend à : qui fait attention à.


  1. Quant et quant : avec, en même temps.

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Donc, par tout ce qui est dit ci-dessus, il est manifeste que les aspirations, méditations et discours de l’entendement ne profitent pas à cette union, vu que tout sens, jugement et rai-son humaine doit ici succomber à la gloire de Dieu, finalement que tout acte et opération intellectuelle doit ici être retranché. Et pour ce, je conclus qu’il n’y a nul moyen humain ou actif d’aborder cette union ou volonté essentielle. De sorte que cette essence ne peut être comprise sinon comme elle-même se donne à comprendre, ni entendue sinon comme elle-même se donne à entendre, ni vue sinon comme elle-même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse com-prendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon. Et de nous, nous n’y pouvons rien.


iii. Premier moyen. Qu’il y a un moyen sans moyen, savoir passif, non actif, tout divin, et par-dessus tout entendement, non humain, ni par les actes de l’esprit ; et que ce moyen est de deux sortes.


Bien que (comme est prouvé) il n’y a moyen humain de voir cette essence, il y en a toutefois un divin. Bien qu’il n’y ait moyen actif ou actuel, c’est-à-dire où l’homme puisse opérer ou être l’agent, il y en a toutefois un passif ou essentiel, où l’homme ne fait rien, mais est le patient ; et pour ce qu’on n’y fait rien, je l’appelle moyen sans moyen. Car eu égard à ce qu’ainsi nous parvenons à notre dernière fin, il est vraiment moyen. Mais eu égard à ce que l’âme y désiste d’opérer, il est sans moyen spirituel, vu que tout moyen spirituel importe [comporte] opération ; ou bien il se peut dire un moyen en tout divin, non humain 53, pour ce que l’Esprit divin y fait tout, et rien l’humain : Dieu seulement y opère, et l’âme ne fait que souffrir, et est immédiatement 54 unie à Dieu sans au-cun moyen (comme disent les docteurs). […]



  1. Ici, un appel à la marge fait référence à la Théologie mystique de Harphius (?-1477), le très influent « passeur de Ruusbroec », traduit en 1616 du latin en français.

  2. L’Anglais Benoît se souvient-il du Nuage d’inconnaissance ?

40 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Donc ce moyen, pour dire en bref et en un mot, ne sera autre que la continuation de cette volonté, en la poursuivant toujours sans l’interrompre, et suivant toujours son trait ou cours jà [déjà] goûté et expérimenté en la volonté intérieure, jusques à tant qu’elle nous ait menés à l’essentielle. Et ainsi, selon notre promesse, se verra clairement comme toute la vie spirituelle, depuis le commencement de la vie active jusques à la sublimité de la vie superéminente, est contenue en ce seul point de la volonté de Dieu, sans en jamais sortir, ni la laisser, ni changer, comme étant toute entièrement en elle-même le vrai commencement, parfait moyen et fin très heureuse.


Mais cette continuation se fait en deux façons, l’une par la seule influence, suave opération et très intime 55 inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l’âme, et la simplifie et consomme en elle. L’autre se fait non par cette seule opération, mais aussi par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l’âme, mais tant s’en faut qu’au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d’icelle et pour la rendre nue. […]


iv. Premier point. Quatre points principaux du premier moyen. Est l’explication du premier point.


Donc le premier moyen contient quatre points par lesquels le trait de cette volonté est suivi, continué et heureusement accompli, et consommé en la volonté essentielle. Dont le pre-mier est une très subtile connaissance de l’imperfection de sa contemplation. Le second, un écoulement de ses fervents désirs en Dieu. Le troisième, une parfaite dénudation d’esprit. Le quatrième, une continuelle proximité et proche vision de cet objet, et heureuse fin finale.


Touchant le premier, il est à savoir qu’il n’y a contemplation si haute qui ne puisse être plus sublime, ni pensée si abstraite qui ne puisse être plus dénuée, ni lumière si grande qui ne puisse



55. Nouvel note marginale citant Harphius, franciscain comme Benoît, très présent dans son œuvre.

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être plus éclairante, ni trait si fort qui ne puisse être plus violent, ni conversion si simple qui ne puisse être plus directe, ni finale-ment union si étroite qui ne puisse être plus serrée. […]

Sur quoi, il faut noter que d’autant plus subtil et illuminé qu’est l’esprit, d’autant plus subtiles et secrètes aussi faut-il que soient ses tromperies et fautes (car autrement il les connaîtrait et découvrirait). Mais en cette vie superéminente, l’esprit est grandement illuminé et subtil, et par conséquent ses fautes et tromperies très cachées et subtiles. D’où il s’ensuit que ceux-là se trompent beaucoup, qui observent en cette vie leurs im-perfections et fautes en même façon et non plus subtilement qu’en la vie active, ne se souvenant qu’à mesure que l’esprit est plus subtil, la nature se cherche plus finement et secrètement. Et ces fautes, pour sembler petites, ne sont pas pourtant un petit dommage, vu qu’ici, en la contemplation, la moindre impression du sentiment, la plus petite opération du sens, l’image la plus déliée, excepté de la Passion 56, et la plus courte distraction, empêche une grande élévation, dilatation et vol d’esprit ; et la moindre immortification, affection ou recherche de nature, empêche un grand avancement spirituel. […]


Donc, pour venir à propos, l’âme, bien qu’elle soit en grande lumière et haute contemplation, si est-ce que main-tenant elle y découvre quelques fautes et imperfections bien secrètes, lesquelles ôtées, elle suit d’un plus haut vol et d’une plus grande vitesse et légèreté le trait de son Époux, et poursuit plus essentiellement le fil de la volonté de Dieu déjà prati-quée en la première et seconde partie. Or ces fautes sont trois : la première desquelles est un trop grand bouillonnement de désirs et ferveurs de l’âme, sentant trop l’actif, empêchant la douce paix et souef [suave] repos de l’Époux en elle et son unique, entière et parfaite opération, absolu et total domaine et seigneurie en icelle ; et par ce moyen ne se laissait [l’âme] pas être parfaitement illuminée, et ne se levait pas aux spirituels et



56. Ajout pour annoncer le Traité de la Passion joint postérieurement à l’édi-tion Osmont de la Règle (chap. xvi à xx qui suivent les chap. i à xv que nous éditons partiellement).

42 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


doux baisers et chastes embrassements, ains demeurait aucu-nement [en quelque façon] courbée en elle-même.


La seconde est une secrète, subtile et inconnue image, que l’âme retient de la volonté de Dieu, qui empêche de la contempler essentiellement.


La troisième est [que] quelquefois elle ne regardait son Époux sans hésitation comme vraiment présent, et comme plus présent qu’elle-même, plus dedans elle qu’elle-même, plus elle qu’elle-même, mais comme en Paradis, ou quelque part plus éloigné d’elle qu’elle ; d’où advenait que ni la foi n’était si vive, ni l’espérance si grande, ni l’amour si brûlant, ni les familiarités si très-admirables, comme autrement elles eussent été. Je n’entends pas qu’elle découvre toutes ces fautes parfaitement devant que de venir au degré suivant, pour ce qu’à grand peine peuvent-elles être connues devant que par l’Esprit de Dieu elles soient amendées.


Et d’autant que toutes ces trois imperfections sont directement contraires aux trois points et perfections traitées aux prochains chapitres, nous en parlerons ensemblement, comme étant les uns les remèdes des autres.


v. Second point. Du trop grand bouillonnement des désirs et de l’écoulement d’iceux fervents désirs et actes en Dieu, où est mon-trée une subtile et essentielle élévation d’esprit


Nous n’entendons pas, par ce trop grand bouillonnement de désirs, blâmer ici les saints désirs qui sont en Dieu en leur essence, ou en tant qu’ils sont bien réglés, mais en tant que mal réglés, ou accompagnés de quelque circonstance empêchant leur plénitude ou plein accomplissement et déification par une totale entrée, absorbissement [absorption] et mort en Dieu. Cet empêchement est le trop grand bouillonnement, à savoir actif : je dis actif pour exclure le passif, qui est doux, sans bruit, sans actes, profond et déiforme ; mais au contraire, cet [empêche-ment est] actif, impétueux, remuant, superficiel et sentant trop l’homme, la nature et l’opération naturelle et humaine.

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Et ces deux désirs sont semblables à deux eaux dont l’une est bouillante, impétueuse, faisant grand bruit, et toutefois n’est pas creuse ; l’autre douce, sans bruit et rassise, et toutefois bien profonde. Dont ce bouillonnement des désirs, bien qu’au commencement il était bon, est ici néanmoins vicieux, et doit être retranché 57. Non qu’il faille laisser les bons désirs, mais l’imperfection d’iceux ; non qu’il les faille quitter, mais accom-plir ; ni les perdre, mais purifier, et parfaire en Dieu, comme la semence n’est pas perdue pour être jetée en son lieu, mais se change et se multiplie. […]


Là où se voit comme ceux se trompent, qui pensent qu’il faille toujours opérer et produire des fervents actes ou aspi-rations ; et encore davantage ceux qui estiment telle façon de faire la vraie union, et condamnent le contraire comme chose quasi-injuste et oisiveté vicieuse, ce qui est contraire à la doctrine de saint Denys sus-alléguée au chapitre second, le-quel ailleurs dit encore : « Il faut retrancher toutes nos opérations intellectuelles, pour nous darder [nous élancer] (comme il est convenable) au rayon superessentiel. » Le même disent tous les docteurs mystiques. Mais ceci se dira en son lieu 58.


Or l’âme, ayant trouvé cette faute et empêchement en son chemin et union, y remédie par un écoulement de ses fer-veurs en Dieu 59, non qu’elle y fasse quelque chose, mais qu’elle souffre en elle telle opération.


Cet écoulement d’ardents désirs en Dieu est un change-ment de l’amour pratique pour le fruitif, et est le final repos et parfait accomplissement des désirs en Dieu, où le désir est absorbé et changé en possession.


Ce mot « écoulement » contient deux choses, à savoir la mort et la vie, ou bien la perte et le gain, pour ce qu’en tant que la ferveur coule hors de l’âme, elle s’assoupit et meurt, s’évanouit et se perd ; mais en tant que cela se fait en Dieu,


  1. Une « explication admirable » pour Madame Guyon, qui cite tout le début de ce chap. v (Justifications, XV. « Non-désir », § 32), bien entendu sans les ajouts d’Osmont.

  2. Renvoi en marge au chap. xiv.


  1. Renvoi en marge à Harphius.

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elle s’augmente davantage, et vit plus que jamais. Et pour ce je ne dis pas « anéantissement » comme s’ils étaient anéantis en Dieu, mais un écoulement en Dieu, comme étant en lui préservés, aussi je ne dis pas une préservation des désirs, mais « écoulement » pour montrer qu’ils 60 ne sont plus sentis dans l’âme pour être subtilisés et pour la vive et suave opération de Dieu en elle, lequel change ainsi les désirs en la chose désirée 61.

Or ce changement contient trois choses, à savoir une claire manifestation de la chose désirée, un remplissement des désirs et un évanouissement de ces désirs.


Touchant la première, cette manifestation de la chose dési-rée, qui est Dieu, ne vient pas toute à la fois, mais petit à petit et comme par degrés, selon l’accroissement de notre amour. Car au commencement Dieu est dans l’âme, mais elle ne le sait point ; après, il s’y montre, mais obscurément ; en après, plus clairement, mais sous quelque ombre ; et enfin, très claire-ment, sans ombre, comme en plein midi. Tous lesquels degrés nous sont montrés aux Cantiques par l’épouse. Car le premier nous est montré quand elle dit : Je l’ai cherché, et ne l’ai pas trouvé  62. Là où on voit deux choses, à savoir que Dieu était en elle, et qu’elle ne le savait point ; l’une desquelles est prouvée par ce mot cherché puisque, comme est clair, et selon le dire de saint Augustin, elle ne le chercherait et même ne le pourrait pas chercher sans lui ; l’autre, à savoir qu’elle ne savait pas qu’il fût en elle, est claire par ce mot pas trouvé.



  1. Suppression ici des longues explications du mot « écoulement » présentes dans l’édition Osmont, dont des observations d’expérience : « Et pour autant que l’âme n’a pas de coutume et ne peut encore opérer et voir purement spirituel-lement, mais avec quelque mélange de sentiment ou aide de quelque image ou forme, de là advient qu’elle ne peut voir ni comprendre ses désirs ainsi spiritualisés, épurés et déiformes. […] Par cet écoulement, elle est merveilleusement purifiée, étendue, et totalement abstraite ; et ainsi incapable des choses concrètes. […] D’ici advient que les personnes spirituelles ne s’aperçoivent souvent de ce qu’on leur dit ou fait, ni de ce qui est à l’entour d’eux. »


  1. « Il faut que, lorsque l’âme est transformée en Dieu, tout se transforme en elle » (note des Justifications à l’« explication admirable » citée par Madame Guyon).

  2. Ct 3, 1.

Benoît de Canfield

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Le second degré de cette manifestation nous est montré quand Dieu se montre être dans l’âme, mais obscurément, et plutôt par quelques effets, comme fervents désirs et bonnes ins-pirations, que non par quelque connaissance essentielle. […]


Après cette si parfaite manifestation, ensuit le remplisse-ment des désirs, et ce conséquemment ; car à même mesure que cette manifestation s’augmente, le désir se remplit, tel-lement que, quand la manifestation est parfaite, le désir est totalement rempli. Au commencement, en ce grand et ardent désir, Dieu était, bien qu’il ne se montrât qu’obscurément ; lequel désir d’autant plus qu’il s’augmentait, d’autant plus Dieu s’y manifestait tant pour sa grande splendeur, gloire et familiarité, que pour la capacité plus grande de l’âme. Telle-ment qu’en fin, le désir étant très grand et parfait, il s’y montre parfaitement, dont l’âme, le voyant comme tout à plein en elle-même, a tout ce qu’elle demande, et son désir est tout ac-compli et est semblable au vase ou éponge qui, jetés en la mer, sont entièrement remplis, lesquels tout ainsi qu’étant pleins ne peuvent plus recevoir.


Ainsi le désir rempli et contenté ne peut plus désirer, car comme ainsi soit que nulle chose ne peut plus recevoir qu’elle en a la capacité, selon le dire du philosophe : « Tout ce qui est reçu est reçu selon la capacité de ce qui le reçoit 63 », s’en-suit que le désir ne peut plus rien désirer, étant rempli. Car comme la capacité du vase est la dimension de sa concavité, ainsi la mesure du désir est la force de son vouloir ; et comme, cette concavité étant remplie, le vase est plein, ainsi le vouloir satisfait, le désir est content, donc ce vouloir, par cette mani-festation de Dieu en l’âme, est satisfait, et par conséquent le désir rempli, tout acte particulier effectué, et toute opération consommée en sa fin.


D’où nécessairement s’ensuit le troisième point, à savoir l’évanouissement de tels désirs, actes et opérations, pour que, quand le désir est rempli, il s’évanouit et n’est plus : quand les




63. Saint Thomas, Somme théologique I, q. 75, art. 5.

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actes sont effectués, ou opérations consommées en leur fin, ils ne sont plus, car, comme le grain ayant produit le blé n’est plus, ainsi ces désirs, actes et opérations, ayant produit leur effet, à savoir la possession de Dieu, ne sont plus.


Mais, toutefois, comme le grain, bien qu’il ne soit plus en sa forme, il est toutefois bien en sa substance, ainsi ces désirs, actes, etc., bien qu’ils ne soient plus en leurs images, toute-fois ils sont en leur essence. Et comme celui-là, pour produire son effet, perd sa forme, aussi ceux-ci. Et comme la substance du grain n’est morte, mais vivante en son effet, ainsi est-il de ceux-ci, car, comme le grain se change en blé, de même le désir en la chose désirée. Et bien que le désir et les actes ne soient plus, mais sont évanouis, toutefois leur essence est conservée en Dieu, car tout ainsi que, bien que la glace s’éva-nouisse quant à sa forme, sa substance toutefois est conservée dans l’eau en laquelle elle est transmuée, ainsi les désirs, actes, etc., bien qu’ils s’évanouissent quant à leur image, leur essence demeure toujours en Dieu, où ils sont consommés.


En tel évanouissement de désirs, elle demeure plongée en l’abîme de la divinité de son tant désiré et amoureux Époux. Rien de beau ne lui manque après telle manifestation, nulle douceur ne lui défaut après tel remplissement, nul empêche-ment d’union [ne] se rencontre après tel évanouissement. Par cette manifestation, elle voit Dieu comme à découvert, en ce remplissement le reçoit en elle et par cet évanouissement toute dénuée, se conjoint à lui. Toute beauté y est montrée aux yeux de l’épouse, laquelle la ravit en admiration ; toute suavité infuse en son intérieur, qui la confit en douceur ; tous secrets quasi lui sont découverts, qui la font étonner. Rien n’est si beau que cette vision, rien si plaisant que cette douceur, rien si étroit que cet embrassement. […]

Benoît de Canfield

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vi. Troisième point. De la parfaite dénudation d’esprit


Dénudation d’esprit est une divine opération purifiant l’âme et la dépouillant entièrement de toutes formes et images, des choses tant créées qu’incréées, et la rendant ainsi toute simple et nue, et la fait capable de contempler sans formes.


Premièrement, je l’appelle « divine opération » pour exclure l’humaine, pour ce que nulle telle ne peut effectuer cette dé-nudation. La raison est que nulle opération humaine ou acte de notre esprit peut être sans formes ou images, pour ce qu’ils sont nécessairement formés et imaginés devant qu’être pro-duits. Aussi toute chose opère selon son naturel, mais toute opération humaine est imaginative. Donc elle opère par image, et par conséquent ne peut opérer cette dénudation et abstrac-tion, car, comme un contraire ne peut opérer son contraire, comme les ténèbres ne peuvent produire la lumière, le froid le chaud, la mort la vie, ni l’amertume la douceur, ainsi l’opéra-tion imaginaire ne peut effectuer celle qui est abstractive 64 et vide de toutes images.


Tant s’en faut que plus qu’on tâcherait de ce faire, et plus on s’en trouverait éloigné, car comme celui qui marcherait sur la terre molle pour la rendre unie, la ferait plus rude par les ves-tiges qu’il y laisserait imprimés, de même celui qui, par propre acte, voudrait aplanir son âme et la rendre polie et dénuée d’images, l’en remplirait davantage par l’impression des ves-tiges de ses propres actes. Et comme l’eau, plus qu’elle se meut, et plus elle est éloignée d’être calme et recoye [tranquille], ainsi plus l’âme se meut par son propre acte et plus elle est éloignée d’être abstraite. Et comme l’eau doit cesser de sa motion pour être calme et polie, ainsi l’âme doit désister de sa propre opé-ration pour être nue et abstraite.


Toutefois cette désistance, ou cessation d’opération, ne se peut faire utilement et en Dieu par l’âme seule ; ains l’opé-ration de l’Esprit de Dieu y est nécessaire pour élever et sus-




64. Abstractive : qui tire hors de soi (du latin abstractio).

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pendre ses puissances, et les faire cesser de leur naturelle opé-ration, et comme expirer en Dieu.


Là où plusieurs âmes se trompent qui, sans être élevées et attirées de Dieu, cessant de toute opération, demeurent bien en une certaine abstraction, mais ce n’est que naturelle et en leur pur esprit, l’estimant toutefois surnaturelle, jugeant une fausse et mauvaise oisiveté être l’union avec Dieu. De quoi sera parlé ci-après, chap. xiv.


En outre, je dis « purifiant l’âme, etc., et la rendant ainsi toute simple et nue, la fait capable de contempler sans images », aux-quelles paroles sont contenus deux effets de cette dénudation, à savoir purgation et illumination. Purgation pour ce qu’elle purifie l’âme de toutes images, illumination pour ce qu’elle la rend capable de voir sans icelles les choses spirituelles. Toute-fois, comme sera dit en la fin, elle ne doit jamais laisser l’objet de l’humanité et Passion de notre doux Rédempteur, lesquelles, comme elles peuvent compatir avec la vraie dénudation ou anni-hilation, sera [seront] montrée[s] aux chapitres xi, xiii et xvii.


Or cette dénudation 65, par son premier effet de purgation, particulièrement, et sur toutes autres impuretés, purge l’âme d’une très secrète image que toujours elle retenait de la volonté de Dieu, qui est la deuxième faute occulte susdite de contem-plation mentionnée au quatrième chapitre. Laquelle image était si subtile, déliée et spirituelle, qu’en la volonté intérieure jamais l’âme ne s’en apercevait, mais se persuadait que, pure-ment et sans voile ou image, elle contemplait cette volonté en son essence ; et même ne se pouvait jamais apercevoir de cette image, jusques à tant qu’elle eût été purgée, pour ce qu’elle ne peut connaître telle image jusques à tant qu’elle voie l’Esprit.


65. « …rend capable de voir sans images les choses spirituelles. La purgation se fait par le feu d’amour, l’illumination par l’inaccessible lumière de Dieu, lesquels, bien que toujours elle les opère tous deux, toutefois plus l’un en un temps ; et plus l’autre en un autre, savoir est : au commencement la dénudation opère plus en l’âme par purgation et en la fin par illumination. Le premier s’opère quand l’homme retient encore quelque chose du sien, le second quand il est tout anéanti. Or cette dénudation… » (Version primitive Osmont, remplacée par une phrase préparant le lecteur au Traité de la Passion, ajout qui n’est pas de Benoît).

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Or elle ne peut voir l’Esprit, tandis qu’elle a quelque image, pour ce qu’aussi telle image est le dernier cercle de sa capacité ou l’étendue de son esprit, et par ainsi outre icelle ne peut voir ni entendre, et ainsi n’a aucune capacité de juger de cette capacité, à savoir si elle est image ou pur esprit. Finalement, pour ce qu’une chose imparfaite n’est [pas] connue pour imparfaite à celui qui ne sait chose plus parfaite. Mais l’âme ne savait la chose plus parfaite, pour être cette image la chose la plus haute et pure qu’elle eût jamais contemplée 66, et par conséquent ne la pouvait reconnaître pour imparfaite, bien que, quand elle en a été purgée, elle ait connu l’avoir été. Si on me demande com-ment elle s’en défait, puisqu’elle ne la connaît pas, je réponds (comme dessus) que c’est par le feu d’amour, qui toutefois est opération divine, et non pas sienne, et en laquelle elle est plus passive qu’active.


Cette opération d’amour divin est si interne, intrinsèque et puissante et efficace, qu’elle opère plus vivement en elle que ja-mais elle n’avait encore senti ; et si fort est ce trait qu’il tire l’âme encore plus hors d’elle que jamais. Si ardent est ce feu d’amour qu’il consume en elle toute impureté. Et finalement, si étroite est cette union qu’elle est toute abîmée en Dieu, où toutes ses imperfections sont noyées, consumées et anéanties. […]


Voire, ayant parfaitement connu qu’il est tout et qu’elle n’est rien, et qu’en lui est toute beauté, bonté et douceur, et qu’en elle n’est rien qu’amertume de malice, elle demeure, réside et vit uniquement en lui, et rien en elle-même 67, d’où suit qu’elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu et toute Dieu, et rien en elle-même, rien à elle-même, rien pour elle-même, rien elle-même. […]









  1. Parce que cette image était la chose la plus haute et pure qu’elle eût jamais contemplée.

  2. Renvoi en marge à Bonaventure, en fait Jacques de Milan.

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vii. Quatrième point. De la proximité, ou continuelle proche vision, et assistance de la fin heureuse


Après cette dénudation d’esprit, vient le quatrième et der-nier degré de ce moyen, à savoir la proximité, ou proche as-sistance de cette Essence, qui n’est autre chose qu’une conti-nuelle présence et habitude d’union entre Dieu et l’âme son épouse, en laquelle l’âme revêtue de Dieu, et Dieu de l’âme sans se retirer, et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre ; car qui demeure en charité demeure en Dieu, et Dieu en lui 68.


Là où l’âme poursuit l’Époux avec tant de légèreté, vitesse, force et impétuosité, et court après lui avec tant d’avidité, soif et insatiabilité, lui étant conjointe par une si amoureuse inclina-tion et indissoluble adhésion qu’ils pourraient sembler le corps et l’ombre, l’âme suivant l’Agneau, quelque part qu’il aille 69, l’odeur, douceur, et beauté duquel l’ont tant fait courir après lui, l’ont tant enivrée et si violemment ravie que du plus profond de son cœur, elle s’abhorre elle-même et s’éloigne infiniment de toutes pensées d’elle-même et de tout sentiment de douceur, pour comprendre la totalité de cette substance, pour s’y plonger éternellement, s’y perdre irrécupérablement et y mourir totale-ment, et ce pour le nu amour d’icelle Essence ; et hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pen-sée d’elle-même, ou qui lui donne à savoir qu’elle est une et son Époux un autre, auquel elle désire plus que sa vie avec toutes créatures d’être fondue, liquéfiée, consumée, et anéantie.


Ici elle s’étend et reçoit cette Essence en elle, non comme un vase reçoit quelque chose, mais comme la lumière de la lune celle du soleil. Ici elle étend ses purs et candides [sincères] bras pour plus étroitement embrasser et étreindre son Époux, mais en est plus étroitement embrassée et étreinte. Ici, elle ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme ; ains [mais], au contraire, s’en trouve être heureusement absorbée et




  1. I Jn 4, 16.


  1. Ap 14, 4.

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ne sait que faire pour satisfaire à l’impétuosité de cet amour : seulement elle demeure en une pure, simple et constante conversion et adhésion à Dieu, auquel elle demeure si immua-blement fichée que (comme parle l’Apôtre 70) elle s’en revêt, car, par ce fixe regard, elle le voit seulement.


Par cette simple conversion, elle se divertit de toutes créa-tures, et par l’immutabilité d’icelle, elle les oublie toutes. Reste donc que ses puissances soient [si] uniquement occupées en lui qu’elle n’entende ni aime, ni remémore que lui ; et ainsi vraiment (comme dit l’Apôtre 71) elle le revêt et se transforme en lui. Car, comme d’un côté l’âme avec toutes ses forces est ouverte à Dieu, ainsi de l’autre côté lui, avec ses immenses douceurs, ne cesse pas de s’infondre [s’introduire] en elle. Et d’autant plus simplement qu’elle se convertit à lui, d’autant plus abondamment il s’infond et tant plus simplement elle se convertit à lui, tellement que par une merveilleuse réci-procation d’amour ils s’entre-reçoivent, s’entre-embrassent, et se possèdent l’un l’autre. D’ici donc, et de cette simple et constante conversion à Dieu, vient cette habitude d’union ou continuelle assistance de l’Essence divine.


La différence de ce degré et de l’autre de dénudation d’es-prit est principalement en tant que l’autre n’est que l’union simple, mais en celui-ci est l’habitude et continuation d’icelle.

Les causes de cette continuation sont lumière et amour. Car non seulement elle trouve ici que Dieu est en elle, mais aussi qu’il n’y a rien en elle que lui. Tellement qu’elle a tant habité en l’abîme de son rien et le connaît si bien que, par même moyen, elle voit que le même est de toutes autres choses qui, pour sembler quelque chose, lui causaient ténèbres. Et avec cela cette connaissance est confirmée et pratiquée par l’amour, qui est si fervent et si attrayant qu’il ravit, liquéfie et fond l’âme en telle sorte qu’étant par icelui absorbée, engloutie et liquéfiée en Dieu, toutes les autres choses sont semblablement fondues, liquéfiées et anéanties.



  1. Rm 13, 4 ; Ep 4, 24.


  1. Ep 4, 14.

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D’où arrive (comme est dit) qu’elle ne peut voir autre [chose] que Dieu ; et d’autant que ces causes sont habituelles, leur effet l’est pareillement, car cette annihilation est si parfaite et habituelle en l’âme en ce degré ici que, toutes choses ré-duites à rien, elle demeure en l’oraison, comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité [rien 72], sans pouvoir bien voir ni comprendre chose aucune, ni même elle-même, quand elle y est parfaitement ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière.


Or en cette lumière est aussi l’amour (non comme une autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu’elle ne cause nul mouvement dans l’âme qui puisse empêcher cette sérénité, ains [mais] au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu’elle se fond, liquéfie et s’évanouit davan-tage, et sa tranquillité et sérénité en est augmentée.


Cette vaste solitude de nihilaité est cette solitude de laquelle l’Époux dit : Je la mènerai en solitude et parlerai à son cœur 73.


Et d’autant que cette immense spaciosité de nihilaité lui est maintenant comme habituelle pour en avoir vu le fond par expérience, et pareillement cet amour pour être fondue et transformée en icelui, de là advient que leur effet est comme continuel, à savoir l’habitude d’union, ou continuelle assis-tance, et proche vision de cette Essence.


Et ainsi est chassée la dernière susdite faute secrète de contemplation mentionnée au quatrième chapitre, qui était que quelquefois l’âme ne regardait pas son Époux comme vraiment présent et plus présent qu’elle, plus dedans elle qu’elle-même, plus elle qu’elle-même, mais comme en Paradis ou en quelque lieu plus éloigné d’elle qu’elle ; car toute cette imperfection est ici corrigée, attendu que, par ce degré, l’âme a découvert en elle et expérimentalement goûté comme son Époux est plus dedans elle qu’elle-même et que, par ce degré



  1. Rien convient mieux que néant, nullité ; Lexique [O].


  1. Os 2, 14.

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de continuelle et habituelle union, elle s’y exerce toujours sans en plus douter ni hésiter.


De sorte qu’une telle âme vit toujours en lumière, toujours avec l’Époux céleste sans que les ténèbres, la mort ou le diable lui puissent nuire ou s’approcher d’elle ; ains [mais] le diable sortira de devant ses pieds ; la mort s’enfuira devant sa face et les ténèbres ne seront obscurcies de toi, et la nuit sera éclaircie comme le jour : telles que sont les ténèbres, telle est la lumière 74 ; les ténèbres (des œuvres extérieures) ne seront pas obscures avec toi, et la nuit (de la vie active) sera illuminée comme le jour (de la vie contemplative) ; ses ténèbres seront tout ainsi comme sa lumière.


Et voilà la vraie vie active et contemplative non pas séparées comme quelques-uns pensent, mais jointes en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi contempla-tive, ses œuvres extérieures intérieures, corporelles spirituelles et temporelles éternelles, faisant ainsi de deux choses une 75.


viii. Second moyen. Que ce moyen n’est autre chose que la volonté de Dieu, manifestée par l’annihilation, laquelle a deux points, connaissance et pratique, et du premier point.


Ce second point 76 est (comme dessus est dit) plus éloigné du sentiment, plus supernaturel, plus nu et plus parfait que l’autre. Car là où l’autre opère nuement et supernaturelle-ment, alors seulement, ou au moins principalement, quand l’âme est tirée hors d’elle par la force du susdit actuel trait de la volonté de Dieu, celui-ci le fait aussi quand tel trait n’est si actuel, mais virtuel. L’autre moyen est spirituel, nu et superna-turel, alors que l’âme est élevée et dénuée, mais cestui-ci quand on est même extérieurement empêché des images et occupé ès affaires, ce moyen rendant les choses extérieures intérieures, corporelles spirituelles, et naturelles supernaturelles.





  1. Ha 3, 5 ; Ps 138, 12.


  1. Ep 2, 14.


  1. Moyen (Osmont, en accord avec le plan annoncé).

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Mais ici premièrement, j’avertis que ce moyen doit être bien entendu, et qu’il n’est pas convenable à ceux qui ne sont bien illuminés et qui ne l’entendent très bien.


Or ce moyen-ci ne sera autre que le commencement et la fin, à savoir cette volonté de Dieu, laquelle (comme est dit) il ne faut jamais laisser, et sera ici ce point manifesté par un autre, son contraire, à savoir de l’annihilation, à ce qu’ainsi les deux contraires se découvrent et se manifestent mieux l’un l’autre 77.


Donc pour être uni à cette volonté essentielle, il la faut tou-jours voir ; pour la toujours voir, il ne faut rien voir qu’icelle ; pour ne rien voir qu’icelle, il faut savoir qu’il n’y a rien qu’icelle et vivre selon ce savoir.


Deux points donc sont requis en affaire, savoir est de connaître qu’il n’y a rien que cette volonté et de pratiquer cette connaissance, lesquels deux points seront tout le sujet de ce deuxième moyen, et seront parfaits et accomplis seulement par et en cette volonté sans en jamais sortir.


Donc, touchant le premier, cette volonté nous montrera et enseignera qu’il n’y a rien qu’elle, et ce très facilement et clairement, si considérons qu’est-ce que c’est. Car puisqu’elle n’est autre que Dieu même, s’ensuit qu’il n’y a rien qu’elle. Que cette volonté est Dieu même, a été montré au premier chapitre, et qu’il n’y a rien que Dieu ; maintenant convient à le déclarer, qui est chose si évidente que tant la raison et phi-losophie que les docteurs en théologie, comme aussi la sainte Écriture et les exemples nous le montrent.


Car premièrement la raison nous dit que nous ne pouvons être que rien (comparés à l’être de Dieu indépendant) puisque Dieu est infini ; car si nous étions quelque chose, Dieu ne serait pas infini, car là son Être aurait fin où le nôtre commencerait.






77. Les chap. iv à vii et viii à xv s’opposent s’il s’agit de l’exposé objectif d’union avec Dieu suivi de celui, subjectif, d’annihilation, c’est-à-dire des aspects positifs puis négatifs de la vie suressentielle (Mommaers cité par [O], no 3).

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En outre, l’Être et le bien est une même chose 78 ; si donc l’homme a l’être, il est bon ; mais il n’est pas bon, car il n’y a personne qui soit bon que Dieu seul  79 ; ergo, il n’a pas l’être. […]


Les philosophes aussi savaient cette vérité, quelques-uns assurant qu’il n’y a qu’un Être qui fût vraiment Être. Les doc-teurs aussi affirment le même, car saint Bonaventure et saint Jérôme disent que « Dieu seul est vraiment, à l’essence duquel notre être étant comparé n’est pas 80. »


Davantage, l’Écriture prouve le même, car quand Moïse demanda à Dieu qu’il dirait à Pharaon qui l’aurait envoyé, il répondit qu’il dit : Celui-là est qui m’a envoyé  81, et au Cantique de Moïse : Voyez que je suis seul  82. Et en l’Évangile il est écrit : Je suis qui me donne témoignage de moi-même, et : Je suis, ne crai-gnez point  83. Et en un autre endroit est écrit : Je suis qui suis 84. En tous lesquels passages il y a une grande emphase en ce mot : Je suis. Saint Paul aussi, après avoir parlé de la grandeur du Fils de Dieu, vient à dire : Il s’est anéanti soi-même, ayant pris forme de serviteur, fait à la semblance des hommes, et trouvé en figure d’homme 85. Que si le Fils de Dieu pour s’être fait homme s’est anéanti et fait rien, donc l’homme n’est rien.


Exemples ou figures de ceci étaient montrés en l’appréhen-sion de Notre Seigneur, où incontinent qu’il dit : Ego sum 86, tous ses ennemis tombèrent par terre à la renverse, nous enseignant que, quand il est question de l’être de Dieu, tous les autres êtres tombent à la renverse, s’anéantissent et ne sont plus. Où il y a cinq choses à remarquer touchant cette chute à la renverse.



  1. Fréquente affirmation aristotélicienne chez saint Thomas.


  1. Mc 10, 18 : Mais Jésus lui dit : « Pourquoi m’appelez-vous bon ? Il n’y a que Dieu seul qui soit bon » (trad. Amelote, 1688). (Aussi saint François appelait-il « Jean » son médecin, dont le nom était Bonjean.)


  1. Citation fausse, v. note 9, [O].


  1. Ex 3, 10.


  1. Dt 32, 12.


  1. Jn 8, 12 ; Mc 6, 13.


  1. Ex 3, 14.


  1. Ph 2, 7.


  1. Jn 18, 5.

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Premièrement, qu’ils ne pouvaient aller plus avant, montrant que, quand Dieu demande son droit d’être infini, notre être, qui par orgueil s’avance et s’agrandit, ne se peut plus avancer.

Secondement, non seulement ils ne purent s’avancer, mais tombèrent à la renverse, nous enseignant que, quand la vérité est connue, non seulement notre être ne se peut avancer, mais aussi se désavance et va en arrière, car ils ne tombèrent pas devant, mais en arrière, comme la fausseté non seulement ne s’approche point de la vérité, mais aussi s’enfuit d’elle comme la cire se fond devant la face du feu 87.


Troisièmement, est à noter que non seulement ils ne s’avançaient pas et allaient en arrière, mais aussi tombaient par terre, montrant que l’Être de Dieu non seulement fait que notre être orgueilleux n’aille en avant et qu’il aille en arrière, mais aussi qu’il tombe en bas, à savoir en son non-être, et s’anéantit du tout.


Quatrièmement, est à considérer que ceux-là étaient ses ennemis, et qu’ainsi sont tous ceux qui par orgueil veulent anticiper sur l’Être de Dieu.


Finalement, non seulement ils étaient ses ennemis, mais aussi l’allaient appréhender, garrotter, lier, ôter ses forces et le mettre à mort pour prouver et avérer qu’il n’était pas Dieu, et de même font spirituellement ceux qui veulent avoir l’être auprès de l’être de Dieu.


Si ici on me demande : « Qu’est-ce donc la créature ? », je réponds qu’elle n’est qu’une pure dépendance de Dieu. Si derechef l’on me demande : « Qu’est-ce que c’est que cette dépendance ? », je réponds que c’est une telle chose qui ne se peut expliquer par parole, mais par quelque similitude l’on en peut savoir quelque chose. Donc la créature est telle envers Dieu que sont les rayons envers le soleil, ou la chaleur envers le feu, car comme ces choses-là dépendent si entièrement de leur origine que sans le soutien et continuelle communication de lui, elles ne pourraient subsister, ainsi la créature dépend



87. Ps 67, 3.

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si totalement du Créateur que sans sa continuelle manuten-tion [conservation dans le même état] elle ne pourrait être. Et comme ces choses se doivent référer entièrement à leur origine, comme les rayons au soleil et la chaleur au feu (selon la maxime : « Tout être qui est tel par participation est référé à l’être qui est tel par essence »), ainsi la créature se doit référer entièrement au Créateur. Et par conséquent, comme tout ce qui est aux rayons et chaleur ainsi référés, est le même soleil et feu, de même tout ce qui est en la créature est le même Créateur. Et pour ce tout ainsi qu’incontinent que le soleil se cache et se retire, les rayons ne sont plus, de même, si Dieu se cachait et se retirait de la créature, elle s’évanouirait. Mais comme les rayons et chaleur (bien que tout ce qui est en eux soit soleil et feu) néanmoins ne sont pas essentiellement soleil et feu, considérés en eux-mêmes, ains [mais] une certaine dépendance ou étincelle d’iceux, ainsi la créature, bien que tout ce qui est en elle soit Dieu, toutefois elle n’est pas Dieu, considérée en elle-même.


Si on me dit que la créature, si elle est une dépendance de Dieu, donc elle est quelque chose, je réponds qu’elle est et qu’elle n’est pas, tout ainsi comme ces rayons et cette chaleur ; car si on regarde les rayons sans voir le soleil, ou la chaleur sans voir le feu, ils sont ; mais si on regarde le soleil même ou le feu, il n’y a plus de rayon ni de chaleur, mais tout est soleil et tout feu. Ainsi si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n’y a plus de créature 88, car comme le soleil s’attribue et s’approprie tous ses rayons comme lustres issus et sortis de lui, et comme il les révoque à leur ori-gine, sa grande lumière les absorbe, annihile et rédige [réduit] en rien, de même le Créateur s’attribue et s’approprie la créa-ture, comme quelque étincelle sortie de lui et la révoque à soi comme à son centre et origine, et en son infinité l’annihile et réduit à rien. Voilà donc comme la créature est quelque chose





88. Hardiesse qui justifie une longue note d’Orcibal évoquant Eckhart. Can-field s’exprime dans ce chapitre sans laisser paraître le vécu mystique qui cependant en est la base.

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considérée à part, mais rien considérée en l’immensité de Dieu et son être infini, auprès duquel elle n’est point.


Donc d’autant qu’ici est question de trouver Dieu et cette infinie Essence, il ne faut [pas] considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme. Et voilà donc succinctement prouvé que Dieu est toutes choses, et qu’il n’y a rien que lui, qui est le premier point. Maintenant donc est à parler du second, qui est touchant la pratique de cestui-ci.


ix. Que l’homme est la source de tout erreur et du trop grand avancement de l’être des créatures, et ce par ces ténèbres, et non par son être ; lesquelles ténèbres annihilées, tout cet erreur [sic] est aboli ; que telle annihilation ne peut être active, ains passive.


Ayant donc par le premier point trouvé qu’il n’y a rien que cette volonté essentielle, et qu’elle est tout, il faut voir par le second la pratique de ceci, à savoir comment il faut vivre en cet anéantissement, nihilaité des créatures, et continuelle contemplation de ce Tout. Car il y a beaucoup à dire entre cette connaissance et la pratique, voire tant qu’il s’en trouve beaucoup qui ont l’une, mais peu qui font l’autre, car beau-coup vous diront qu’il n’y a que Dieu, mais presque personne ne pratique ce qu’il dit.


Or je ne trouve moyen si convenable que la même Volonté, sans la laisser aucunement. Donc quiconque veut ôter tous empêchements et entre-deux entre Dieu et soi, quiconque veut continuellement demeurer en la sublime contemplation, fina-lement quiconque veut sans cesse adhérer uniquement à Dieu et étroitement embrasser l’Époux, qu’il mette tout en premier lieu ce stable fondement, et qu’il se fie à l’immobilité, fermeté et vérité d’icelui, à savoir qu’il n’y a rien que Dieu ; puis qu’il en poursuive la pratique, en se tenant toujours en cet abîme, y faisant sa demeure, et le contemplant toujours ; et ceci par la mort ou annihilation de soi-même comme lui étant le seul

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empêchement de ceci ou la racine d’où bourgeonnent, la source d’où sourdent et la fontaine d’où coulent tous les autres 89.


Car les choses en elles-mêmes sont telles qu’elles sont, et non plus ni moins qu’elles sont en vérité, ni autres que Dieu les a faites, tellement que si elles avancent trop leur être, anticipant sur celui de Dieu et occupant sa place, cela ne vient pas d’elles, mais de nous. Et pour ce elles ne doivent [pas] mourir ou être annihilées (de quoi aussi n’avons pas le pouvoir), ains [mais] nous-mêmes, de quoi nous avons la puissance. […] Mais d’au-tant que nous-mêmes, à savoir le corps et l’âme, sont en même rang que les autres choses, ayant tel être et ni plus grand ni plus petit d’eux-mêmes 90, que Dieu leur a donné, s’ensuit que la faute de leur trop grand avancement d’eux-mêmes ne vient pas d’eux comme tels ; mais l’anticipation, tant de leur être que de celui de toutes créatures sur l’Être de Dieu, vient du péché, ténèbres et ignorance ; et pour ce il ne faut pas tuer et annihiler le corps, ni l’âme, ni autre chose, ce que ne pouvons pas faire, mais le péché, ténèbres et ignorance.


Or ce péché, ténèbres et ignorance ne savent pas s’annihiler, pour n’avoir aucune lumière, ni ne le peuvent pas faire pour n’avoir aucune puissance, ni ne le veulent faire pour n’avoir aucun amour, mais au contraire s’en vont toujours s’augmen-tant. L’homme aussi, auquel ils demeurent comme une même chose avec lui, ne le sait pas faire pour ce que ces ténèbres l’ont aveuglé, ni le peut pour ce que cette impuissance l’a affaibli, ni le veut pour ce que cette malice l’a endurci. Reste donc cette seule Volonté essentielle qui est Dieu même, pour faire ce chef-d’œuvre d’annihilation : là est la lumière qui sait, la puissance qui peut. Et la charité veut anéantir ce péché, ces ténèbres et cette ignorance, lesquelles anéanties, tous les entre-deux entre Dieu et nous, qui en dépendent comme de leur origine, sont par conséquent annihilés.






60 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Mais à ce que cela se puisse effectuer en nous par cette Volonté essentielle, il faut quelque disposition de notre côté, disposition, dis-je, non remote 91, telle qu’est celle de la vie active 92, où on faisait le bien et chassait les tentations et imper-fections en l’objet de la volonté extérieure, savoir pour ce que Dieu le veut ; mais une disposition proche, telle qu’est due en cette vie-ci, où il le faut faire en l’objet de la Volonté essen-tielle, savoir est pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, et à ce qu’il puisse être, vivre, et régner en nous, comme est de droit. Car, par là, se voit que cette disposition doit tendre au total anéantissement de soi, à ce que ce Tout puisse unique-ment être. Et pour tendre à cet anéantissement, il faut anéan-tir et faire cesser sa passion ou affection et actes imparfaits d’esprit, par et en la fixe vue de ce Tout qui les engloutit par son infinité et très vraie présence. Car cependant que l’âme demeure ainsi fichée en cette Essence, détournée de la créature et convertie à son Époux, la tentation ou passion et tous mou-vements imparfaits d’esprit d’un côté se diminuent, lâchent leur prise et s’évanouissent, et de l’autre côté la bonté infinie se montre tellement à elle, la possède, vivifie, attire et conjoint à soi de telle sorte qu’elle demeure plongée en l’abîme de cet Être infini.


Or laissant à part ces passions, affections et tentations plus grossières et palpables, pour être assez connues et pour ap-partenir à la vie active, nous parlerons ici des actes imparfaits d’esprit et mouvements intérieurs déréglés, lesquels, en notre intérieur et contemplation, sont si secrets, subtils et déliés que peu de personnes s’en aperçoivent, et ainsi le dommage qu’ils


  1. Remote : éloignée.


  1. La fin du chapitre est profondément modifiée par rapport à l’édition ori-ginelle Osmont. Cette dernière donne une « règle pour découvrir les imparfaits de contemplation », dont nous extrayons le passage suivant : « Tout mouvement et tout acte de l’âme est ici imperfection. La raison est qu’ils sont contraires à cette mort et annihilation totalement nécessaire à la contemplation supernaturelle. Car tout ce qui a mouvement ou action est en vie et n’est pas mort, et tout ce qui se mouve [meut] ou fait quelque chose est quelque chose, et par conséquent n’est pas annihilé. / Mais d’autant que ces actes, ou mouvements en ce degré sont si secrètes, que presque jamais on s’en aperçoit… »

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infèrent à l’âme est d’autant plus grand que moins elle y met ordre, pour lui être inconnus. Et pour cette cause nous en apporterons quelques-uns, et quant et quant déclarerons leur imperfection selon cette Règle avec leurs remèdes.


x. Des empêchements de cette annihilation, et de très subtiles et inconnues imperfections de contemplation


La première de ces imperfections subtiles et inconnues en cette vie superessentielle est de contester ou combattre contre les pensées superflues et distractions, et la raison est pour ce que par telles contestations, les pensées s’impriment plus fort dans l’esprit. Car comme ainsi soit que la volonté qui aime ou hait une chose, réveille l’intellect pour comprendre, et la mémoire pour souvenir d’icelle, il s’ensuit que la volonté hait et s’émeut contre ces pensées, d’autant plus sont-elles comprises de l’entendement, et remémorées par la mémoire, et plus imprimées dans l’esprit ; voilà pourquoi il ne faut pas s’émouvoir ni contester contre les pensées et distractions. Une autre raison est que d’autant plus qu’ainsi on conteste, d’autant plus y a de mouvements et actes dans l’âme, et ainsi d’autant plus est-on plus éloigné (selon notre règle) de cette mort et annihilation, puisque d’autant plus qu’on fait, d’autant plus on est.


Le remède de cette imperfection de contestation est son contraire, à savoir mépris de telles pensées et distractions, et l’annihilation de soi-même en cet abîme de lumière et vie où [soi-même] étant anéanti, les pensées conséquemment s’éva-nouiront. Car le même abîme qui annihile la personne noie aussi ces distractions. Et ne faut faire de différence entre le sentir et non-sentir de ces pensées, ains [mais] se tenir tou-jours ferme et assuré en son rien, et laisser combattre son Tout, à savoir cette volonté essentielle, son Dieu. Et cette sorte de procédure (je ne dis combat) se doit observer en cette vie supe-réminente contre toutes tentations.


Une autre imperfection en cette vie est d’attacher son esprit à quelque exercice particulier, pensant qu’il soit nécessaire d’achever telle ou telle pratique devant que se laisser tirer plus

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haut. La raison est pour ce qu’ainsi on est propriétaire de soi-même et de son exercice, tellement qu’on n’est pas libre pour s’abandonner totalement à l’Époux et suivre son trait 93, ni se dénuer comme est nécessaire pour le contempler et pour le recevoir pleinement et à toute heure en soi. Bref, on est ainsi quelque chose, ce qui est contraire à l’annihilation, sans laquelle ne se peut avoir la transformation. Donc il faut être libre sans telle particularité d’exercices, à telle fin que sans au-cun empêchement, ce grand Tout nous puisse attraire, absor-ber et annihiler, et ainsi nous transformer en lui.


En outre, est ici imperfection de retenir quelques formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, soit de la volonté de Dieu ou de la divinité, soit de sa puissance, sapience, ou bonté, voire soit de l’unité, Trinité ou de l’Essence divine, ou même de cette volonté superessentielle, pour ce que toutes telles images, pour déiformes qu’elles puissent sembler, ne sont pas Dieu même, qui n’a nulle forme ou image quelconque, où saint Bonaventure dit : « Il ne faut pas en ce lieu penser aux choses qui appartiennent aux créatures, même des Anges, ni encore de la Trinité, pour ce qu’on doit parvenir à cette sapience par le désir d’affection, et non par quelque méditation 94. »


J’excepte 95 toujours en cet endroit l’image de la sacrée Pas-sion de Jésus-Christ, laquelle je tiens pour moi devoir être tou-jours devant les yeux de notre âme, voire en cette troisième partie, comme le comble de perfection, où on voit en cette image la dénudation, en ce corps l’esprit, en cet homme-Dieu ensemblement en une simple vue, non séparément, comme ordinairement on fait : chose incompréhensible selon la seule raison, comme est l’Incarnation, et de croire que le même Dieu, qui est esprit, soit aussi vraiment corporel, et que l’im-mortel soit mortel ; et pour bien pénétrer et contempler ces merveilles en la Passion, il faut bien pénétrer l’autre de l’Incar-



  1. Trait : au figuré, ce qui touche l’âme, le cœur.


  1. En réalité d’Harphius, Éden, chap. viii. Note 10, [O].


  1. Ce paragraphe et le suivant qui annoncent l’adjonction du Traité de la Pas-sion sont bien entendu absents de l’édition Osmont.

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nation, et pour bien profonder le mystère de l’Incarnation, il faut venir à cette pratique de la Passion. J’excepte aussi les images qui sont les vifs miroirs où on voit cette même Passion, à savoir nos propres soufrances, douleurs ou mortifications, lesquelles il faut porter en l’union de cette Passion, agonisant ainsi avec le doux Jésus, et ce avec grande avidité, sans nulle-ment les rejeter. Mais de ceci je parlerai ci-après. Et pour cette pratique des images de la Passion, sert l’annihilation active, enseignée au chapitre prochain.


Il faut donc ici se hâter de se dépêtrer de toutes autres images, tant subtiles que grosses, à celle fin que l’âme nue puisse voir Dieu son Époux nu, ce qui se fait uniquement par cette annihilation et mort, pour ce que si on est quelque chose, on a quelque image, aussi pour autant que si on vit, on agit, et tout acte a image. Or cette annihilation ne se peut faire, mais la peut-on seulement souffrir ; même si on y pensait opérer et faire quelque chose, on s’en trouverait autant plus éloigné qu’on y aurait opéré, pour ce que d’autant plus qu’on opère, d’autant plus et on vit et est ; et d’autant plus on vit et est, et d’autant plus est on éloigné de la mort et non-être. Et pour ce il n’y faut rien faire, mais tout ce que nous y pouvons contribuer est de cesser de faire, et d’arrêter et assoupir notre opération, et permettre que cestui-là qui vit, nous fasse en lui mourir, et [lui] qui est, nous fasse voir en lui notre non-être.


Davantage, c’est une imperfection de désirer l’union sen-sible, comme font beaucoup, sans s’en apercevoir pour ne la connaître pas. Car bien qu’explicitement ils ne cherchent telle union sensible, encore implicitement ils le font, témoin de quoi est qu’ils ne sont jamais en repos qu’ils n’aient quelque sentiment d’union ; d’où advient qu’ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme, sans pouvoir atteindre à la pure et nue contemplation et, comme enfermés dans le pourpris 96 de nature et enclos et circuit du sens, ne peuvent sortir hors d’eux-mêmes aux choses supernaturelles, ni connaître comme Dieu est, purement esprit et vie ; et bien que quelquefois



96. Pourpris : enceinte, habitation.

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l’esprit voudrait faire quelque sortie généreuse dehors, le sens l’empêche, qui ne veut être sevré de la mamelle de sensible consolation, ains comme un animal va toujours béant après sa pâture, et hennissant après son avoine, et ainsi ne cesse qu’il n’ait abattu par son importunité l’esprit élevé.


Remède de quoi est de changer cette sensibilité en nu amour vide de tout sentiment, qui est stable, perdurable et toujours de même, sachant que Dieu n’est nullement sensible ni aucu-nement compris du sens, mais est un pur esprit. Car qui consi-dère bien ceci, verra quelle folie c’est de se vouloir unir à celui la nature duquel est infiniment plus pure que celle des anges, par le moyen du sens qui lui est commun avec la nature des bêtes ; ce que quand on aura bien vu, on permettra facilement que cet Esprit et vie amortisse et anéantisse notre sens et mort.


Plus est une imperfection de chercher quelque assurance ou connaissance expérimentale qu’on est uni. Et celle-ci est aucu-nement 97 semblable à la précédente, mais plus subtile. Car en celle-ci on se persuade et même proteste qu’on ne demande ni recherche consolation sensible, mais seulement de s’unir à Dieu en esprit, bien que de vrai on la cherche ; ce qu’appert 98 en ce que l’on n’est [pas] content, et même qu’on doute si on est éloi-gné de Dieu, jusques à ce qu’on n’ait eu quelque illumination particulière ou connaissance expérimentale, pour acertener 99 qu’on est uni. En quoi l’on fait beaucoup de fautes, car pre-mièrement on n’a pas une ferme confiance, ains une défiance en Dieu ; secondement, on ne l’aime pas d’un nu amour, ains par le sensitif ; troisièmement, on bâtit sur le sable et se fie aux sens, et s’y arrête-t-on comme sur un bon appui. Et finalement cela fait qu’on ne peut jamais sortir hors de sa terre et de soi, ni s’abandonner du tout entre les mains de Dieu.


Donc, pour obvier à ce mal, il ne faut jamais chercher assu-rance expérimentale, c’est-à-dire quelque lumière perceptible des sens, ni qui y donne quelque élancement ni le moindre at-



  1. Aucunement : en quelque façon.


  1. Ce que l’on constate.


  1. Acertener : informer d’une façon certaine.

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touchement, mais s’unir à Dieu par une vive foi et nu amour, ce qu’infailliblement se fera quand on aura permis que cet in-fini Être nous ait réduits à rien. Car n’étant plus nous-mêmes, nous ne nous fierons plus en nous-mêmes, ains voyant que Dieu est tout et partout, serons unis parfaitement à lui.


Sixièmement, en cette vie essentielle, est une imperfection d’élever son esprit comme voulant trouver Dieu ailleurs et plus haut que dans nous-mêmes, pour ce qu’il y a un aveugle-ment qui ignore que déjà l’esprit est là où il demande, à savoir en Dieu, et Dieu en lui, là où l’âme délivrée de tel aveugle-ment voit qu’elle est et vit plus en Dieu qu’en elle-même, et Dieu plus en elle qu’elle-même. Il ne faut 100 donc pas faire tel acte d’élèvement d’esprit, mais demeurant en son rien et en ce Tout, et comme ayant déjà ce qu’on demande, on la doit contempler et continuellement embrasser.


Septièmement, il se faut garder d’une très subtile tromperie par le moyen d’une image très déliée qui arrive quand l’âme ayant assez bien quitté et perdu les images de toutes les choses qu’elle a jamais vues, ouïes ou connues, elle tâche à contempler Dieu comme grand, large, spacieux et étendu d’une immense extension, employant toute sa capacité à comprendre cette sorte de grandeur, et est bien aise quand elle le peut ainsi voir, et même pense que si ainsi elle ne le voit, que sa contemplation ne le vaut guère, et tâche en cette manière de voir son infinité, ne s’apercevant pas que cette sorte de grandeur est une grandeur matérielle et non pas la grandeur de Dieu, qui est spirituelle et bien éloignée de celle-ci, laquelle n’est qu’une forme ou image composée plutôt par l’âme que par la vérité même. Et bien qu’en la volonté intérieure de la seconde partie, cette subtile image fût profitable, toutefois ici on doit voir Dieu plus essentiellement, et ce par lui-même et notre total anéantissement.



100. « …qu’elle-même. / Et non seulement cet acte procède d’aveuglement, mais aussi cause davantage d’aveuglement pour deux causes. Premièrement, pour ce que par cet acte l’homme est davantage en soi, et ainsi plus éloigné de Dieu, la lumière laquelle, étant en lui et lui cependant la cherchant comme plus éloignée de lui que lui, il s’ensuit qu’il soit plus éloigné de lui que devant. / Il ne faut… » (Osmont.)

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Et pour ce que le dévot lecteur n’oublie en ces imperfec-tions tant passées que suivantes, de quoi et de quel état nous parlons, à savoir de la contemplation en la vie superéminente, où les fautes et empêchements sont fort déliés et passent pour bon paiement, et sont reçues comme bonnes étoffes à ceux qui n’y regardent de près. […]


Huitièmement, est contre la perfection de cette vie de chercher Dieu autrement que par une simple ressouvenance, comme au chapitre xii sera montré. La raison est que la re-cherche présuppose l’absence, puisque jamais l’on ne cherche ce qu’on a déjà présent, comme cette contemplation ici pré-suppose avoir Dieu : cette imperfection vient à faute de foi, ne voyant [pas] qu’on a ce qu’on cherche. Et non seulement elle vient des ténèbres, mais aussi cause des ténèbres, et le même chercher fait qu’on ne peut pas trouver.


Toutes choses ont leur temps, dit le Sage 101. Il y a un temps de chercher et un temps de trouver, un temps de semer et un temps de cueillir ; et tout ainsi que celui qui voudrait toujours semer et tourner la terre ne pourrait jamais cueillir, de même celui qui voudrait toujours chercher Dieu par la vie pratique, ne le pour-rait jamais trouver, et en jouir en la fruitive. Car la cause même étant mal ordonnée et déréglée, non seulement ne produit pas son effet propre, mais aussi cause un effet contraire : comme de toujours semer non seulement ne produit du fruit, ains cause au contraire stérilité, ainsi est-il de cette recherche de Dieu. Mais de ceci est amplement traité au chapitre v.


Le remède de quoi est de trouver et de posséder Dieu par la perte et anéantissement de soi-même en une simple res-souvenance de lui.


Neuvièmement est ici imperfection de désirer Dieu comme s’il était absent, et ce pour semblables raisons que dessus. Car ce qui est en désir n’est pas en possession ni fruition. Mais en cette vie essentielle, Dieu se donne en possession et fruition suivant notre portée, et pour ce, ne le doit-on désirer comme



101. Qo 3, 1.

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absent, mais en jouir comme présent. En ce désir est aussi un acte empêchant la totale annihilation, de quoi est naïvement parlé au cinquième chapitre et est fort utile à voir.


Dixièmement est imperfection (comme dit saint Bona-venture 102) de penser en Dieu par pensée imaginaire, pour ce qu’on ne le doit, et pour ce qu’on ne le peut faire. On ne le doit pour ce que c’est un acte qui est contraire à l’annihilation. On ne le peut pour beaucoup de raisons alléguées au second chapitre qui sont profitables à voir ; comme pour ce que Dieu est du tout surnaturel, mais la pensée est chose naturelle ; Dieu est plus grand et par-dessus nous, mais notre pensée est moindre et dessous nous, etc. Il faut donc le contempler, et non pas penser en lui imaginairement.


Onzièmement, c’est imperfection de jeter un regard en Dieu autre que la simple ressouvenance de lui comme s’il était ailleurs et non dans l’âme, et l’âme aussi en lui, ainsi que le poisson dans la mer, et l’oiseau dans l’air, au respect duquel le regard de l’âme doit être comme le patient, demeurant en son rien, c’est-à-dire que ce regard de l’âme doit être tiré hors d’elle par cette divine beauté, et non envoyé de l’âme. Car tout ainsi que le soleil frappant sur quelque corps diaphane ou transparent comme l’eau, la terre et le cristal, attire une réciproque splendeur vers lui, ainsi Dieu qui jette les rayons de son regard sur l’âme, attire vers lui un réciproque regard. Mais comme cette réciproque splendeur de l’eau et du cristal ne vient pas d’eux seulement ni de leur vertu, mais principale-ment du soleil, ainsi ce regard parfait ne vient pas principale-ment de l’âme, ni par quelque acte sien, ains [mais] de Dieu. Et comme cette splendeur n’est pas splendeur de l’eau, ains du soleil, laquelle pénétrante et clarifiante l’eau retourne vers le soleil, ainsi la lumière de ce regard n’est de l’âme, ains de Dieu et, étant Esprit, vie et clarté, pénètre et clarifie l’âme, et ainsi s’en retourne à Dieu, et quant et quant tire l’âme avec lui, laquelle ainsi est faite une même chose avec Dieu, ce qui est selon son dire : La parole qui sort de ma bouche ne retournera pas



102. Hugues de Balma.

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vide, ains fera tout ce que je voudrai et prospérera ès choses pour lesquelles je l’ai envoyée 103.


Car tout ainsi qu’au regard corporel, les choses envoient leurs formes ou espèces sensibles à l’œil 104, et puis s’en retour-nant, la vue ou puissance visible, qui ainsi en a été touchée, court et s’en retourne avec elles, c’est-à-dire adhérente et s’unis-sante à elles, concourt avec elles, jusques aux choses d’où elles venaient et qui les envoyaient — et ainsi est causée la vision d’icelles choses —, de même est-il de la vision spirituelle, où Dieu envoie des lumières déiformes, et son Esprit à l’âme, et s’en retournant à Dieu, l’âme qui en a été doucement touchée, s’unissant avec elles, concourt avec icelles.


Finalement, est imperfection de trop observer ces mêmes ou semblables imperfections, car par ainsi l’âme s’occupe trop et se rend par trop active. Donc il ne les faut pas rechercher, sinon très subtilement, à savoir par une œillade qui passe vite comme un éclair.


Or ne faut-il pas penser que tant de points apportent quelque multiplicité en cet exercice. La raison est que, bien qu’il y ait beaucoup d’imperfections, toutefois elles se remé-dient par un seul point et perfection. Car comme toutes pro-viennent d’une cause, à savoir l’être, ainsi sont-elles remédiées par une et unique cause contraire, à savoir le non-être, car comme toute imperfection s’élève quand l’homme est quelque chose, ainsi toute perfection naît quand il est anéanti, car alors Dieu seul vit et règne.


Lesquelles fautes, si à quelqu’un elles ne semblent pas telles, c’est pour leur très grande subtilité ; s’il pense qu’elles soient pe-tites, c’est pour ce que le grand dommage qu’elles apportent est très secret ; si finalement elles lui semblent plutôt perfections, c’est pour ne considérer de quel exercice on parle, à savoir de la contemplation en la vie superéminente. Laquelle comme elle est sublime, les règles doivent répondre à sa sublimité, qui est telle




  1. Is 55, 11.


  1. Selon l’optique du temps.

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que saint Bonaventure dit que « les opérations intellectuelles et images doivent être ici réputées macules 105 et causes de bronche-ment 106 ». Et pour ce, les règles de la vie active ou illuminative, ou de la méditation en icelles, ne lui sont pas propres pour être trop basses, tout ainsi que ces règles-ci ne sont pas propres pour icelles, pour être trop hautes, car comme les règles de gram-maire ne peuvent pas servir à la philosophie, ainsi les préceptes de la vie active, ou illuminative, ne conviennent pas à la vie et contemplation superéminente.


xi. De deux sortes d’annihilation : la différence de l’une et de l’autre, et comme elles servent aux deux amours


D’autant que ce dernier chapitre a enseigné cette annihila-tion seulement par le total anéantissement et par l’assoupis-sement de tout acte, évanouissement d’images, cessation de toute opération, et repos de tout mouvement, et que toute-fois il est besoin quelquefois d’user de tels actes et opérations, admettre telles images et avoir tels mouvements, comme en la rénovation d’opération en l’oraison, aux études, en la pré-dication, en la pratique de la Passion, etc., il est nécessaire de montrer aussi l’annihilation et sa pratique touchant tels actes. Car combien que, par le huitième chapitre, il soit montré que tant ces actes que toutes autres choses, ne sont rien, et bien qu’on y apprenne la science de leur rien et annihilation, toute-fois non pas par la pratique, dont l’un de ces points est autant nécessaire que l’autre en cet endroit comme dessus est dit, à celle fin de ne pouvoir jamais voir autre que Dieu seul, qui est la fin de cette annihilation.


Donc pour pratiquer ceci, premièrement j’avertis le lecteur qu’il a ici à élever son esprit pour opérer plus spirituellement, et plus je ne dis [pas] éloigné, mais contraire au sens qu’il n’a encore fait. Pour ce que là ou ci-dessus, il a simplement anni-hilé toutes choses, il le faut faire ici doublement. Car là où




  1. Macule : tache.


  1. Citation de Thomas Gallus, Victorin (?-1246).

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dessus il les a annihilées, quand elles sont évanouies, il le faut faire ici quand même elles demeurent. […]


Pour quoi faire, et pour éclaircir et élucider cette annihila-tion, est ici nécessaire d’en faire une distinction, la divisant en passive et active.


L’annihilation passive est quand la personne et toutes choses sont annihilées, assoupies et évanouies ; et l’appelons passive pour ce qu’elle pâtit cette annihilation, et de celle-ci a été parlé jusques à maintenant avec ses empêchements et imperfections au chapitre précédent.


L’annihilation active est quand la personne et toutes choses ne sont [pas] ainsi passivement annihilées, mais bien active-ment, à savoir par la lumière tant naturelle que supernaturelle de l’entendement, par laquelle on découvre et sait assurément qu’elles ne sont rien, et [qu’on] s’appuie sur cette connaissance et vérité, bien que le sens contredise.


L’une est quand il n’y reste aucune image et sentiment des créatures ; l’autre est quand il y a quelque image et sentiment, mais toutefois on connaît par cette lumière qu’elles ne sont rien. L’une consiste en connaissance expérimentale, se voyant être rédigé 107 à rien, comme est écrit : Je suis réduit à rien 108. L’autre consiste en connaissance vraie, mais non expérimen-tale selon le sens, mais bien selon l’intellect.


De ces deux annihilations, l’active est la plus parfaite pour deux causes, à savoir pour sa force et pour sa continuation. Pour sa force, d’autant qu’elle annihile toutes choses avec soi-même, non seulement quand elle est aidée de l’actuel trait de cette volonté, ou Essence divine, mais aussi, quand la personne est en stérilité, elle les annihile tout autant quand elles de-meurent, que quand elles ne demeurent pas et s’évanouissent, ce qui est un point qui doit être bien remarqué. Car par ainsi elle annihile même et les choses qui demeurent et ce qui an-nihile, à savoir son esprit et sa connaissance, avec toute son



  1. Rédigé : réduit.


  1. Ps 72, 22.

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opération, et ne permet que chose quelconque, image ou sen-timent demeure, ains Dieu seul. Pour sa force aussi, d’autant que ni la multitude des affaires extérieures, ni la multiplicité des opérations intellectuelles n’est suffisante pour empêcher cette annihilation, ou distraire la personne. Troisièmement pour sa force, pour autant que non seulement elle est éloignée des sens, mais aussi contraire, tellement qu’elle annihile les choses non seulement quand l’âme est élevée par-dessus elles, mais quand elle est même parmi elles, les regardant non autre-ment que si elle ne les regardait point.


D’où aussi nécessairement advient la continuation de cette annihilation, qui est la seconde perfection de cette annihila-tion active, lesquelles perfections de force et continuation ne sont pas si parfaitement en l’annihilation passive, qui toujours attend (comme est dit) l’actuel trait de Dieu.


Beaucoup y a qui connaissent et pratiquent la passive, mais il y a peu qui connaissent, et moins qui s’exercent en l’active ; faute de quoi, incontinent qu’ils font quelque œuvre corporelle ou spirituelle, comme l’étude, etc., ils sont débou-tés, abattus, distraits et vivent ainsi toujours en pauvreté et pénurie d’Esprit. […]


Ces deux annihilations servent aux deux amours, à savoir fruitive et pratique, qui comprennent toute la vie spirituelle. Au fruitif sert la passive, et au pratique l’active. Car comme ainsi soit que ces deux amours ne sont jamais parfaits jusques à tant que, par l’amour pratique, on puisse jouir de Dieu tout ainsi qu’au fruitif, il faut nécessairement que cette annihilation active entrevienne pour anéantir les actes de cet amour pra-tique, qui autrement seraient autant d’obstacles de telle frui-tion, et autant d’entre-deux entre Dieu et l’âme.


Donc, comme l’annihilation passive anéantit toutes choses, ôtant tout sentiment d’icelles, les transportant ainsi en l’amour fruitif, de même l’annihilation active les anéantit non moins quand elles demeurent (bien que non selon le sens) et ainsi les transporte au même amour fruitif ; tellement que l’amour qui, sans cette annihilation active, serait seulement pratique, par

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icelle est fait fruitif ; de sorte que, par cette annihilation active, on jouit continuellement de Dieu, soit qu’on opère ou pro-duise des actes, ou non ; mais comme cette annihilation active n’est pas sensible, mais seulement spirituelle et supernaturelle, ainsi la fruition à laquelle elle nous transporte, n’est pas sen-sible, ains purement spirituelle et supernaturelle.


xii. Que la perfection de l’annihilation active consiste à s’égaler à la passive, et sa pratique en lumière et ressouvenance.


La perfection de cette annihilation active consiste à s’égaler à la passive en l’évanouissement des choses, et annihilation passive selon l’esprit, non selon le sens ; et ce toujours, c’est-à-dire qu’alors elle est très parfaite quand elle annihile aussi vraiment les choses que les sens comprennent, comme si ils ne les sentaient pas, et donne autant d’assurance et repos à l’esprit et union avec Dieu parmi elles, comme parmi celles qui sont totalement absorbées et annihilées. Car par ainsi quand on voit, on ne voit pas ; quand on ouït, on n’ouït pas ; quand on a des formes et images par méditation ou ratiocination, on ne les a pas, vivant ainsi en une perpétuelle mort, et mourant ain-si en une éternelle vie, et ensevelis au triomphe de la victoire, comme ce vaillant capitaine Eléazar qui était enseveli en la gloire de sa victoire quand, oppressé dessous la bête qu’il avait tuée, il y acheva ses jours 109. Car cette bête est tout le monde sensible, lequel tuant et annihilant, on se tue et s’anéantit quant et quant soi-même, et ainsi on est comme enseveli sous icelui : et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu 110.


[…] Le sommaire de la pratique de cette annihilation consiste en deux choses, à savoir en lumière et en ressouve-nance. La lumière est généralement pour toujours. La souve-nance est pour nous relever, quand nous l’avons quelquefois oubliée et sommes distraits.


Touchant la première, cette lumière est une pure, simple, nue et habituelle foi, aidée par la raison, ratifiée et confirmée



  1. Cf. I M 6, 46.


  1. Col 3, 3.

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par l’expérience, et n’est [pas] sujette aux sens, n’y [ni] n’a au-cune société ni commerce avec iceux, voire leur est contraire, et a sa résidence, « en la plus haute partie de l’âme », et contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux.


Je dis qu’elle est « pure » pour exclure l’aide des sens, tellement qu’en vain cherche-t-on l’appui ou assurance d’iceux, auxquels il faut totalement renoncer, premièrement pour ce qu’on ne peut avoir toujours l’aide de sensible dévotion, mais cette foi doit être toujours ; secondement, pour ce que, quand on l’a, elle n’est [pas] assurée, ains incertaine et flottante, mais cette foi doit être stable. Et non seulement il faut totalement renoncer aux sens, mais aussi totalement les anéantir, pour ce que les sens sont faux et mensongers, nous faisant accroire que les choses sont ; mais au contraire cette foi est vraie, et les anéantit. Les sens sont ténébreux, nous faisant vivre en eux, mais au contraire cette foi est lumineuse, nous faisant vivre en Esprit.


Secondement, je l’appelle « simple » pour exclure toute mul-tiplicité de ratiocination, comme étant fort contraire à cette pureté de foi, premièrement pour ce qu’elle la rend humaine, mais elle doit être divine ; secondement, pour ce qu’elle la fait produire des actes, et par conséquent cause l’être, non l’anni-hilation. Troisièmement, elle cause des entre-deux et images entre Dieu et l’âme.


En outre, je dis « habituelle » [là] où il y a un grand point ou concept, et bien à remarquer, à savoir qu’elle doit être conti-nuelle, sans intermission ou relâche, pour ainsi sans cesse voir cet abîme de rien et de Tout, ce que, bien qu’il semble difficile, ce néanmoins il se peut faire comme il paraît par deux raisons : l’une est que, tout ainsi que l’ange qui est en terre est toutefois au ciel pour l’habitude qu’il a à sa place au ciel, ainsi cette lu-mière et foi, bien que quelquefois elle ne voie actuellement ce rien et ce Tout, ce néanmoins elle les voit en quelque manière par cette habitude qu’elle a de les voir. Et tout ainsi comme l’ange, en un clin d’œil, monte au ciel, ainsi cette lumière et foi, en un clin d’œil, revient à l’actuelle contemplation de

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Dieu 111 et de ce rien ; et, comme l’ange depuis qu’il est ainsi monté en sa place, il y est comme dès le commencement (et par ainsi est vérité ce qu’en dit Notre Seigneur, que les anges voient toujours la face du Père céleste 112), ainsi cette lumière, dès qu’elle voit actuellement ce mystère, elle le voit comme dès le commencement et aucunement sans en avoir été distraite. La deuxième raison est que tout ainsi comme la charité, qui est propre à la volonté, opère et aime quand même elle ne le fait pas actuellement, mais virtuellement, ainsi cette lumière et foi, qui est propre à l’entendement, opère et voit ce mystère, quand même elle semble l’oublier et en être distraite.


Quatrièmement, je dis « aidée de la raison », à savoir du pre-mier point susdit appelé connaissance, qui est fondée sur la raison, philosophie, docteurs, Écriture et exemples, comme est montré au chapitre viii. Toutes lesquelles preuves se réfèrent à ce mot de raison, dont cette foi s’aide ; à quoi n’est [pas] contraire ce que dessus est dit, que cette foi exclut toute ratiocination, car là j’entends du deuxième point, à savoir de la pratique de l’anni-hilation, qui doit être vide de toute telle multiplicité de discours, mais ici j’entends du premier point, à savoir de la connaissance, qui s’aide de cette raison et ratiocination.


Cinquièmement, je dis « confirmée par l’expérience », à sa-voir quand l’âme tirée et abîmée en Dieu se voit en ce gouffre être réduite à rien, car par ainsi sa lumière et foi est grandement augmentée, de sorte qu’il lui est fort facile toujours après de croire à cette annihilation, et par cette lumière de s’y enfoncer.


Sixièmement, je dis « qu’elle n’est sujette aux sens », etc. La raison est que tout ainsi que l’entendement n’est organisé ou attaché à aucun organe, ainsi n’est cette lumière, qui appar-tient à cet intellect, et par conséquent n’est sujette aux sens, puisque nulle puissance ne peut sentir sans son propre organe.


  1. « De même que nous ouvrons nos yeux de chair pour voir et les refermons si vite que nous ne le sentons même pas, ainsi nous expirons en Dieu, nous vivons en Dieu, et nous demeurons toujours unis à Dieu » (Les Sept Degrés… de Ruus-broec, note 11, [O]).


  1. Mt 18, 10.

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Septièmement, je dis que « cette foi et lumière est contraire aux sens » pour ce que même ils combattent diamétralement, l’un niant ce que l’autre affirme, les sens disant que telle ou telle chose est, et au contraire cette foi disant qu’elle n’est pas au prix et en présence de Dieu.


Huitièmement, je dis qu’elle réside en la plus haute partie de l’âme, pour être la place éloignée du sens, et la plus proche de Dieu, et toute la fin, comble et hauteur de l’âme.


Neuvièmement, je dis « qu’elle contemple Dieu sans aucun entre-deux » pour n’être empêchée, ains totalement affranchie et délivrée des sens et de toutes choses sensibles.


Touchant le deuxième point, cette ressouvenance est une inspiration ou un éclaircissement, un attouchement ou un élancement de la lumière divine, qui donne sur l’âme, et qui plus soudain et plus vite qu’un éclair la frappe et la réveille, et fait voir où elle est, à savoir absorbée en ce Tout, et comme entre les bras de son Époux ; et ainsi, par cette ressouvenance, l’âme se relève quand elle semble distraite quant à son actuelle vue et ressouvenance de Dieu.


Et notez premièrement que je l’appelle « ressouvenance », non introversion, pour deux causes : l’une est pour ce que l’introversion importe acte, dont cette ressouvenance n’en a quasi rien pour sa grande pureté, nudité et simplicité. L’autre est pour ce que cette introversion importe et présuppose extro-version et distraction, ce que ne fait cette ressouvenance, pour ce qu’elle annihile tout ce qui pourrait apporter distraction.


Secondement, je l’appelle « ressouvenance» pour ce qu’elle n’est pas tant l’acte de l’âme comme l’opération de Dieu en elle, et ne vient pas tant d’elle-même que de lui.


Troisièmement, pour ce qu’elle ne change pas l’état de l’âme en la faisant approcher de cette Essence ni cette Essence d’elle, ains seulement la fait voir où, en quel degré et état elle est, à savoir en ce Tout, présupposé qu’elle est en cette pratique fai-sant fidèlement son devoir.

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Quatrièmement, pour ce qu’elle est vite et plus tôt faite qu’en acte.


Cinquièmement, pour ce que l’âme y est plus tôt qu’elle ne peut penser, et même avant qu’y penser, comme est dit pour l’habituation de sa foi et lumière.


xiii. Des imperfections ou empêchements de cette annihilation active


La pratique de cette annihilation, ou anéantissement, se verra encore plus clairement par ses imperfections et empê-chements, desquels nous allons parler.


Et premièrement est une imperfection de douter de la vérité de la vraie présence de Dieu, ou le bien de le croire à demi, ou bien de le croire d’une croyance négligente et comme endormie.

Secondement, de ne vivre selon cette croyance, c’est-à-dire s’amuser aux choses en les estimant comme quelque chose, et de ne [pas] s’éveiller à contempler et continuellement embras-ser cette beauté et céleste gloire de l’Époux, lequel non seule-ment on reconnaît être présent, mais uniquement présent, sa présence faisant annihiler et évanouir toutes choses.


Troisièmement, de croire aux sens et les laisser dominer sur la lumière, raison et foi, ou les écouter aucunement, vu qu’ils sont mensongers, que la mort entre par eux, qu’ils sont les fenêtres d’icelle, que la vie ne peut entrer par eux, que cette vie est par-dessus eux, finalement vu qu’ils sont le parti contre lequel on combat pour les annihiler, et pour ce ne doivent être écoutés en leur cause propre, ains amortis et anéantis.


Quatrièmement, de fuir quelque œuvre 113 nécessaire inté-rieur ou extérieur, craignant la distraction. Car ici se voit l’erreur et ténèbres de telle personne, et l’imperfection de son annihila-tion, qui pense que tel œuvre soit de soi quelque chose, vu qu’il n’est rien ; et à celui vraiment qui ainsi l’estime, il est quelque chose, et pourtant à craindre, mais si son anéantissement était si parfait, il ne serait rien, et par ainsi point à craindre. Voire, celui qui ainsi craint la chose en reçoit double dommage et doubles



113. Le mot pouvait être masculin à l’époque.

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ténèbres, à savoir de la chose qui lui est tournée en ténèbres et de la crainte qui, par son émotion, lui cause obscurité. Là où ceux s’abusent qui, quand ils sont commandés à faire quelque chose, murmurent et s’excusent sous prétexte de s’adonner à l’Esprit, fuyant ainsi ce qu’ils disent chercher, à savoir Dieu qui est en telle œuvre, et causant un triple obstacle et ténèbres : premiè-rement l’œuvre, secondement la crainte d’icelle, troisièmement leur propre volonté et inobédience.


Cinquièmement, est une grande imperfection de tacitement différer sa simple conversion à Dieu, comme on fait souvent quand on a en main quelque œuvre extérieur ou étude, etc., en pensant que quand tel œuvre sera achevé, je me retirerai en Dieu 114. Car en ceci se trouvent deux imperfections : l’une que déjà l’on n’est pas uni ni annihilé en tel œuvre, l’autre que l’on pense même qu’on ne le peut être durant icelui. Toutes deux sont erreurs et contre cette annihilation, qui, étant pratiquée, ôte toutes choses d’une même façon, et continuellement cause une parfaite union. Il y a aussi la sensualité, qui très secrète-ment demande être consolée par l’union sensible, ce qu’elle voit ne pouvoir être durant tel œuvre.


Sixièmement est une très secrète imperfection de s’introver-tir, comme d’un lieu extérieur à un intérieur et comme si Dieu n’était pas présent, ou qu’il fût plus en un lieu qu’en un autre ; ce qui est directement contre cette annihilation, icelle nous faisant être toujours introvertis par la présence de Dieu en tout lieu, et par le total absorbissement de tout ce qui nous pourrait extrovertir ou distraire. Elle est aussi imperfection, pour ce qu’elle use d’un ordre renversé, à savoir en s’enfuyant de ce qu’elle devrait faire fuir et évanouir, à savoir toutes choses ; car quand l’âme s’introvertit, elle s’enfuit et a comme une certaine crainte des choses extérieures ; aussi d’autant plus qu’elle s’en-fuit et a peur, d’autant plus leurs images s’impriment en elle. Davantage elle leur donne le lieu et la place de Dieu, qui, au lieu qu’il devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie pré-



114. « Nous ne devons penser : […] “Je suis maintenant assez exercé, je reprendrai par après mon exercice” » (La Perle évangélique, traduit du flamand en français, 1602).

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sence devrait faire évanouir ces choses, elle au contraire donne tant de lieu à ces choses que leur présence fait évanouir Dieu.


En outre, telle sorte d’introversion est quelque sensibilité ; et même ne se contente-t-on pas et ne croit-on que l’on soit bien introverti, qu’on n’en ait eu quelque goût pour s’assurer.


Finalement cette introversion est tellement imparfaite que c’est toujours à recommencer ; car en s’enfuyant ainsi des choses, incontinent qu’on est à faire quelque œuvre, on est derechef parmi elles, et ainsi toujours distrait, et par ainsi tou-jours à recommencer. Je dis donc qu’il ne faut pas s’introvertir, pour ce qu’il ne faut jamais être extroverti, vivant continuel-lement avec toute constance en cet abîme de l’Être de Dieu et en la nihilaité de toutes choses. Hors lesquelles si on se trouve, il y faut retourner par l’annihilation, non par l’introversion.


Septièmement, est une imperfection de faire différence entre le sentir et non-sentir, c’est-à-dire que, quand on sent et expérimente par lumière particulière ce Tout et ce rien, à savoir que Dieu est tout et que la créature n’est rien, il ne le faut non plus croire que quand on n’a pas telle lumière, ni moins quand on n’a pas telle particulière lumière, que quand on l’a, dont il arrive que quand, par quelque grande attraction, on est tiré profondément en Dieu, on croit très assurément qu’il est tout, pour ce qu’on le voit, et que toutes autres choses ne sont rien, pour ce qu’on les voit absorbées en cet abîme ; mais quand on est laissé en aridité sans aucun goût, on pense tout autrement. En cela donc, beaucoup faillent, faisant ainsi Dieu plus grand et plus parfait en un temps qu’en un autre. La raison est pour ce qu’ils jugent non selon la lumière de la foi et de la raison, mais selon l’appréhension des sens.


Huitièmement, est une imperfection de prendre la sus-dite souvenance comme acte ou mouvement propre seule-ment, pour ce qu’ainsi elle n’empêcherait aucunement la vraie contemplation, mais la faut prendre principalement comme une opération et mouvement de Dieu ; et si peu qu’il y a du nôtre, il le faut anéantir par l’annihilation active, à celle fin que jamais rien n’entrevienne entre Dieu et l’âme.

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Neuvièmement, est une imperfection de ne [pas] se conten-ter de cette très simple ressouvenance ; et la raison est pour ce que tout ce qu’on fait après en scrutinant, désirant et s’intro-vertissant tend à la multiplication et être, non à la simplifi-cation et non-être ; en quoi on s’abuse beaucoup puisque toujours on va cherchant davantage, tantôt en cherchant les choses que déjà on devrait savoir être rien, tantôt en cherchant Dieu, que déjà on devrait croire être plus près de nous, et plus nous que nous-mêmes. Et d’autant plus qu’ainsi l’on cherche et opère, d’autant moins on trouve pour la grande multiplicité et mouvement de l’âme ; et au contraire d’autant moins qu’on y cherche et opère en se contentant de cette nue et simple res-souvenance, d’autant plus on verra Dieu, pour la simplicité et sérénité de l’âme.


Finalement est imperfection de ne pratiquer continuellement et sans cesse cet exercice, à savoir de ce Tout et de ce rien, et toutefois est chose ordinaire à beaucoup qui l’interrompent et coupent le fil de cette habituelle annihilation à tout acte, émo-tion, œuvre et mouvement qui se présente, et ceci pour ce qu’ils marchent selon le sens et non selon la nue foi ; ils ne peuvent, dis-je, voir ce Tout au Créateur, ni ce rien à la créature.


Le remède de toutes ces imperfections est manifeste, à savoir de demeurer continuellement en cette annihilation, lumière et ressouvenance, selon qu’il est déclaré au chapitre précédent.


Or le résultat 115 et conclusion de ces deux annihilations est que, par la passive, l’âme demeure dépouillée de toutes images, en une grande dénudation et repos d’esprit et d’actes, élevée et portée de toutes ses forces en Dieu ; et en l’active, qu’elle demeure pareillement fichée en lui parmi ces dits actes et images, bien que non pas selon le sens ; l’une et l’autre desquelles annihilations se doit pratiquer par la simple ressouvenance expliquée au dou-zième chapitre. Et l’âme ne manquera jamais d’entrer heureuse-ment en Dieu (présupposé sa bonté ordinaire) qui se garde de





115. Ce paragraphe est ajouté depuis Osmont.

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ces imperfections contre ces deux annihilations, comme aussi au contraire elle n’y peut jamais arriver avec icelles.


Et sans doute il y a une infinité de personnes qui demeurent longues années à la porte sans y entrer, à faute de les discerner et corriger ; et ai connu moi-même quelques-uns qui, après les avoir lus ici en cette Règle, les ont reconnues en eux-mêmes, et confessé le grand dommage qu’ils en avaient reçu. Et pour ce, qui veut entrer en la vie contemplative et parfaite, qu’il ne les méprise pas, ni les juge petites ni superfluement observées. Car elles ne peuvent pas être petites, [elles] qui empêchent un si grand bien. Vrai est que le trait du Saint-Esprit peut être si fort quelquefois qu’il attire l’âme en Dieu sans qu’elle ait particulièrement observé chacune de ces imperfections. Mais cette grâce n’est pas ordi-naire, et ne doit-on pas s’y attendre et négliger de s’y disposer le mieux qu’on peut.


Ici aussi est à noter que, comme en la volonté intérieure, il ne faut plus retourner à l’extérieure, ains faire toutes ses œuvres en la volonté intérieure, ainsi étant arrivé à cette superémi-nente, il ne faut retourner ni à l’une ni à l’autre, ains conti-nuellement vivre en icelle, y rapportant toutes ses œuvres, les faisant et spiritualisant, voire et les consommant (comme est montré) en icelle, par le moyen de cette annihilation.


Mais notez bien que nous n’entendons point, quand nous disons qu’il ne faut retourner à la volonté extérieure, qu’il faille mépriser ni laisser les œuvres extérieures (car même avons averti de cette tromperie), mais entendons que, par les moyens susdits, on les spiritualise et annihile à mesure qu’on les fait.


xiv. Qu’il ne faut pratiquer ces deux annihilations l’une au temps et lieu de l’autre, mais chacune en son propre temps et lieu. Quel est le temps et lieu de l’une et de l’autre. De trois sortes d’opérations. De la vraie et fausse oisiveté, avec leurs diffé-rences et marques pour les connaître.


Ces deux annihilations se doivent pratiquer chacune en son temps et lieu propre, et non l’une au temps et lieu de l’autre. Or pour savoir le lieu propre de l’une et de l’autre, il faut se souve-

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nir que (comme est touché au chapitre onzième) les deux anni-hilations servent aux deux amours, à savoir la passive à l’amour fruitif, c’est-à-dire à la nue contemplation, union et fruition de Dieu ; l’active à l’amour pratique, c’est-à-dire à l’extroversion vigoureuse et fidèle opération soit corporelle ou spirituelle.


Tellement que le propre lieu de l’annihilation passive est quand il est question de l’amour fruitif, pour ce qu’elle réduit à rien tout mouvement et toutes opérations, et fait évanouir toutes formes et images, faisant ainsi jouir de Dieu.


Le propre lieu de l’annihilation active est quand il est question de l’amour pratique ; car par icelle comme par une transcendance d’esprit (comme est montré) sont réduites à rien toutes œuvres, actes et opérations, tant du corps que de l’esprit. Tellement que, sortant ainsi sans sortir, opérant sans opérer, étant sans laisser son rien, vivant et toutefois mort, on fait de l’amour pratique l’amour fruitif, et de la vie active la vie contemplative, et jouit-on autant de Dieu selon la nue foi en l’opération et activité, comme au repos et oisiveté, ce qui est le sommet et comble de perfection 116. Voilà les propres lieux de ces deux annihilations.


Ceux donc font mal qui les déplacent et renversent leur ordre, usant de l’annihilation passive en assoupissant leurs actes et opérations (comme font quelques-uns) quand il fau-drait fidèlement opérer par amour pratique, et se servant de l’annihilation active (comme font beaucoup) en produisant des actes quand il les faudrait assoupir et jouir de Dieu par amour fruitif. Car les premiers tombent en une fausse oisi-veté, les autres en une préjudiciable activité. Les uns, par une extrémité de repos, font mal leur devoir, les autres, par une extrémité d’opérer en vain, pensent ainsi jouir de Dieu.


Or pour réconcilier ces deux extrémités, et obvier à ces deux fautes, il convient déclarer le propre temps de ces deux annihi-


116. « …car quelquefois je trouve plus grande aptitude d’opérer en toi, alors que tu es constitué en l’œuvre extérieure. […] Tu seras ensemblement fruitive et active, comme moi qui opère toujours et toutefois suis immobilement en repos, et en cette manière tu m’auras toujours et en tout lieu présent » (La Perle évangélique).

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lations après avoir montré leur propre lieu. Car bien que déjà nous ayons vu que le lieu propre de la passive est en l’amour fruitif, et de l’active en l’amour pratique, toutefois cela ne dé-montre pas le temps quand telle annihilation passive et son amour fruitif doivent avoir leur lieu, et quand l’active avec son amour pratique, à faute de laquelle connaissance on tombe aux susdits inconvénients de fausse oisiveté et dommageable activité, et pour ce [il] le faut ici déclarer.


Donc l’amour pratique ou opération est de trois sortes, à savoir extérieure, intérieure, et intime : extérieure au regard des œuvres corporelles, intérieure en discours et études, in-time en la rénovation d’opération en la contemplation. Tou-chant l’opération extérieure ou œuvres corporelles, il les faut faire quand l’obédience, l’obligation, charité ou discrétion les exigent, le tout suivant la règle de la volonté extérieure en la première partie ; et si, suivant cette règle, elles ne sont pas nécessaires, il ne faut [pas] sortir de l’amour fruitif pour les faire. Car bien que l’annihilation active réduise à rien toutes nos opérations, toutefois [il] ne se faut donner tant de liberté, et à escient en faire des superflues. Car « qui aime le danger périra en icelui », et qui trop embrasse mal étreint. Même, il est impossible que celui qui ainsi sciemment fait des œuvres superflues puisse pratiquer cette annihilation active ; la raison est qu’il ne peut avoir cette ressouvenance, d’autant que l’af-fection ou passion qui l’émeut à ainsi opérer ou parler super-fluement, étant contre la susdite règle, lui ôte telle ressouve-nance et se donne ainsi des fausses libertés, et même se trompe d’autant plus dangereusement qu’il les passe ainsi légèrement sous ombre de cette annihilation.


Mais si au contraire on ne veut faire telles œuvres suivant la susdite règle, c’est une paresseuse oisiveté, d’autant plus dan-gereuse qu’elle est masquée du voile de contemplation, ou de s’adonner à l’Esprit.


Touchant l’opération intérieure comme est l’étude, ratioci-nation, etc., il en faut faire selon que la nécessité nous dictera, sans que l’on en fasse de superflues, qui ne se font jamais sans

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passion, affection ou négligence ; et si l’on n’y donne ordre, une grande immortification et dérèglement s’en engendrent et s’élèvent en notre cœur, s’y nourrissent et s’accroissent d’autant plus que moins on les découvre pour telles, sous pré-texte de perfection ou annihilation ; d’où ensuit une fausse et pernicieuse liberté d’esprit, se laissant aller à toutes sortes de pensées superflues, vaines imaginations et frivoles discours. Et ainsi est faite ouverture à toute passion comme orgueil, es-time de soi-même, ambition, soupçon, jugement et mépris du prochain, vaine joie, tristesse, crainte, ire, courroux, envie, et tout malheur, comme ayant perdu la syndérèse [le remords] de conscience : c’est pourquoi on doit prendre bien garde à cette liberté pernicieuse. Mais si on trouve que suivant ladite règle, la volonté de Dieu soit qu’ainsi on discoure, étudie, etc., [si] on le refuse, c’est une paresseuse pusillanimité, encore que palliée du manteau de piété et prétexte de s’adonner à l’Esprit.


Touchant l’opération intime, comme la rénovation d’opé-ration en la contemplation, il la faut produire alors seulement quand, à faute de secours divin ou vigueur et vivacité d’esprit, ou à cause de tépidité [tiédeur] ou endormissement de nature, l’âme s’abaisse et devient assoupie et comme endormie, et ainsi oublie cet objet béatifique. Mais tandis que par l’attrac-tion ou inaction de l’Époux, ou par une vigueur et vivacité d’esprit, ou même par adhésion et simple ressouvenance, on peut demeurer uni avec Dieu en l’amour fruitif, il ne faut pas laisser cette annihilation passive et cet amour fruitif qui en dépend, pour sortir à l’annihilation active et amour pratique par actes, car c’est là 117 où l’âme s’élève, se dilate, s’illumine, et s’unit à Dieu. C’est là où elle reçoit les chastes embrassements, les douces caresses et les divins baisers de son Époux ; c’est là où elle se voit avancée, annoblie et honorée avec les anges en la table céleste ; c’est là où elle expérimente en partie les fruits de sa mortification, les richesses de sa pénitence et la consola-tion de toutes ses abnégations et violences qu’elle s’est fait[es] à elle-même pour gagner le Royaume qui souffre force et qui est



117. La fin de ce paragraphe ne figure pas dans l’éd. Osmont.

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ravi par ceux qui se font violence. Il ne faut pas, dis-je, sortir de cette annihilation passive et de cet amour fruitif qui en dépend, encore qu’on n’ait pas ces consolations et que cet amour fruitif soit si nu et insensible que l’on n’ait nul sentiment, consolation, ni nulle autre assurance ou satisfaction de nature, présupposé qu’on fasse son devoir par une simple ressouvenance.


Et c’est ici la vraie et bonne oisiveté, où est l’épreuve de la fidélité, et où l’âme est constituée en la vraie pauvreté, et pa-tience d’esprit, et parfaite résignation ; c’est ici où est le dernier épuisement de tout ce qui est d’humain dans l’âme ; c’est ici où est la totale mort et la pleine victoire et où l’on rend l’esprit à Dieu, et finalement où l’homme est rendu divin ; d’autant que, par telle constance et mort, Dieu vit et règne en l’âme, y opérant toutes ses œuvres.


Par cette oisiveté et cessation d’opération, on est constitué en une parfaite abstraction et dénudation d’esprit, où l’âme chasse loin tous vices et impuretés, et où sont pratiquées toutes les vertus et perfections, bien que essentiellement et sans mul-tiplicité d’actes particuliers. Car là y a une merveilleuse vigi-lance et garde de cœur, qui ne peut laisser entrer non seu-lement aucun consentement ni délectation, mais aussi nulle pensée ou sentiment du péché, comme étant contraire à cette oisiveté ou annihilation passive ; tellement que toutes les pas-sions y sont apaisées, et toutes les affections mortifiées, et tous les mouvements arrêtés. Là est l’amour réglé, le désir réfréné, la joie modérée, la haine amortie, et la tristesse mitigée ; la vaine espérance y est éteinte, le désespoir rebuté, la crainte chassée, l’audace réprimée, l’ire apaisée, et en somme tout dérèglement de l’âme y est réformé, et si la moindre passion, affection ou dérèglement y est, il n’y a plus parfaite oisiveté ni annihilation passive pendant qu’ils y demeureront.


Touchant les vertus, quelle humilité est-ce d’ainsi s’anéan-tir, quelle patience d’ainsi attendre, quelle constance d’ainsi persévérer, quelle longanimité d’ainsi profondément souhai-ter, et quelle pureté de cœur de se simplifier ainsi ? Et finale-ment, quelle foi est si vive, quelle espérance si ferme, quelle

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charité si ardente, que celle qui se trouve en cette annihilation, ou oisiveté, bien que toutes ces vertus, comme absorbées en la divinité, s’y pratiquent essentiellement comme en leur source et fontaine plutôt qu’actuellement, selon qu’en dit quelque contemplatif et grand docteur Harphius.


Ceux donc font mal, lesquels, quand ils n’ont quelque union perceptible et expérimentale, se reculent de cette annihilation, mort et expiration, retournant et rentrant en eux-mêmes, en reprenant leurs propres actes sans patienter en cette oisiveté, langueur et pauvreté d’esprit. Le plaisir de Dieu, ni son parler purement spirituel, ni son illumination suréminente et céleste, bien que seulement en icelle annihilation ou oisiveté, expira-tion et mort, se trouve cette vraie et éminente connaissance et pure contemplation de Dieu. Tellement que, se reculant en cet endroit et rentrant ainsi en eux-mêmes, ils s’éloignent de toute connaissance pure, vraie et céleste, et de toute union et trans-formation en Dieu, vivant ainsi toujours en eux-mêmes, en leur propre sens et vieil homme ; ce qui est encore clairement montré par toutes les raisons mises au troisième chapitre, prouvantes que nuls actes propres ou opérations humaines peuvent produire cette transformation et union divine, ains la seule annihilation. Mais ces personnes, pour mieux satisfaire en cet endroit à la nature et sensualité, se contentent de se lais-ser tromper d’un prétexte de vertu, disant qu’il faut coopérer avec Dieu en cette annihilation, et qu’il ne faut être oiseux ; bien qu’en vérité on opère ainsi d’autant plus que plus on est oiseux ; et d’autant moins que moins on est oiseux, quoiqu’il ne le semble à ceux qui ne l’ont [pas] expérimenté, et d’autant que cette façon d’opérer est toute spirituelle et divine, et éloi-gnée du sens et de l’opération ordinaire, laquelle, comme est prouvé au susmentionné chapitre troisième, ne peut immédia-tement unir l’âme à Dieu.


Mais ces personnes prétendent [que], si elles regardaient bien le fond de leur âme, elles trouveraient que c’est l’amour-propre, infidélité, pusillanimité, propre recherche et impa-tience d’esprit qui les font ainsi sortir de cette annihilation,

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bien que la nature se couvre du prétexte de vertu, et s’en trouve quelques-uns lesquels, par cette tromperie, ont demeuré lon-gues années comme à la porte de perfection, sans jamais en-trer, d’autant qu’au lieu d’entrer en Dieu par cessation de leur propre opération et par l’annihilation d’eux-mêmes, ils sont rentrés en leur terre et en leur nature par une rénovation de leurs propres actes et opérations humaines, mais étant avertis de ce point, ils sont facilement entrés par cette porte.


Mais bien que plusieurs personnes spirituelles donnent dans cette extrémité d’activité, il y en a toutefois d’autres qui sont en l’autre extrémité d’oisiveté, prenant l’extrémité pour le moyen, et la fausse et mauvaise oisiveté pour la bonne, et pour ce, il semble ici nécessaire d’en parler, et de la différence de l’une et de l’autre.


Donc l’oisiveté fausse est un repos en la nature et non en Dieu, en laquelle on n’opère ni en la nature ni en Dieu ; et diffère de la vraie et bonne en ce que la fausse est oisiveté, mais non annihilation, nourrissant en elle un grand amour-propre. La bonne oisiveté est une totale annihilation, consumant tout l’homme. L’une est détournée de Dieu et réflexe sur soi ; l’autre est détournée de soi, et réflexe et dressée en Dieu. L’une désire consolation et soulas, l’autre uniquement Dieu. L’une est la mort ou annihilation imaginaire, l’autre réelle et de fait. Et ainsi l’une est fort prompte à rentrer au vieil homme et en son propre vouloir, l’autre se méprise tout à fait. De l’une, on fait la fin et but pour reposer en icelle, de l’autre on fait le moyen pour par icelle reposer en Dieu. L’une fait l’âme stupide, té-nébreuse et ignorante de vertu, l’autre fait le contraire. L’une élargit et rend grossière et endormie la conscience, et la fait insensible de ses fautes et imperfections ; l’autre la rend déli-cate, découvrant et sentant ses moindres dérèglements. L’une rend la personne impatiente et triste quand il en faut sortir pour faire les œuvres d’obédience et charité, l’autre la fait être résignée et joyeuse. L’une est immortifiée, et cache plutôt ses imperfections qu’elle ne les mortifie (comme se voit en la vie de celui qui pratique de telles oisivetés) ; l’autre est mortifiée,

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arrachant par la racine et du fond du cœur ses imperfections. Finalement l’une enorgueillit et fait avoir bonne estime de soi, l’autre humilie et fait qu’on se méprise.


Pour conclure, l’une est sans adhésion aucune et ressouve-nance de Dieu, et s’arrêtant finalement en ce repos, se déli-bère de ne produire jamais aucun acte interne, encore qu’on se voit abattu et en la pure nature ; l’autre a toujours au moins quelque petite adhésion ou ressouvenance de Dieu, encore que bien spirituelle, et a ce jugement et délibération de se rele-ver par opération si d’aventure on se voit déchu et tombé en la pure nature par un assoupissement des puissances et endor-missement des fonctions de l’âme.


Voilà les différences de ces deux oisivetés, et marques pour connaître l’une d’avec l’autre. Et surtout la dernière est propre à cet effet, qui est une différence et marque fort claire et mani-feste, et peut servir pour toutes les autres. Notez ici toutefois que, pour quelque peu d’oubliance de Dieu en ce repos, qui souvent par fragilité arrive, il ne faut pas s’en décourager et rejeter le tout comme fausse oisiveté, mais seulement pour le temps qu’on a ainsi oublié Dieu, et non pour le reste ; même [il] n’y a aucune fausse oisiveté du tout, ains seulement fra-gilité, attendu que pour être cette oisiveté, il faut qu’elle soit volontaire, et jugée et admise pour bonne. Et pour ce, il faut chasser par vigilance telle involontaire oisiveté ou assoupis-sement, et non pas s’en décourager comme tombé en cette fausse oisiveté.


Voilà donc les trois sortes d’opérations, ou trois sortes d’amour pratique, extérieure, intérieure et intime, et comme chacun a ses deux extrémités et son moyen : à savoir le trop tôt opérer, qui est la fausse liberté ; le trop tard opérer, qui est la fausse oisiveté, et l’opérer au dû temps, qui est la sainte activité, étant pratiquée toujours par son active annihilation comme dessus. Et quand il n’est [pas] le temps de sortir à telle activité par l’annihilation active et amour pratique, il faut perpétuellement demeurer en l’union et amour fruitif par l’annihilation passive.

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Par ainsi donc se voit ici le propre temps de ces deux annihi-lations, comme ci-dessus avons montré le propre lieu.


xv. La manière d’opérer par les trois sortes d’opérations, exté-rieure, intérieure et intime ; où est montrée la réduction de la vie active et contemplative à la vie superéminente et la pratique des deux premières volontés à la troisième.


Ayant trouvé le lieu et temps, où et quand il faut opérer, il faut montrer la manière, comment il faut ici opérer ; et ayant reconnu trois sortes d’opérations ou d’amours pratiques avec leur propre lieu et temps, il faut ici trouver la façon et manière d’opérer de chacune.


Et premièrement, touchant l’opération extérieure et inté-rieure, lesquelles bien que leur lieu et temps soit, de même en cette volonté essentielle qu’en la volonté extérieure, suivant la règle des choses commandées, défendues et indifférentes, soit corporelles, soit spirituelles (laquelle règle, il ne faut jamais laisser sous aucun prétexte de perfection), nonobstant la ma-nière d’opérer en est autant éloignée que cette vie et volonté superéminente est plus sublime qu’icelle extérieure et active ; d’autant qu’étant en cette troisième et superéminente, il faut faire en icelle les opérations de la première, sans toutefois des-cendre ou retourner en arrière à icelle volonté première.


Donc, quand il est question de l’amour pratique et opéra-tion extérieure, comme les œuvres et exercices corporels, ou de l’amour et opération intérieure comme la vertu, l’étude, la résistance au péché, tentation, passion, affection, etc., il ne les faut pas faire comme en la première volonté, à savoir avec l’objet de la volonté extérieure et pour ce que Dieu le veut, mais avec l’objet de la volonté essentielle, à savoir l’Es-sence divine, ou pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, comme connaissant vraiment qu’ainsi faisant, on donne lieu à Dieu, qui ainsi reluira en l’âme, et qu’en faisant le contraire par sa propre volonté et ténèbres, on ne jouira pas de Dieu ni contemplera cette Essence. Tellement que, quand on fait quelque bon œuvre extérieur, ou qu’on embrasse quelque ver-tu ou résiste à quelque vice et passion, il le faut faire non pas

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en dressant quelque intention, mais en connaissant très assu-rément, très simplement et très purement qu’ainsi Dieu sera ; mais en faisant le contraire, l’homme même sera, et Dieu ne sera pas, quant à lui ni pour lui, et non seulement quant à lui, mais aussi quant à Dieu même autant qu’il a pu ; d’autant que par son péché ou propre volonté anticipant sur Dieu, il s’est levé soi-même, faisant ainsi son Dieu et idole de soi-même, de son péché et de sa passion.


Et notez que je ne dis [pas] qu’en faisant telle et telle chose, Dieu sera là, c’est-à-dire en icelle chose, ni alors, ni en tel temps ; mais je dis simplement que Dieu sera ; la raison est que ce mot Essence ou Dieu abstrahit ab hic et nunc 118. Telle-ment qu’il ne sera pas en un tel bon œuvre, mais tout partout, comme très bien expérimente l’âme qui, par telle pratique, se voit emportée admirablement hors d’elle en cet Être et avec lui, et, comme si toutes choses étaient fondues en icelui, semble n’être plus sur la terre. Aussi je ne dis [pas] que l’âme contemplera Dieu alors, mais simplement qu’elle le contem-plera, c’est-à-dire non pas comme dès alors, mais en quelque manière comme dès le commencement 119.


Davantage, d’autant que toute la vie active, comme la pra-tique des vertus et résistance aux vices, et aussi la vie contem-plative sont réduites à cette vie essentielle, et par ainsi sont pratiquées par ces deux points, Tout et rien, il faut autant soi-gner d’être ici toujours en ce Tout et en ce rien, comme aux autres deux vies d’être toujours en la volonté de Dieu et en notre abnégation, sachant que, quand nous perdons l’Être de Dieu et trouvons nous-mêmes comme quelque chose, nous faisons contre la volonté divine et la perfection, et selon notre propre volonté, vice et imperfection ; voilà pourquoi il ne faut [pas] faire peu d’état de ce Tout et de ce rien, principalement quand il est question de faire quelque chose de vertu ou per-fection, et de fuir quelque vice et imperfection.


  1. « Sépare d’ici et maintenant. »


  1. « …dès le commencement, ou sans commencement, pour ce qu’en lui elle voit l’éternité sans fin ni commencement » (Osmont).

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Et ne faut ici se laisser aller à ses affections et dérèglements sous prétexte de l’annihilation active, pensant en icelle les annihiler ; car il ne se peut faire, puisque la même affection, passion, dérèglement et faux être est l’absence du vrai Être ; de sorte que c’est chose autant possible d’être sciemment déréglé et ensemble annihilé, que d’être et n’être point, puisqu’en ce même qu’on est passionné ou déréglé, on est, ce qui s’oppose diamétralement au non-être et annihilation. Telle annihilation n’est donc qu’en feintise 120 et [non] en vérité, et ne sert sinon de couvrir leur péché par excuse 121.


Mais ceci s’entend de la passion ou tentation à laquelle on consent. Car pour celles auxquelles par la raison on ne consent point, et qui toutefois par sentiment demeurent en l’âme, il les faut toujours anéantir par l’annihilation active, et ainsi n’y reconnaître autre que ce Tout, comme en la première partie on n’y reconnaissait autre que la volonté de Dieu, selon qu’au septième chapitre il a été montré.


Et notez que si réellement on repousse tous vices et pas-sions par son rien et par l’Être de Dieu, en fin on remportera l’absolue et pleine victoire de la tentation, et sera-t-on si sta-bilié 122, consolé et confirmé en cette pratique qu’on trouvera beaucoup plus de contentement à se mortifier ainsi que jamais on ne sentait à suivre sa propre volonté et affection, pour ce qu’opérant ainsi, toute la peine, contradiction et fâcherie qu’on sentait à renoncer à son vouloir et affection, sont ipso facto, sur le champ et sans aucun délai, changées en joie et consolations, possédant, au lieu de soi-même, non quelque grâce ou vertu, mais Dieu même pour lequel uniquement on a ainsi renoncé à soi-même.


Par ceci donc se voit la manière de l’opération extérieure et intérieure, à savoir qu’elle se doit pratiquer non en la volon-té ou suivant la volonté extérieure, mais par et en la volonté essentielle, qui est Dieu même ; non qu’il faille mépriser ou



  1. Feintise : faux-semblant.


  1. Ps 140, 4.


  1. Stabilié : établi.

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omettre les choses extérieures, mais il les faut faire avec perfec-tion, en spiritualisant les choses corporelles, et réduisant ainsi la vie active en la contemplative, et la volonté extérieure et intérieure à l’essentielle, et ceci en remarquant le lieu ou le temps, quand et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.


Quant à l’opération intérieure, je n’en ferai plus grand dis-cours que ce qui en est touché, tant pour ce qu’elle est pour la plupart comme les effets de la première, qu’aussi pour ce qu’elle est parfaitement contenue en ces deux, comme le moyen en ses deux extrémités.


Or ayant vu la manière de l’amour pratique ou opération extérieure et intérieure, il reste maintenant l’opération intime, laquelle se fait en l’oraison, quand l’âme (comme est dit) se voit du tout abattue et sans ressouvenance de Dieu. Combien cette opération doit être pure, simple, spirituelle et éloignée du sens, son nom et épithète d’intime le démontre assez ; car puisque l’intimité et pureté, ou spiritualité, en cet endroit n’est qu’une même chose, il s’ensuit que comme rien n’est si intérieur que ce qui est intime, aussi que rien n’est si pur ni spirituel.


La raison pourquoi cette opération doit être si simple et pure, est à celle fin qu’elle n’éloigne trop l’âme de l’union et amour fruitif, et ne s’approche trop de la nature, et ne l’abatte par trop en elle-même, ains au contraire elle l’approche et remette immédiatement à l’union, et nous jettes en l’Essence de Dieu, nous éloignant de nous-mêmes, et nous élevant par-dessus la nature.


Beaucoup de personnes font contre la règle de cette inti-mité d’opération, les unes toutefois plus, les autres moins. Car il y en a qui ne cessent de produire de fervents actes et opérations naturelles, s’éloignant par icelles d’autant plus de la vraie union et éminente contemplation qu’ils pensent ainsi s’en approcher ; et vivent d’autant plus en eux-mêmes et en la nature que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son Es-sence, n’étant telle opération ni intime ni pure, mais extérieure et impure ; et ceux-ci non seulement font contre la pureté et

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intimité d’opération, mais aussi contre son dû temps, pour ce qu’ils opèrent toujours sans donner lieu à l’amour fruitif.


D’autres y a qui opèrent avec même violence et impulsion de mouvements naturels, mais non pas toujours, ains alors qu’ils se sentent assoupis et abattus. Ceux-ci font aussi contre l’intime pureté d’opération de cette vie, bien qu’ils observent le temps.


Finalement, il y en a qui, ainsi abattus, produisent des actes beaucoup plus subtils, mais non pas encore assez purs pour correspondre à la pure intimité ici requise, ains sentant trop le propre mouvement et force naturelle, et même le désir et satisfaction de nature.


Mais la plus pure et intime, et la plus naïve et parfaite opé-ration en cet endroit, est une pure et simple ressouvenance de Dieu, faite et pratiquée par pure et nue foi, de laquelle est parlé au douzième chapitre, étant icelle seule le vrai moyen de ces deux susdites extrémités de fausse oisiveté et dommageable activité, et icelle étant seule l’intime opération, qui remet l’âme immédiatement à l’union et amour fruitif, et qui la jette en l’Essence de Dieu. Car, d’un côté, elle s’oppose à l’oisiveté, en-dormissement et assoupissement de nature, éveillant toujours l’âme et la faisant attentive à son Tout ; de l’autre côté, elle mi-lite contre la dommageable activité, en tant qu’elle opère non tant par mouvement naturel que par vertu de la pure foi qui est surnaturelle et une vertu infuse, non tant par l’homme que par ce Tout même qui, par son lustre, inspiration et lumière, la frappe et réveille, et comme lui disant : Me voici 123.


Les imperfections qu’on peut commettre contre cette pure ressouvenance sont mentionnées au treizième chapitre, les-quelles peuvent toutes être comprises en ces deux, à savoir d’y ajouter ou diminuer. Car en diminuer, à savoir d’être moins occupé que par une pure et simple ressouvenance, est tomber en l’une des extrémités d’oisiveté, pour ce qu’on ne saurait être moins occupé et attentif sans être assoupi et oiseux ; d’y ajouter aussi, à savoir par autres actes propres, comme vou-



123. Is 52, 6.

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lant plus s’approcher de Dieu qu’il ne lui semble être par cette ressouvenance et nue foi, est tomber en l’autre extrémité de dommageable activité. Car quiconque fait ainsi s’en éloigne d’autant, comme se voit en celui qui n’est accoutumé d’opérer nuement par-dessus la nature par vraie et nue foi, et lequel ne trouve ici son accoutumé appui de sentiment ; car un tel ne se contentant de cette pure et nue ressouvenance, multiplie ses propres actes, s’éloignant ainsi d’autant plus de cette Essence que plus il la cherche.


Si toutefois, au commencement, pour n’être accoutumé à telle pure opération, on fait davantage que la simple ressouve-nance, il faut l’anéantir par l’annihilation active. Et de même, si cette ressouvenance semble à quelques-uns avoir quelque ressemblant d’actes, si aussi au contraire on en fait moins qu’icelle, étant l’âme abattue ou assoupie, il fait qu’elle se relève (comme est dit) par la même simple ressouvenance ; la-quelle, bien que je die  124 qu’elle se doive prendre ainsi comme œuvre de Dieu plutôt que le nôtre, ce n’est pas à dire que nous ne puissions toujours faire et avoir cette ressouvenance quand nous voulons, vu que cette Essence, ou cette lumière, est tou-jours de même façon présente, et attend à la porte et heurte  125, attendu aussi que cette nue foi par laquelle nous la voyons est toujours dans l’âme habituellement.


Par ainsi donc se voit l’opération intime, de sorte que, comme au chapitre précédent a été montré le propre lieu et temps, où et quand il faut exercer les trois sortes d’opérations en l’amour pratique, ainsi est ici déclarée la manière comment il les faut exercer. Et par ainsi se voit comme les deux premières vies se réduisent et se pratiquent en cette troisième, sans jamais descendre d’icelle. Car comme le philosophe ne doit pas re-tourner en arrière à l’école et aux règles de grammaire, ains en la philosophie pratiquer la grammaire, aussi la personne spiri-tuelle arrivée à cette vie superéminente ne doit pas descendre ou retourner en arrière aux deux premières vies, ains les doit




  1. Forme ancienne de « dise ».


  1. Ap 3, 20.

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parfaitement pratiquer en la dernière sans en sortir. Non qu’il faille mépriser ou omettre les choses extérieures (car de cette tromperie avons assez souvent parlé), mais qu’il les faut faire avec perfection, c’est-à-dire en cette troisième vie et volonté, spiritualisant ainsi les choses corporelles, et faisant la vie active quant et quant être contemplative ; et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.








Une réformatrice disciple de Canfield : Marie de Beauvilliers (1574-1657)



Nous avons exceptionnellement inclus cette disciple béné-dictine parce que son Exercice divin présente très fidèlement et surtout très clairement la doctrine de Benoît de Canfield, son père spirituel capucin, outre l’aide que lui apporta ce dernier lors de la réforme de son couvent.


Née Mlle de Saint-Aignan en 1574, Marie n’a pas tout de suite la vocation religieuse, ce que la mère de Blémur rapporte avec talent 126 :


Elle rencontra malheureusement un gentilhomme qui, la voyant si belle, regretta que tant de charmes fussent cachés dans un cloître ; il ne manqua pas de lui représenter son portrait peint des plus vives couleurs, et de lui dire qu’une fille de sa qualité, et qui avait autant d’avantage, était sans doute destinée pour un prince. C’était le souffle empoisonné du serpent, qui pensa flétrir cette fleur délicate. Elle revint à [l’abbaye de] Beaumont fort mélancolique, et demeura assez longtemps tentée contre sa vocation 127.


Elle fait cependant profession dans l’ordre bénédictin en 1590. Un songe prémonitoire où un capucin la soutient au



  1. Mère de Blémur, Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de saint Benoît, 1679, II, « Éloge de feu Madame Marie de Beauvillers, abbesse de Montmartre », p. 143-184. ; v. le récit vivant qu’en tire Bremond, vol. II L’Invasion mystique, chap. vi « Les grandes abbesses ».


  1. Éloges…, II, p. 145.

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bord d’un précipice lui annonce la rencontre avec Benoît. Elle entre à Montmartre le 7 février 1598. Ce monastère déréglé vivait dans le plus grand désordre. Elle entreprend de le réformer au péril de sa vie, car les religieuses résistent très vigoureusement :


Elles lui firent prendre du poison caché dans un remède, dont l’opération fut si prompte qu’au même moment qu’elle l’eut avalé, sa tête devint prodigieusement enflée et son vi-sage si changé qu’elle n’était pas reconnaissable, souffrant de cruelles douleurs. Les médecins connurent aussitôt la cause du mal, qu’ils jugèrent incurable. […]


La protection du Ciel l’ayant délivrée de ce péril, l’on forma un nouveau dessein plus cruel que le premier. […] La nuit du meurtre fut arrêtée et les assassins bien instruits de ce qu’ils devaient faire : c’était une chose ordinaire de voir les amis des religieuses passer une partie de la nuit avec elles. […] [La grâce] toucha le cœur d’un des complices. […]


Elle fut encore empoisonnée quelque temps après par un orge mondé 128 qu’une sœur converse lui apporta, dont elle s’aperçut bientôt. […] Ces périls continuels où elle se trouvait engagée furent cause que ceux qui avaient l’administration de l’abbaye la firent sortir du dortoir commun et la logèrent dans une chambre où il y avait double porte, et commandèrent à deux sœurs converses de probité d’apprêter ce qui serait nécessaire à sa nourriture, avec défense aux autres d’entrer à la cuisine 129.


La réforme est tumultueuse et lente, malgré l’appui de Benoît, les visites de François de Sales et de Madame Acarie, l’aide du père Pottier qui sera son confesseur pendant quatre années. Il en sortira « plus de cinquante religieuses de Mont-martre, pour aller réformer, établir ou gouverner des maisons de l’Ordre 130 ». En 1614 Mme de Beaumont, dont elle était coadjutrice, meurt. Plus tard :



  1. Orge mondé : grains d’orge auxquels on enlève, par le moyen de la meule, la première de leurs enveloppes, qui est très épaisse.

  2. Ibid., p.154-155.


  1. Ibid., p. 175.

Marie de Beauvilliers

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Lorsqu’on lui donna Madame de Guise pour être coadju-trice de Montmartre, elle en eut d’abord une grande appréhen-sion, fondée sur sa qualité de princesse, craignant qu’elle n’eût conservé quelque sentiment de l’élévation de sa naissance 131.


Mais Mme de Guise (1629-1682) se révèle être une grande figure spirituelle. Le couvent sera également soutenu par l’apostolat de Monsieur Bertot, le proche disciple de Ber-nières. Tous ces concours font du monastère de Montmartre un foyer de très grand rayonnement mystique. La réformatrice meurt en 1657.


Outre des Conférences spirituelles, l’opuscule qu’elle compose pour ses religieuses traite de l’Exercice divin ou Pratique de la conformité à Dieu. Il adapte heureusement l’enseignement de Canfield à la vie des religieuses dans un langage simple :


Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue (4) de la présence divine, par le moyen très efficace de la soumission et confor-mité de notre volonté à celle de Dieu.


Elle suit la doctrine classique de l’anéantissement 132 :


En cet anéantissement il se rend totalement rien devant (36) Dieu, et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu.


Elle affirme sans détour l’union avec Dieu dès cette vie, en une volonté commune, au prix du sacrifice de la volonté propre :

La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient demeurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la volonté propre de l’homme ne peuvent demeurer dans une même âme. […] La volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté, il possède Dieu.




  1. Ibid., p. 182.


  1. Malheureusement incompris des modernes, l’anéantissement a été iden-tifié au vertige du néant (Morali), voire perverti en une joie suppliciante (Bataille).

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Nous livrons l’essentiel de cet opuscule qui traduit la spiritualité issue de Canfield en termes clairs à tous. Il est dommage qu’il n’ait jamais été réédité 133. Contre les excès ascétiques de certaines communautés, il livre un témoignage d’équilibre : le chapitre xiv s’oppose à bien des témoignages d’ascétisme outrancier.


L’Exercice divin présente une règle de vie communautaire orientée vers sa fin divine, sans aucune pratique extraordinaire, prévenant ainsi tout orgueil. Nous sommes loin de la tenta-tion d’imiter la vie mythique des Pères du désert et l’on ne ressent aucunement la tension qui régnait en ou près d’autres lieux réformés, dont autour de Port-Royal-des-Champs.


Cette « façon de vivre », plutôt que règle de vie, dans sa sim-plicité voire sa pauvreté d’expression, est rendue accessible en son fond à toutes les sœurs de la communauté ; même au niveau de la forme, le choix du gros corps imprimé traduit l’attention accordée aux yeux âgés. Ce texte livre le soubasse-ment paisible de l’amour rigoureux qui régit la vie mystique et corrige s’il etait nécessaire certaines abstractions rencontrées dans d’autres textes, dont le précédent. Plein d’onction et de douceur, d’expérience et d’amour, il met la spiritualité de Canfield à la portée de tous.








133. L’Exercice divin ou Pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu, par R[évérende] M[ère] M[arie] D[e] B[eauvilliers]. À Paris, chez Fiacre Dehors, 1631. [Archives Saint-sulpice, 29 H 137 : reproduction de l’exemplaire unique conservé à l’abbaye de Maredsous]. Chaque page comporte 16 lignes de 24 carac-tères de grand corps. Les trois citations qui précèdent sont extraites de cet Exercice.


Il existe d’autres textes intéressants de la même bénédictine : Les Conférences spirituelles d’une supérieure à ses religieuses, par Mme de Beauvilliers, abbesse et réfor-matrice du monastère de Montmartre, d’après un manuscrit revu et mis en ordre par L. G[audreau], curé de V., avec approbation de Monseigneur l’Archevêque de Paris, Paris, Toulouse libraire, 1838 (texte intéressant, mais dont le style est mal-heureusement revu ; original perdu ?).

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Exercice divin ou Pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu (1631)


[Épître] À nos très chères filles les religieuses de l’abbaye de Montmartre, prieuré de Notre-Dame de Grâce, de la Ville-l’Évêque et des Saints-Martyrs.


Mes très chères et bien aimées filles en Notre Seigneur,


Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue [4] de la présence di-vine, par le moyen très efficace de la soumission et conformité de notre volonté à celle de Dieu ; et ce désir a encore augmenté sur l’expérience que j’ai eue du profit que l’âme retire de cette pratique, d’autant que ç’a été un très saint et excellent person-nage qui m’en a donné les premiers traits, qui en a connu le profit qui en arriverait aux âmes 134 : j’ai eu encore plus d’assu-rance et d’affection de rédiger le tout [5] en un petit livret, propre à nous accompagner en tous lieux et nous servir par sa lecture et pratique aux occasions et rencontres de cette vie pleine d’orages et de combats. Je vous avoue ingénuement, mes très chères Sœurs, que j’ai fait la résolution d’accomplir ce désir depuis les sujets qui se sont passés. […] Car qui ne sait combien la plupart [6] des esprits, quoi qu’ils soient de bonne volonté, sont flottants comme sur une mer orageuse, sans pou-voir venir au port assuré.


Je [10] dirai davantage : que quiconque, par la voie de cette sainte pratique [acte de volonté] tant plus elle s’y exercera, plus elle retrouvera en soi de force, d’esprit, de tranquillité et repos en l’âme, et même de santé et force corporelle, d’autant que cette pratique n’est point pour employer l’esprit en de grandes spéculations : au contraire, pour faire fidèlement cette pratique, il est nécessaire de simplifier son esprit, et faire une cessation de toutes [11] sortes de pensées et de discours pour se soumettre à Dieu, par un acte de volonté pour se laisser conduire à Dieu et ne vouloir que l’accomplissement de sa volonté. […]




134. Le Père Benoît de Canfield.

100 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Chapitre i. Que le bonheur en cette vie consiste en l’union de l’âme avec Dieu.


[…] Il est certain que l’âme étant créée de Dieu et venant de Dieu, elle désire et veut toujours retourner à lui comme à son principe ; et bien qu’elle soit enchâssée dans un corps terrestre, matériel et mortel, elle est immortelle, impassible, et du tout éloignée du terrestre et temporel. […]


Chapitre ii. Que l’obéissance est la vraie voie pour s’unir à Dieu.


[…] L’homme ayant été créé à l’image et semblance de Dieu, pour lui faire reconnaître la dépendance [24] qu’il devait avoir de sa puissance, Dieu lui fit un seul commandement, l’assu-rant qu’en la même heure qu’il le transgresserait, il mourrait 135. […] Le corps [d’Adam] avec tous ses sentiments était sujet à l’âme, et se conformait à toutes ses volontés sans aucune peine et difficulté ; mais par sa désobéissance il a encouru la perte de cette seigneurie absolue et sans contradiction, ayant depuis toujours sa partie inférieure rebelle et désobéissante. En outre [26] il a perdu le pouvoir et la domination qu’il avait sur toutes les créatures, lesquelles il ne s’assujettit à son pouvoir que par une extrême violence. […]


Chapitre iv. Que saint Benoît et tous les saints ont mérité la gloire par l’obéissance.


[…] [35] Car il faut poser cette maxime certaine, que d’au-tant plus que l’homme quitte du sien, s’anéantit devant Dieu, et qu’en cet anéantissement il se rend totalement rien devant [36] Dieu et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu, il peut dire lors que ce n’est plus lui par sa propre volonté qui agit et opère, mais que c’est celle de Dieu qui agit





135. Gn 2, 17 : « Mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal » (Sacy).

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et opère en lui, et lors il peut vraiment dire : « Je ne vis plus en moi, et je vis en Dieu. »


Chapitre v. Des moyens que nous acquiert l’obéissance


[…] [43] La personne aura la grâce de Dieu, laquelle se tiendra dans l’état et vocation (séculière ou religieuse) où Dieu l’aura appelée, chacune étant destinée de Dieu en une particu-lière grâce et état qu’il faut suivre.


Et ce qui cause mille malheurs et mille disgrâces de Dieu, c’est que l’âme ne se tient ni se [44] porte à ce que Dieu veut et [qu’elle] a déterminé qu’elle doit être résistante à Dieu, dans l’état où elle se doit tenir, comme au contraire c’est le bonheur et la félicité de l’âme de demeurer, se tenir et adhérer en tout et partout à la volonté de Dieu dans l’état de sa vocation.


Chapitre vi. De la pratique de la présence de Dieu


L’âme qui se veut tenir ferme en la volonté de Dieu doit se maintenir autant qu’il est possible dans la vue de sa présence, non par discours de l’entendement ni par une vue imaginaire, mais par la créance de la foi, sans image ni espèce des sens trompeurs [46], sujets à mille et mille illusions, sans discours de l’esprit ; et en cette créance, elle doit faire toutes ses ac-tions depuis le matin jusques au soir, dressant son intention et offrant toutes ses actions à Dieu, pour les faire toutes en sa divine présence et conformément à sa sainte volonté.


Elle peut aussi se maintenir en la vue de la présence divine par l’exercice de divers actes de [47] ressouvenance, concevant parfois une crainte filiale et une profonde révérence de Dieu, se voyant si près de lui éclairée de sa lumière et de toutes parts frappée des rayons d’icelle. Quelquefois, elle fera des actes d’hu-milité et abaissement de soi-même, voyant sa misère honorée de sa divine présence et son indignité être assistée de son divin secours. Autre fois, par une grande admiration [48], voyant que Dieu opère si familièrement avec elle en toutes ses œuvres.

102 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


En après, par une extrême joie et liesse de se voir faite le temple de Dieu vivant ; parfois aussi par une douceur de cœur aimant son Époux, voyant sa grande débonnaireté et clémence ; en outre, par une intime jubilation de cœur, se sentant délivrée de la servitude d’elle-même et de sa propre volonté. Davantage par un [49] total abandonnement de soi entre les mains de son Époux, pour plus pleinement jouir de lui, comme aussi par des actes de perpétuelle résolution de vivre dans l’abnégation de soi-même, ayant connu par expé-rience la parfaite consolation et secours qu’elle retire de cet abandon de soi entre les mains de Dieu. Bref, elle se main-tiendra en la présence de Dieu par un vrai anéantissement de [50] soi-même sous la puissance et grandeur de l’être infini, se soumettant parfaitement à ses mouvements, avec résolution de ne s’en séparer jamais.


Chapitre viii. Des fruits qui se recueillent en cet exercice


L’application d’intention opère la vue et le regard de la présence de Dieu, parce que la volonté de Dieu [55] est lui-même, tellement que quand nous nous accoutumons de la voir en toutes choses, nous voyons aussi Dieu en icelles. […] [56] Dieu demeurant continuellement avec l’âme par sa vo-lonté, elle le connaît et se voit soi-même en lui, elle voit les perfections divines, et en elle ses imperfections : la lumière de cette connaissance divine chasse ces ténèbres par sa clarté, son ignorance par sa sapience. […]


La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient de-meurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la vo-lonté propre de l’homme ne [58] peuvent demeurer dans une même âme, d’où vient que l’âme abîmant sa volonté en celle de Dieu, elle commence à vivre en Dieu, et n’opérant qu’en Dieu, pour Dieu et avec Dieu, on peut vraiment dire qu’elle n’est plus active, mais passive, c’est-à-dire qu’elle ne fait plus rien de soi-même, mais que c’est Dieu qui fait tout en elle. Ce n’est pas pourtant que l’âme demeure oisive sans rien [59]

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faire : au contraire, elle agit parfaitement par les actes qu’elle produit dans cette volonté divine, qui sont si parfaits qu’elle n’en a pas de ressentiment et ne s’aperçoit point de ce qu’elle fait, d’autant qu’elle opère en Dieu spirituellement et non sen-siblement. Elle opère sans volonté propre, laquelle d’ordinaire est impétueuse, turbulente et pénible ; au contraire, la volonté de Dieu est paisible [60], tranquille et plaisante, qui fait que vraiment elle demeure suspendue et aliénée d’elle-même, et se tient ferme et constante en Dieu.


Chapitre ix. Du transport et transformation qui se fait en cet exercice


La volonté divine par cette voie ici porte l’âme, en un transport d’elle-même, en Sa [61] divine Majesté. Par un ardent et fervent amour, qu’elle demeure du tout absorbée en l’immense mer de la divinité, en sorte que, de quel côté qu’elle soit, elle regarde Dieu et ne peut rien peser, imaginer, apprendre ni comprendre que lui seul, dans lequel elle voit, comprend et apprend toutes choses, se perd à soi-même pour se trouver parfaitement en Dieu, et arrive à une union parfaite avec lui, parce [62] qu’en faisant sa volonté, elle est un même esprit avec lui, si bien que la volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté il possède Dieu.


Et par cette union de l’âme avec Dieu, s’ensuit la transfor-mation, parce que l’âme se dépouillant de sa propre volonté pour recevoir et avoir celle de Dieu, elle se dépouille de ce qui est de l’homme, se revêtant de Dieu. Et sa sainte volonté rem-plit tellement [63] son cœur qu’elle pénètre jusques aux plus profondes et intimes parties d’icelui, lui communiquant une suavité et parfait goût de sa douceur, en sorte qu’elle demeure toute en lui défaillante à elle-même : elle ne vit plus qu’en Dieu, comme dit l’Apôtre 136.





136. Ga 2, 20 : « Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi » (Amelote).

104 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Bref, nous dirons que cet exercice, qui est la vraie lumière de Dieu, nous montre des choses merveilleuses, et qu’il [64] contient tous les chemins qui ont été tracés de la perfection, retranchant tous les travaux, hasards et difficultés qui se ren-contrent en la voie du salut.


Chapitre x. De la connaissance des secrets de Dieu


Si c’est une chose tant désirée en ce monde que de savoir les secrets de l’homme, [65] combien désirable doit être la connais-sance des secrets de Dieu ? Et s’il est si plaisant et agréable d’en-trer dans le secret de notre intime ami, qu’est-ce d’entrer dans le secret et le plus caché du cœur de Dieu ? Et c’est ce que fait et à quoi arrive l’âme par l’exercice continuel de la conformité de sa volonté à celle de Dieu, car en faisant la volonté de Dieu, l’âme la connaît. Et comme [66] Dieu, qui est incompréhensible de sa nature, se faisant homme, s’est rendu compréhensible à nous, et d’invisible qu’il était, il s’est fait visible, et ainsi sa divine volonté qui est son esprit et lui-même : devant qu’elle soit en la nôtre, elle est cachée et inconnue, mais y étant conjointe, elle se manifeste et se rend visible. Et tout ainsi que, devant l’Incarnation, il était seulement Dieu, mais après [67] l’union avec l’humanité, il a été fait Dieu et homme, et ainsi la volonté qui était seulement divine, après l’union avec la nôtre est divine et humaine, et comme cet homme-là pouvait dire : « Je suis Dieu », aussi cette volonté de l’homme peut dire : « Je suis la volonté de Dieu. » […]


Chapitre xii. De l’excellence de l’intention de faire nos œuvres pour la volonté de Dieu


que tout cela soit fait avec ce seul motif : pour ce que Dieu le veut, tous autres intérêts propres et profits particu-liers, et toutes autres fins, quelles qu’elles soient, retranchées. Et d’autant plus fidèlement que nous pratiquons cet exercice (80), d’autant opérerons-nous plus efficacement ; et la joie et le contentement qui se retrouvent en cette pratique feront puissamment surmonter tous obstacles qui pourront survenir à cette fin. […]

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Chapitre xiii. Que la pratique de cette intention perfec-tionne nos œuvres qui ont une fin honnête.


Il est à remarquer que toute autre fin que la volonté de Dieu a en soi toujours quelque affection, passion ou sensualité, ou autre imperfection secrète et cachée, comme les pénitences, prières, aumônes ou [82] autres bonnes œuvres, qui se font pour éviter l’enfer ; et bien que ces intentions soient bonnes et honnêtes, elles ne portent point pourtant l’âme droit à Dieu, ni ne la retirent pas tout d’un coup de l’amour de soi-même et des autres regards humains, comme feront le but, la fin et l’intention pure et simple de faire la volonté de Dieu. […]


Chapitre xiv. Que cette intention se doit retrouver ès œuvres naturelles.


Les actions naturelles, comme sont celles-ci de manger, boire, dormir, et toutes les autres choses nécessaires à la vie humaine étant faites pour cette seule fin et intention d’accom-plir la volonté de Dieu, lui [87] sont grandement agréables et méritoires devant Sa divine Majesté, et comme dit un certain docteur, une âme méritera plus en faisant lesdites actions na-turelles pour cette fin que si elle jeûnait et se disciplinait et fai-sait autre pénitence par un autre moyen, quoique bonne. […]


Chapitre xvi. Que cette intention nous délivre des peines de la partie inférieure.


Dieu qui est juste et bon ne demande de nous que ce qui est possible, et (98) non pas l’impossible.


Chapitre xvii. Du temps auquel on doit dresser son intention


Pour faire ces actions avec la perfection qui est requise en cet exercice, il faut appliquer son esprit avec présence actuelle à l’action soit spirituelle ou temporelle, pour voir toutes les conditions qui sont requises pour être dite parfaite, sans [101] que l’esprit s’arrête ni distraie à autre chose qu’à cette action qui se fait, ni qu’il s’applique à penser même actuellement en

106 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Dieu, l’âme ne pouvant pas en ce monde avoir deux objets tout ensemble sans manquer à la perfection de l’un et de l’autre : cette attention actuelle est entée dans l’intention que l’âme a dressée devant que de s’appliquer à l’action. Il est important de remarquer [102] qu’il n’est pas nécessaire à chaque œuvre de dresser son intention, mais qu’il suffit de le faire lorsque l’on se trouve distrait et éloigné de la pensée de cette intention. Il faut prendre garde de ne se dégoûter ou décourager. […]


Les sécheresses et aridités ne doivent point [104] empêcher l’exercice de ses [sic] œuvres pour cette fin : car l’âme qui les souffre a autant de mérite comme si elle sentait de la suavité et du plaisir en opérant, puisqu’elle cherche Dieu seulement et non elle-même. […]


Chapitre xviii. De la mortification des passions qui pro-vient de cet exercice


[…] La grâce divine lui donnera une joie et consolation, qui suit immédiatement et accompagne inséparablement [111] à l’âme ce que la règle matérielle sert à régler la ligne, car si on tire la ligne de sa vie par cette règle de la volonté de Dieu, elle sera toujours fort droite, mais si l’âme se laisse emporter d’un côté ou de l’autre, la ligne se courbera et se rendra tortue. […]


Chapitre xix. Dénombrement des passions et remèdes pour les mortifier


Afin que l’âme connaisse mieux ses passions, nous les met-tons ici au nombre d’onze en tout, savoir six qui appartiennent à la partie concupiscible : amour, désir et joie, qui regardent [112] le bien ; la haine, la fuite et la tristesse qui regardent le mal. Cinq qui appartiennent à l’appétit irascible, savoir : espérance, désespoir, crainte, audace, et l’ire. Quelques-uns les réduisent toutes à quatre, savoir vaine joie, vaine crainte, vaine espérance et vaine tristesse.


On pourrait apporter le remède qui est enseigné en beau-coup de livres, opposant le contraire, comme à la vraie joie, la [113] vaine tristesse de nos péchés : […] il est bien inférieur et

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moins efficace que celui de la volonté de Dieu, lequel travaille incessamment à [114] chasser et bannir les passions et imper-fections de l’âme.


Lorsque l’âme se verra combattue des dites passions, elle doit incontinent dresser son intention et penser que pour faire la volonté de Dieu, elle renonce à cette passion, s’en retire.


Chapitre xx. De la parfaite imitation de la Passion de Jésus-Christ qui s’acquiert en cet exercice


Deux choses se sont rencontrées en la Passion de Notre Sei-gneur fort [122] considérables, savoir ses souffrances et le but et intention qu’il a eus de faire la volonté de son Père. […] Cette intention est infiniment plus noble et plus divine que la souffrance. […]


Chapitre xxii. Du plaisir qu’il y a de se laisser conduire à la volonté de Dieu


Nous voyons ordinairement en l’amour humain que la per-sonne qui aime se trouve si hors d’elle-même qu’elle va selon le mouvement et le sentiment de l’amour qu’elle a, et de là vient que sa volonté va et se donne sans [130] difficulté à cet amour pour agir perpétuellement selon icelui, tant ce lui est chose plaisante et agréable de se laisser aller et emporter aux mouvements du sujet aimé.


Considérons l’amour d’un fils qui aime tendrement et pas-sionnément son père, il met tellement sa confiance et tout son soin à la providence de ce père, qu’il ne pense, ne dit et ne fait rien que par sa volonté, il se tient en assurance sur l’affection qu’il a pour son père, et sur celle que son père a pour lui. […]


Je m’en vais là pour faire la volonté de Dieu, je reviens pour faire la volonté de Dieu. Mais puisque la [133] fin de cet exer-cice n’est autre que de porter l’âme à une quiétude et tranquil-lité, et cessation du travail de l’esprit pour le faire reposer en celui de Dieu, l’âme doit prendre garde à ne se gêner point par des craintes et des scrupules, et chasser bien loin ces an-xieuses sollicitudes qu’elle pourrait avoir, si actuellement elle

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a la pensée de faire la volonté de Dieu ; car, par l’intention qu’elle aura dressée [134], par exemple le matin, elle persistera dans la perfection de son œuvre, pourvu qu’elle n’ait pas une intention mauvaise ou sinistre actuellement 137, qui la détruise ou la désavoue.


Chapitre xxiii. Des moyens de vaincre les difficultés qui se rencontrent en cet exercice


Parce qu’en cette vie il ne se trouve [135] rien qui n’ait ses inconvénients et difficultés, laissant à part celles qui pourront naître en la pratique de cet exercice, pour les résoudre de vive voix, selon les occurrences, nous nous contenterons d’en exa-miner deux en ce chapitre.


La première est qu’il se trouvera beaucoup d’âmes qui au-ront une vue et un désir de la vie contemplative qu’elles se représenteront selon leur désir [136], et souventes fois selon leurs inclinations ; ces âmes, dis-je, étant portées au repos et tranquillité naturellement, croiront que tout le bon plaisir de Dieu est qu’elles se retirent extérieurement, et penseront que toute leur perfection consiste à fuir les actions de la vie active.


La seconde difficulté est qu’il y a des âmes qui verront au contraire si clairement et parfaitement [137] la perfection et le mérite de la vie active, et qui, étant portées par une inclination naturelle, voudront toujours y être employées, et y établissant leur perfection, négligeront les exercices qui portent au repos et tranquillité de la vie contemplative.


Pour vaincre ces difficultés, l’âme religieuse doit savoir que la fin de ce saint exercice est de la conduire à la perfection [138], et que la perfection ne se retrouve qu’en la conjonction de ces deux vies contemplative et active, et qu’elles se pratiqueront toutes deux ensemble en l’observance des règles de cet exercice.


Or nous appelons la vie active non seulement ce qui est des actions extérieures, mais encore tout ce qui touche l’extirpation des vices pour y planter les vertus, le règlement des passions. […]



137. Qui fait craindre des malheurs.

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Chapitre xxiv. Que la perfection religieuse consiste en la pratique des vertus.


C’est ici la pierre d’achoppement de plusieurs âmes, qui sans avoir cultivé l’âme et sans l’avoir fondée dans la vertu, elles veulent voler à la contemplation, s’exerçant aux hautes considérations et souventes fois curieuses recherches des gran-deurs et perfections de Dieu, ayant méprisé l’exercice conti-nuel de la connaissance d’elles-mêmes, et n’ayant point acquis l’humilité ni les autres vertus, non plus que la mortification des trois facultés de l’âme, ni de leurs sentiments, désirs et pas-sions, elles tombent le nez en terre, et souvent Dieu le permet pour les châtier de leurs présomptions, elles ont des illusions qu’elles [142] croient vraies visions, […] elles viennent à s’éle-ver en elles-mêmes et à mépriser les autres. […]


Chapitre xxv. Que l’opération de la volonté est plus requise en cet exercice que la spéculation de l’entendement.


Nous avons montré ci-devant que ce saint exercice porte l’âme à Dieu par l’amour et continuelle adhésion à sa sainte volonté, dont nous recueillons que la personne [148] reli-gieuse s’abuserait bien fort, qui penserait s’unir à Dieu par des spéculations et beaux discours de l’entendement.


Les spéculations de l’entendement n’arrivent point à la connaissance de Dieu pour le posséder en toute son étendue, mais l’affection de la volonté l’étreint et le possède. L’enten-dement proportionne Dieu à sa petite capacité, la volonté se forme et proportionne à [149] Dieu selon sa grandeur. L’entendement rend Dieu semblable à soi, mais la volonté se rend semblable à Dieu. L’entendement fait descendre Dieu à l’homme, mais la volonté fait monter l’homme à Dieu. L’en-tendement travaille au-dessous de soi, mais la volonté opère par-dessus soi-même. La spéculation et le discours font que nous demeurons en nous-mêmes, mais l’amour de la volonté [150] nous fait sortir hors de nous-mêmes. Et pour fin, le dis-cours est chose humaine, mais l’amour est chose divine, et bien souvent le discours de l’entendement n’est pas la perfec-

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tion ni la vraie contemplation et quelquefois il est contraire et préjudiciable à la perfection. Saint Denys conseille à son disciple Timothée de retrancher et suspendre l’opération de l’entendement ; aussi en la voie de Dieu il ne faut pas tant s’appliquer à la considération et aux discours comme à la fer-vente affection de cœur. […]


Chapitre xxvi. De l’oraison et des différentes manières de la faire


Il y a trois façons de faire l’oraison selon ce saint exercice, lesquelles dépendront de la connaissance de la portée de cha-cun, et du trait de Dieu, ou pour le dire plus clairement, selon la grâce que Dieu donnera à l’âme. [153]


La première est la méditation ; la seconde, les aspirations, et la dernière, cette seule volonté de Dieu, qui sans aucune comparaison est le plus sublime moyen.


Le premier de la méditation vient à celui de l’aspiration, et celui de l’aspiration parvient à celui de la volonté ; et les uns et les autres peuvent et doivent toujours être tenus pour cette seule fin d’accomplir la volonté de Dieu. [154]


L’âme religieuse doit observer en ces trois manières d’orai-sons que la volonté de Dieu se présente à elle pour seul objet, en sorte qu’elle ne permette à sa volonté d’avoir aucun désir d’être consolée, mais seulement qu’elle ait la vue de faire chose agréable à Dieu.


Que si l’âme peut gagner sur soi-même cette pure intention, elle sera infailliblement consolée et obtiendra tout ce qu’elle [155] désirera de Dieu : elle se verra illuminée et éclairée par sa sagesse, elle trouvera grâce devant lui, par la résignation à sa sainte volonté, elle sera en assurance d’être hors de toutes difficultés ; et étant attachée à Dieu par cet exercice continuel, elle aura du contentement aussi bien en la désolation qu’en la consolation, demeurant toujours ferme, constante et tran-quille en son unique bien.

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Chapitre xxvii. Des marques de la bonne intention pour faire la volonté de Dieu


Pour reconnaître si la volonté de Dieu a été notre seule et unique intention, il ne faut qu’avoir la considération de quatre points très importants.


Le premier est l’actuelle ressouvenance de cette volontaire rectification [157] d’intention selon la volonté de Dieu, qui chasse de l’esprit l’oubliance d’elle-même.


Le second est que la volonté de Dieu doit être seule et uni-quement notre but, ce qui exclut toutes les autres fins et inten-tions bonnes ou mauvaises.


Le troisième est que cette intention de faire la volonté de Dieu doit être accompagnée d’assurance et de foi vive, croyant [158] qu’après avoir dressé ainsi son intention qu’on fait la volonté de Dieu, et que l’œuvre faite est l’œuvre de Dieu, et que cette volonté est Dieu même. Cette foi et cette assurance chassent toutes les vacillations et hésitations, lesquelles ordi-nairement empêchent de cueillir les fruits de nos œuvres, nous privent du soulagement de nos travaux, de la joie du Saint-Esprit, accroissement de lumière [159], présence, assistance, familiarité et jouissance de Dieu.


L’âme religieuse remarquera que cette hésitation dont nous parlons arrive le plus souvent aux choses indifférentes par une très grande curiosité de savoir si l’œuvre est selon la volonté de Dieu ou non, et par l’ignorance, ne sachant pas que nos œuvres ne sont agréables ou désagréables à Dieu, que par l’in-tention [160] avec laquelle elles sont faites.


Les âmes grossières se persuadent aussi quelquefois que Dieu ne regarde pas aux choses basses, viles et corporelles ; et en ce point elles s’abusent grandement, puisque l’intention que nous savons de faire les actions les plus basses du monde pour ce seul respect de lui plaire et d’accomplir sa sainte vo-lonté, les élève à un degré très haut et les rend [161] agréables à Dieu. Et puisque nous ne pouvons faire sans Dieu et qu’il opère toutes choses en nous, si nous rapportons toutes les ac-

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tions à sa gloire, pour si petites et basses qu’elles soient, il ne peut, tant il est bon, qu’il ne les agrée et les avoue 138.


Il y a aussi un doute qui travaille les personnes qui ne sont pas encore grandement spirituelles sur les choses plaisantes [162] et sensibles : elles estiment qu’on ne peut pas les faire avec cette rectification d’attention, et pensent que ce soit mo-querie de croire que ces actions puissent être agréables à Dieu. L’apôtre saint Paul découvre cette tromperie, disant que tout ce que nous ferons doit être rapporté à la gloire de Dieu.


Le quatrième et dernier point est la continuation de cette intention [163] de faire la volonté de Dieu en toutes nos œuvres, autant que notre fragilité le peut permettre. Or cette continuation s’oppose à la discontinuation et interruption de cette pure intention par d’autres affections qui surviennent en faisant ces œuvres, ou de quelques passions contraires.


Chapitre xxix. Des marques de la bonne action pour faire la volonté de Dieu


Au matin, la première chose que doit faire une âme chré-tienne et religieuse est d’élever son esprit à Dieu, lui rendant grâce de ce qui a plu à Sa divine Majesté la conserver et préserver la nuit de tant d’accidents en [179] quoi elle pouvait tomber.

Elle lui offrira son cœur, ses désirs, ses affections et tout soi-même pour la journée honorer, adorer, référer et servir fidèle-ment Sa Majesté.


Elle se proposera de passer la journée en tout ce qui est de son devoir, regardant toujours Dieu présent qui la voit et regarde, et de conformer entièrement sa volonté à [180] celle de Dieu, et fera les trois actes suivants : premièrement de foi, reconnais-sant et proposant qu’elle croit tout ce que la sainte Église croit et tient, et qu’elle veut vivre et mourir en la foi et créance que l’Église catholique, apostolique et romaine croit et tient.


Secondement, elle fera un acte d’espérance, protestant qu’elle ne veut espérer ni se confier qu’en Dieu seul, et croire et tenir



138. Avoue : reconnaisse.

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[181] de Dieu tout ce qu’elle recevra de bien en ce monde, comme venant de sa bonté, et comme tenant Dieu pour Père, qui lui donne tous les aides et secours nécessaires pour acquérir son salut.

Tiercement, elle fera un acte d’amour, protestant qu’elle aime et veut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces et puissances, tant intérieures qu’exté-rieures, et [182] proteste de ne vouloir aimer aucune créature ni aucune chose qu’en Dieu et pour l’amour de Dieu.


Ces trois actes faits, elle demeurera en une ferme résolution d’employer la journée en tout ce qui sera de sa vocation, et se tiendra le plus qu’elle pourra recueillie en elle-même, pour faire toutes ses actions selon la volonté de Dieu, par les règles et enseignements qui sont couchés dans ce saint [183] exer-cice, auquel elle profitera selon la fidélité qu’elle aura en la pratique d’icelui.


Et d’autant qu’il importe du tout à l’âme qui tend à la perfection de s’appliquer aux saintes lectures des livres qui peuvent le plus instruire l’âme, nous mettrons une table de ceux qui ont été reconnus les plus propres et solides pour ser-vir à cette fin ; car comme la lecture des saints livres [184] sert beaucoup à l’âme, la lecture de ceux qui sont curieux y apporte beaucoup de préjudice, l’esprit pouvant se distraire en toutes les choses qui sont au monde par lesdites lectures, qui ôtent le retirement et solitude de l’esprit, ni plus ni moins que si la per-sonne allait par tout le monde voir ce qui y est. C’est un point remarquable qu’une âme religieuse qui a promis la clôture doit retenir [185] l’esprit dans la limite de sa retraite, comme elle y est de corps, et qu’elle ne doit lire que ce qui la porte au profit spirituel de son âme.

114 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Chapitre xxx. Distribution des exercices pour tous les jours de la semaine


Enseignements ou préceptes de saint Denys appliqués aux Filles des Saints-Martyrs.


[20 paragraphes numérotés]


  1. Aimons surtout la vérité, tant en nous qu’aux autres, et ne souffrons pas que la passion prenne place de la raison.


  1. Il faut plutôt souffrir toutes sortes de malheurs que de violer la vérité, il faut que nos cœurs et nos langues soient une même chose, jouant à même ressort.


  1. Le seul objet de nos pensées et de nos vies doit être Jésus-Christ. […]


  1. Dieu est bien présent à tous les hommes, mais tous les hommes ne sont pas présents à Dieu. La marque d’une âme qui est présente à Dieu, c’est quand elle parle volontiers à la sainte bonté, qu’elle est en tranquillité. […]


  1. Commencez tout ce que vous faites en invoquant Jésus-Christ, non pour faire qu’il vous écoute et qu’il vous regarde, car de sa grâce il le fait toujours. […]


  1. Les choses les plus sublimes jetteront dans votre cœur tant de lumières resplendissantes qu’il n’y aura rien que vous ne soyez capables de comprendre, si vous avez le cœur simple et désintéressé.


[…]


  1. Celui-là seul est bien savant qui fait ce qu’il sait. […]


  1. Vaut bien mieux que nous soyons à Dieu qu’à nous-mêmes. […]


  1. La sagesse du monde est folle tout ce qui se peut, et la portée de nos esprits est fort raccourcie : ne mesurez pas vos bras ni vos pensées quand vous voulez servir Dieu, mais dépendez tout entièrement de la grâce de Dieu. […]


  1. Soyez tout à fait hors de vous-mêmes et de vos intérêts et soyez tout dans Dieu et dans ses intérêts, si vous voulez faire quelque chose de grand. […]


  1. [Éloge du grand martyr Denys, protecteur de Paris, ville fortunée…]








Archange de Pembroke († 1632), dirige la Mère Angélique


L’anglais Archange de Pembroke, converti du calvinisme, fut l’ami du Père Archange de Joyeuse et un proche de Benoît de Canfield. Il assura de très nombreuses charges de gardien à Meudon (1595-1597), Chartres (1598), Saint-Honoré (1604, 1609-1610), avant d’être par huit fois définiteur de sa pro-vince (entre 1615 et sa mort, qui survint le 29 août 1632).


On peut l’apprécier directement par les huit lettres auto-graphes qui nous sont parvenues 139. Il les adressa à la Mère Angélique au début de sa réforme de Port-Royal-des-Champs. Il la dirigea de novembre 1609 à 1620, puis le relai fut assuré brièvement par François de Sales avant la prise en main par Saint-Cyran. C’est un exemple attachant de direction de moniales par un capucin. Le cas est fréquent, ce qui justifie une notice, outre l’importance propre de ce co-responsable de l’essor capucin en France et à la célèbre réforme menée par sa jeune dirigée (voir Sainte-Beuve sur la « journée du guichet », dans son Port-Royal).


Des extraits de ces lettres illustrent le « commerce pieux et dévot entre l’ordre de saint Bernard [des cisterciennes] et celui


139. Lettres du ms. B.N.F. f. fr.17808, reproduites dans l’étude d’Ubald d’Alençon, que nous citons en omettant ses nombreuses références de sources, avec la pagination reprise des Études franciscaines, t. XXIV, juillet-décembre 1910, 46-62, 249-265, 665-679, « Les Frères-Mineurs capucins et les débuts de la réforme à Port-Royal des Champs (1609-1626) » ; v. aussi DS 1.645, 5.1375 & 14.1111.

116 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


de saint François » ; ils sont suivis de quelques brefs extraits de la vaste étude d’Ubald d’Alençon (dont l’appréciation du jansénisme concurrent est mitigée ; on se reportera sur cette question débattue à l’ouvrage de Louis Cognet 140).


Lettre I


[…] Dieu prétend de vous faire d’autres plus grandes grâces et plus signalées, et attend quelque chose de grand de vous. Prenant résolution de l’écouter au secret de votre âme, pour obéir à ce qu’il demandera de vous, comme vous ferez en cela une action la plus digne et généreuse que vous pourriez dési-rer, plus agréable à Dieu et aux anges, et d’un plus grand éclat, odeur de toute suavité et bon exemple pour toutes sortes de personnes, aussi le contentement que vous en recevrez dès ce monde et la gloire dont Dieu vous ornera en l’autre excédera infiniment toutes sortes d’autres consolations, pour grandes que vous les pussiez chercher entre les créatures d’ici-bas. Mais aussi en contrepoint il sera nécessaire et ne se pourra faire autrement, que en la suite de vos saints désirs, vous ne soyez combattue de quelques difficultés et oppositions, puisque c’est la nature et condition du bien et de la vertu qu’elle ne se re-trouve que parmi les difficultés.


Pour ce qui est de la dignité de cette action il n’est point besoin de paroles pour vous le persuader, puisque Dieu même ne peut demander chose plus grande d’aucune sienne créature sinon de le suivre, et s’abnéger 141 soi-même, pour faire en tout et partout sa volonté, puisque ce faisant nous lui donnons la chose seule que nous lui pouvons donner, et que [59] seule entre toutes autres il nous a donné en propre, avec une pleine et entière liberté. […]


Pour le contentement quoique ce ne doive être votre objet, et que vous ne deviez là arrêter votre vol, néanmoins comme c’est la nature du bien et de la vertu que d’êtres plaisante et



  1. La Réforme de Port-Royal, 1591-1618, Paris, Flammarion, 1950.


  1. S’abnéger : se renier.

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agréable, et pleine de toute consolation, il ne se pourra faire que vous n’en ressentiez des effets d’autant plus suaves et im-perceptibles que toute cette œuvre et résolution est une œuvre qui surpasse la nature, et qui est toute de la grâce. Des choses d’ici-bas, comme elles sont sensibles et proportionnées à nos sens, on pourrait bien exprimer de paroles les contentements qu’elles nous apportent, mais pour les autres qui naissent de la vertu et de l’amour que nous portons à Dieu, se serait leur faire tort que d’en penser dire quelque chose, et comprendre combien est grande la douceur des suavités et consolations que sa bonté infinie a cachée à ceux qui le craignent. On en peut bien sentir des effets, mais non pas en parler. Pour ce, ce sera à vous de les goûter et savourer premièrement, et puis vous connaîtrez combien est incomparablement plus doux et suave Notre Seigneur qu’il ne se pourrait dire ni même penser.


Il nous reste donc seulement de vous fortifier contre les dif-ficultés dont vous ferez rencontre. Et quant est de celle que vous m’avez communiquée et dont votre esprit se sent agité, je ne m’étonne pas si elle paraît et se montre des premières. D’un côté l’honneur que vous devez à vos parents, et que spéciale-ment Dieu vous commande de porter à vos pères et mère, et de l’autre le service si particulier que vous devez au Créateur même et commun Père de tous, et que votre vocation requiert si expressément de vous, ne peuvent qu’ils ne laissent votre es-prit fort perplexe et douteux. Et néanmoins cette difficulté qui vous semble si grande n’est rien au prix de beaucoup d’autres dont vous ferez rencontre en ce chemin de vertu.


[251. Post-scriptum écrit sur un billet joint à la lettre III]


Madame, Dieu vous donne sa paix, étant sur le point de clore notre lettre, j’ai reçu la vôtre du 3e de ce mois avec autant de compassion de vous voir agitée parmi les flots et tempêtes des difficultés innumérables sensibles et poignantes, comme d’affection d’importuner le Très-Puissant à ce qu’étendant sa main d’en haut, il vous retire de ces anxiétés, troubles et tristesses pour vous conduire au port d’assurance en un vrai

118 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


repos d’esprit, joie et contentement. Je désire cela d’autant plus affectionnément que moins il m’est possible d’exprimer par lettre morte les effets d’une vive foi […]. Je vous dis donc derechef : crions à Dieu et iI nous exaucera. […]


Lettre VI


[261] […] Et suis tout transe [sic] de compassion, vous voyant au milieu de ces tempêtes, mais j’espère que celui qui est le gard[ien] d’Israël ne dormira pas, lequel commandera aux ventes [sic] turbulentes et furieuses tempêtes et apportera le calme. […] Je vous enverrai M. Gallot pour vous aider à soutenir l’assaut de vos filles et pour apaiser les pauvres esprits. […] Nous ferons venir un bon [262] prêtre séculier, mais il ne faut pas que notre petite abbesse s’afflige, car je vous assure que tout ira bien. Il n’y a rien sans difficulté en ce monde, consolez-vous donc en Dieu et regardez en quoi je vous puisse servir, car votre bien et votre contentement en Dieu m’est plus sensible que la mienne propre. […]


Puis Ubald d’Alençon explique ce qui suivit comme suit :


[674] Et malgré l’avis que la Mère Angélique prétend lui avoir été donné de ne pas s’entretenir avec les autres religieux, des confrères du P. Archange de Pembrock correspondaient avec Port-Royal et s’occupaient de l’avancement spirituel des cisterciennes réformées ; le P. Pascal, le P. Archange du Tilles, le vénérable Père Honoré, sans parler des jésuites. Ce commerce pieux et dévot entre l’Ordre de saint Bernard et celui de saint François continua tout le temps que le doux évêque de Genève prit soin de la Mère Angélique (1618-1620) et même après cette époque. Il eut lieu non seulement avec Port-Royal, mais encore avec Maubuisson et Saint-Cyr.


Quel dommage que nous n’ayons pas les réponses de la Mère Angélique ! […] Nous n’avons, dans les lettres éditées seulement en 1742 et par les jansénistes et dans des conditions impossibles à contrôler, que deux fragments relatifs à notre sujet. […676] […] La Mère Angélique […] manifesta à sa fa-çon l’estime qu’elle nourrissait au fond de son cœur à l’endroit

Archange de Pembroke

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des religieux franciscains ; « Surtout­ elle voulait, écrit sa nièce la Mère Angélique de Saint-Jean, qu’on eût plus d’affection à bien traiter les capucins et autres pauvres religieux qui ont moins accoutumés de l’être chez eux. » […]


Au début de 1623, la réformatrice quitta l’abbaye de Mau-buisson. Les religieuses formées par elle en ce monastère vinrent grossir l’essaim de Port-Royal, le 3 mars 1623. […] La même année 1623 vit à la fois à Port-Royal l’entrée en scène de Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et le départ des capucins. À l’influence des frères mineurs succéda celle des oratoriens et de l’évêque de Langres Zamet. En 1634 Saint-Cyran devait même prendre la succession totale de ces derniers dans la direction spirituelle de Port-Royal.


[…678] L’Ordre des frères mineurs adoptera l’opinion d’un de ses membres, le P. Zacharie Lambert de Lisieux. […] Ce qu’il affirme de la « Jansenie », il prétend l’avoir « appris d’une recluse du pays à laquelle je n’eus, dit-il, permission de par-ler qu’après de longues cérémonies ». Mais son avis n’est point favorable ; il regrette qu’à Port-Royal la doctrine soit « tombée en quenouille ». Dans son Saeculi genius […679] il donnera à ces pages un titre significatif : Gynomachia sive mulierum cum theologis conflictus, « le combat des théologiens et des femmes, la Gynomachie ».









Joseph de Paris (1577-1638), « l’Éminence grise »


Le célèbre « Père Joseph » ne fut pas seulement un habile diplomate au service de Richelieu, mais un « homme désinté-ressé, souple et résolu » qui exerça de multiples talents comme prédicateur, maître spirituel, fondateur. François Le Clerc du Tremblay devint capucin en 1599 sous l’influence de Madame Acarie 142 et fut dirigé par Benoît de Canfield. Il assura de nom-breuses fonctions au sein de son Ordre avant d’être impliqué dans la vie politique et diplomatique du royaume.


Provincial des capucins de Touraine depuis 1613, « en 1616, il intervient efficacement dans les négociations de la paix de Loudun entre la reine-mère Marie de Médicis et les princes, et il entre en relation plus étroite avec Richelieu, évêque de Luçon 143 ». On sait comment ce dernier savait prendre à son service ceux dont il remarquait la valeur (ce fut le cas plus tard de Mazarin, diplomate qui lui était opposé par Rome) 144.




  1. L’École Saint-Honoré, op. cit. en ouverture aux capucins de ce tome II, évoque l’influence des « Vrais exercices », un signe de plus des échanges entre « reli-gions », cette fois de Madame Acarie vers le futur capucin.


  1. Citation : DS 8.1372 ; Benoist Pierre, Le Père Joseph, L’Éminence grise de Richelieu, Paris, Perrin, 2007.

  2. Françoise Hildesheimer, Richelieu, Paris, Flammarion 2004. Voir p. 418 : le cardinal passe de l’affection pour le capucin mourant à l’attirance à son service de « frère coupe-choux », surnom qu’il donnait à Mazarin.

122 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Demeurent « une centaine d’écrits non compris ses lettres, ses poésies et des papiers d’État 145 ». Voici un choix de cita-tions tirées de ses enseignements aux religieuses bénédictines de la congrégation de Notre Dame du Calvaire. Rappelons qu’il a été le conseiller de Madame d’Orléans, qui a fondé cette congrégation en 1617.


1. Les Exercices spirituels des religieuses bénédictines de la congrégation de Notre-Dame du Calvaire, dont il fut le fonda-teur, ont été récemment réédités. N’y trouve-t-on pas parfois une note « quiétiste » ? :


Quand on a fait une bonne confession durant sa vie, à l’heure de la mort on n’a plus qu’à s’abandonner à Dieu. Car lorsqu’il est question de mourir, qui s’irait mettre dans l’enten-dement tous ses péchés et toutes les tentations qu’on a eues durant sa vie ? Ce ne serait jamais fait ; mais à cette heure der-nière, il faut seulement faire cet acte d’abandon entre les mains de Dieu, qu’il nous mette en paradis ou en enfer, qu’importe, pourvu que nous accomplissions ses volontés et que nous ne nous séparions point de son amour 146.


Voici une brève et belle définition de la foi, fort éloignée de la simple croyance :

La foi n’est autre chose qu’un consentement de notre volon-té à la parole de Dieu 147.

2. Ses Exhortations sont demeurées inédites 148 :


Ce que je demande de vous pour bien faire cet exercice et tout ce que je vous ai dit est une sainte joie d’esprit. Ce qui vous peut empêcher cela est la peine que vous trouvez à l’abord, vous vous troublez et inquiétez dans les difficultés à


  1. DS 8.1372/88, art. Joseph de Paris (nos citations ; voir la présentation par Raoul de Sceaux et André Rayez des seules Œuvres spirituelles : elles couvrent quinze sections).


  1. Père Joseph, L’Exercice du moment présent, texte présenté par Jean-Marie Gueullette, Arfuyen, 2006, p. 37.

  2. Ibid., p. 55.


  1. Transcriptions communiquées par sœur Paula du monastère de Bouzy-la-Forêt (proche de Saint-Benoît-sur-Loire).

Joseph de Paris

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cause qu’il vous est avis que vous n’êtes pas appelées à cela. Toutes ces craintes et pusillanimités doivent être bannies 149.


Souvenez vous que je vous ai souvent dit que votre plus grand empêchement n’était pas ce que vous pensiez ; mais c’était une chose qui n’est pas sous l’empire de votre volonté comme est de vous conserver la santé, laquelle je suis assuré que le diable fait tout ce qu’il peut pour vous la détruire par des ferveurs indiscrètes, et par ce moyen rendre inutiles celles qui seraient capables de servir la religion. Et dans un moment quand il vous trouvera disposées, il vous fera toujours pencher du côté du trop ou du trop peu. […] Et ainsi l’on prendra en toute la communauté un esprit sec, vigoureux, incharitable, et de ces excès d’austérité l’on tombe dans un excès de dérègle-ments et de relâche, l’on devient infirme. Pour le présent l’on penche plutôt vers le trop que vers le trop peu, mais il n’en sera pas peut-être toujours ainsi. Que les supérieures aient donc soin de leur santé et de celles de leurs sœurs, car quand une sœur devient un pilier d’infirmerie, ou que tout un couvent est comme un hôpital, adieu toute l’observance et l’esprit inté-rieur, car c’est une raillerie de leur aller parler de l’oraison et autres exercices, d’autant que les infirmités du corps abattent et appesantissent tellement l’esprit qu’elles les rendent impuis-santes de penser à autre chose 150.


Quelquefois je me mets à penser que nous avons tant de difficultés à rentrer en nous-mêmes et à reconnaître le fond de notre cœur, la cause est parce que nous voulons avoir cette connaissance par la lumière de notre raison et par nos réflexions sur nous-mêmes faites avec anxiété, ce qui ne peut servir qu’à nous embarbouiller et aveugler davantage. Cherchez, mes Sœurs, la connaissance de votre cœur, non dans les ténèbres de vos appuis et réflexions sensibles, mais en la lumière de Dieu. La méthode donc qu’il faut tenir pour pénétrer le fond de son cœur est de conférer avec celui de Dieu et se retourner vers lui comme vers son tout par une vue simple, mais fidèle.


  1. Exhortation 1ère sur l’exercice de la compassion de la Vierge…, 2 août 1634.

  2. Exhortation 2nde sur l’exercice de la compassion de la Vierge…, 3 août 1634.

124 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Combien de fois vous a-t-on dit que c’était là le plus court chemin pour parvenir à la connaissance de soi-même, mais au lieu de faire ainsi vous vous enfoncez volontairement dans vos scrupules et inquiétudes. […]


Vous me demanderez, mes Sœurs, comment vous pouvez faire que ce qui est en Dieu vienne en vous ; cela à la vérité semble incompréhensible ; mais néanmoins nous vous le rap-procherons en sorte que vous le comprendrez aisément. Pre-nons cet exemple : voilà une bonne religieuse de céans en orai-son qui aura tâché de se désoccuper de tout autre soin pour vaquer à son Dieu. Premièrement elle se met en sa présence et le contemple par la lumière de la foi comme un être infini, immense et incompréhensible, dans lequel elle voit son être propre abîmé et anéanti. Après elle considère que ce même Dieu l’aime infiniment, s’étant fait homme et soumis pour l’amour d’elle jusques à la mort de la croix ; voilà la vue de la divinité jointe avec celle de l’humanité. Puis par cette même foi elle entre en la connaissance des ingratitudes qu’elle oppose aux bé-néfices reçus de Dieu, ce qui lui fait prendre une ferme résolution de se convertir en cet instant vers son tout, de lui correspondre du plus intime de son cœur et de s’y attacher inséparablement. S’il s’élève quelques sentiments contraires elle les anéantit sans inquiétude, laisse passer les mouches d’une multitude de pen-sées inutiles qui peut-être en même temps voltigeront par son esprit, se complaît en ce que Dieu est bon, sage, puissant et possède la plénitude de toutes les perfections qui peuvent être en la divinité ; et dans cette complaisance elle ouvre et dilate le fond de son cœur tout vide de ses propres intérêts et disposé à se remplir de ceux de la gloire de Dieu et du bien des âmes. Lors Dieu ouvre aussi réciproquement son cœur, s’écoule et se verse tout soi-même dans le sein de cette âme ; lors se fait une conjonction d’un esprit infini avec un esprit fini ; Dieu et l’âme se font mutuellement des dons. C’est un retour d’amour perpétuel qui termine à cet heureux point que l’âme entre en un intime commerce et familiarité avec son Dieu 151.



151. Exhortation 3e, 3 août 1634.

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Quand l’âme vient à considérer cela, elle dit ainsi : « Puisque ce que j’estimais être mon mal est mon bien et que cette grande faiblesse qui est en moi que je pensais me devoir beaucoup nuire est cela même ou Dieu veut se glorifier et faire paraître la puissance de son amour victorieux, je me résous de me quitter moi-même pour laisser la place libre à Dieu, je ne veux plus faire état de mes sentiments, et par-dessus tout ce qu’il me saurait représenter, je veux me confier et prendre en Dieu toute ma force. Au même instant que l’âme a produit cet acte d’une volonté sincère et résolue, elle entre en la puissance de Dieu, de faible et pusillanime qu’elle était, elle devient forte et coura-geuse, bref cette âme est en la main de Dieu pour en faire ce qu’il lui plaira. […]


Quand une fois l’âme est entrée en la pratique de cet amour il lui arrive la même chose qu’à une personne qui est en chemin pour faire voyage, plus elle avance, plus elle découvre ce qui lui reste encore de chemin à faire, aussi plus l’âme s’avance en l’ac-quisition de cet amour, et à mesure du progrès qu’elle fait en la perfection, elle découvre de jour en jour de nouvelles merveilles. Que si la nature se lasse comme quelquefois il peut arriver que le voyageur voyant qu’il lui reste tant de chemin à faire voudrait bien n’avoir bougé du logis, mais pourtant il ne retourne pas en arrière, ains poursuit son chemin nonobstant la lassitude. […]


Pouvez-vous dire que vous êtes oiseuses lorsque vous tâchez de vous unir à Dieu, que vous consentez à ce qu’il fasse et opère en vous ce qu’il lui plaira, que vos puissances sont recueillies au fond de votre esprit pour connaître et aimer Dieu simplement et uniquement, que vous lui ouvrez vos cœurs afin qu’il y entre et en prenne possession ? Peut-on dire que l’âme est oiseuse qui pratique cela ? […]


Or tant s’en faut que ce soit être oiseux de se tenir tranquille en la présence de Dieu et consentir simplement à l’opération qu’il lui plaira produire en nous, que cet acte de soumission, abandon et consentement à Dieu est la plus excellente et la plus méritoire action qui se puisse faire. Et quand l’âme a fait son pouvoir pour produire cet acte sincèrement, qu’elle a ouvert

126 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


son cœur pleinement, lors Dieu opère en elle, il la remplit de soi-même, il se glisse en son cœur ainsi ouvert, l’attire et l’unit à lui, et combien que cela ne se fasse pas toujours par de grandes lumières et connaissances de l’intellect ni par de grands mouvements d’amour sensible, néanmoins Dieu ne laisse pas d’opérer excellemment en cette âme d’une manière inconnue à elle-même 152.


Oh, je ne suis pas digne qu’il ait tant fait de choses pour moi ! Plus vous en êtes indigne et plus vous y avez de part. C’est une défiance de croire que vos péchés puissent borner sa miséricorde. Je ne pense pas qu’il y ait au monde un plus grand péché et qui déplaise davantage à Dieu que de se défier de son amour 153.


Maintenant nous avons à vous parler de cette foi nue dont j’ai commencé à vous dire quelque chose en nos discours précédents. […] La première qualité ou perfection que nous considérons donc en cette divine clarté, c’est qu’elle est nue, c’est-à-dire qu’elle est pure, dépouillée et exempte de tout mélange des sens, parce qu’en Dieu il n’y a point de sens exté-rieurs ni de passions, il n’y a en lui aucun nuage ni ombre de changement, car il ne prend point sa connaissance par ce qui tombe sous les sens, ce n’est pas comme nous qui ne pouvons rien connaître que par les choses sensibles. Aussi y a-t-il bien à dire de la manière dont Dieu se connaît et celle dont nous le connaissons, comme il y a bien à dire entre un beau jour lorsque le soleil luit en son plein et qu’il n’est obscurci d’aucun nuage, ou bien lorsque le temps est si couvert que l’on ne voit presque point. Il fait bien un peu de jour mais cela est si obs-cur et enténébré que c’est comme s’il était nuit, et toutefois nous savons que le soleil est toujours au ciel : voilà comment nous connaissons Dieu en cette vie 154. […]



  1. 6e exhortation sur un passage du 8e des Cantiques…, 1er octobre 1634.

  2. 7e exhortation traitant des effets de l’amour…, 2 octobre 1634.

  3. Exhortation qui enseigne comme la foi doit être nue, universelle et simple…, 12 mars 1633.

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Voyez deux miroirs qui se regardent, opposés l’un à l’autre. […] L’âme se tournant au grand miroir, s’impriment en elle le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et toutes les vertus et attributs divins, avec.


Ainsi faut-il essayer d’être non seulement l’image de Dieu comme nous sommes selon notre être naturel, mais de plus [1846] faut essayer de purifier notre cœur afin d’être rendue par la grâce son image parfaite et animée, c’est-à-dire qu’il faut agir et se conformer autant qu’il est possible aux actions de Dieu, vivre de la vie de Dieu. Que nos pensées et opérations soient par proportion comme Dieu pense et opère, en un mot que l’Esprit de Dieu vivifie le nôtre, en sorte que nous puissions dire avec l’apôtre : Je vis, non plus moi, mais c’est Jésus Christ qui vit en moi 155 comme la vie de ma vie, l’âme de mon âme, l’esprit de mon esprit, le principe de tous mes mouvements 156.


C’est une Parole qui s’insinue non seulement en notre es-prit, mais aussi en nos sens et dans toute notre personne. Voilà une grande merveille, et je ne m’étonne pas que Dieu veuille s’unir à notre esprit et le remplisse de sa lumière puisqu’il l’a créé semblable aux anges, et que même il leur est semblable. Mais ce qui m’étonne, c’est que Dieu daigne s’unir à notre chair mortelle, à nos pauvres sentiments et les fasse partici-per aux grâces qu’il met au fond de notre esprit. Ensuite, on voit cette personne toute changée, car la Parole se répand dans tout son corps et en toute son âme. Et tout ce qu’elle fait est conduit et ordonné par l’Esprit de Dieu 157.


Comme l’écrit saint Augustin, nous ne recevons pas seu-lement les dons de Dieu, mais Dieu lui-même, non pas les ruisseaux de la grâce, mais la Fontaine et la Source, non le rayon, mais le Soleil tout entier. Ceci est admirable, mais peu compris par les chrétiens d’aujourd’hui. […]




  1. Gal 2, 20.


  1. Exhortation sur le même passage du 33e d’Isaïe où est enseigné comme l’âme doit habiter en Dieu…


  1. 22e exhortation, 5 février 1636.

128 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Nous ne pouvons pas transformer le Fils de Dieu en nous, mais il nous transforme en lui par amour. […] Il se répand et pénètre dans toutes les parties de notre corps et de notre âme, de telle sorte que toute notre personne s’en ressent, au-dedans comme au-dehors 158.










































158. 23e exhortation, 6 février 1636.








Martial d’Étampes (1575-1635)




Un maître artisan tout intérieur


Jean Raclardy naît à Étampes le 22 juillet 1575, dans une famille de petits artisans 159. Il entre le 20 juillet 1597 au cou-vent des capucins d’Orléans où Benoît de Canfield est maître des novices et fait profession le 29 juin 1598 entre les mains d’Honoré de Paris sous le nom de Martial. Il est absorbé à son tour par la tâche de maître des novices (Meudon, Paris, Troyes, Amiens) et de confesseur de religieuses capucines (Paris, puis Amiens de nouveau, de 1631 à sa mort). De santé fragile, il exerce sa patience dans les infirmités. On lui attribue miracles et prémonitions. Son siècle l’appréciait, comme le montre un nécrologe où il occupe la première place 160 :


Il était porté d’une charité si grande envers les infirmes et ceux qui étaient en quelque nécessité, qu’il eût employé sa vie et incommodé sa santé pour leur porter du soulagement, et était si compatissant aux besoins et nécessités des affligés qu’il en pleurait de compassion.






  1. DS 10.675/7 (art. « Martial d’Étampes ») ; DS 5.1375 (art. « Spiritualité franciscaine »).

  2. Il s’agit du nécrologe des capucins de la province de Paris du XVIIe siècle, ms. au château du Titre, où Martial occupe les fos 71-85. Nous présenterons au tome III des extraits et une brève analyse de ce document fascinant.

130 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Son enseignement empreint d’une immense douceur est à la fois humain et élevé 161. Tous sont appelés. Chaque acte d’une méthode d’oraison est déjà une oraison ; aussi devons-nous y entrer « comme à yeux clos, car Dieu n’a pas besoin de nos règles pour nous donner ses grâces et lumières 162 ». Il parle des « secrets sentiers de son divin amour », en référence à Constantin de Barbanson 163.


Il s’agit de « plonger en Dieu comme des poissons dans l’eau ». C’est un acte de la volonté, au-delà des images, qui demande simplement quelques paroles amoureuses, « sans plus d’autres inventions pour aimer que l’amour même, car rien n’est plus propre à produire un feu qu’un autre feu ». Cela suffit, car « le doux, simple et amoureux souvenir de Dieu contient éminemment tous les autres actes que l’on pourrait produire, comme de dresser son intention ».


L’acte est passiveté : « Acquiescez à sa volonté pour ne res-sentir plus qu’un seul vouloir. » Car « Dieu est toujours pré-sent, paix et repos au centre de soi-même ». Dieu est celui qui s’annonce par : Je suis qui suis 164. « Fontaine de bonté, il ne peut opérer que le bien dans le mal qu’il permet de nous arriver. » La patience est requise, mais on atteindra finalement un état où « l’on ne reconnaîtra plus que Dieu en nous, par la grâce de son opération », tandis que « nous ne verrons plus que Dieu en toutes choses ».


On trouve l’écho de son exigeante tendresse dans des lettres 165 :




  1. Nous en avons publié l’essentiel dans : Martial d’Étampes, maître en oraison, présenté par J. Fransen & D. Tronc, éd. du Carmel, coll. « Sources mys-tiques », 2008. Ce volume contient, outre une étude introductive, le court Exercice du silence intérieur sous deux formes (1639 et 1722) et le vaste Exercice des trois cloux amoureux et douloureux.


  1. Exercice des trois clous…, p. 25.


  1. Ibid., p. 50.


  1. Ex 3, 14.


  1. P. Raoul de Sceaux, « Lettres inédites du P. Martial d’Étampes », Études franciscaines, XIV, no 32, juin 1964, p. 89-102 [biographie suivie de lettres].

Martial d’Étampes

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C’est le propre des bonnes âmes, plus elles approchent du soleil, de se perdre de vue et de s’anéantir tellement qu’elles ne voient pas seulement leur ombre, car elles n’en ont point du tout tant elles sont dans l’anéantissement et basse estime d’elles-mêmes. […] Interrogez votre pauvre cœur pour sa-voir ce qu’il désire, et quand vous trouverez que ce n’est pas Dieu ou ce qui vous peut aider à vous élever à lui, recourez-y promptement, et vous remettez en Dieu seul. Cette remise de votre esprit en Dieu souvent pratiquée vous apportera un grand profit et abondance de fruits, et s’ils n’ont été si grands depuis mon départ, ce n’est pas faute que je n’aie prié Dieu pour vous, et si vous ne vous avancez, c’est que mes prières ne sont exaucées pour n’être assez ferventes : priez qu’elles le soient. […] Frère Martial, capucin inutile, et en parfaite santé grâce à Dieu 166.



Traité très facile (1630)


Le Traité très facile pour apprendre à faire l’oraison mentale… a été fréquemment réédité depuis sa première édition de 1630 167. Il part, comme Canfield, de la volonté :


La dévotion n’est pas un sentiment comme plusieurs se per-suadent, mais c’est un acte de la volonté par lequel on se porte promptement au service de Dieu 168.



  1. « Lettres inédites… », op. cit., Lettre 8.


  1. Traité très facile pour apprendre à faire l’oraison mentale, divisé en trois parties principales… par le Révérend Père Martial d’Étampes, prêtre capucin et maître des novices, Saint-Omer, 1630 ; Paris, Thierry, 1635 ; Paris, Fremiot, 1639 [cette édition n’est pas citée par van Dijk] ; Paris, Coignard, 1671, 1682, 1722 [toutes ces éditions ne diffèrent que par le découpage d’un même texte ; les deux dernières éditions sont suivies d’une Vie]. Le Traité très facile fut rapidement complété par l’Exercice du silence, qui tranche par son grand intérêt. – La description détaillée des contenus est donnée dans notre Martial d’Étampes, maître en oraison, op.cit., « Les sources… », 21-24.


  1. Traité second : « De l’oraison mentale, de la division générale de l’oraison mentale », p. 68.

132 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Son ministère lui permet de donner quelques conseils pour passer de la méditation au « silence de l’esprit » :

Il faut passer au travers des images, objets, distractions et diverses pensées qui se présenteront à notre pauvre esprit pour détourner notre vue de Dieu, et demeurer fixes en ce simple regard tant qu’il nous sera possible, sans pourtant nous forcer, ni violenter la tête ni l’estomac ; et pour pratiquer ceci plus faci-lement, il faut jeter les yeux de l’esprit sur la grandeur de Dieu, sur sa majesté, sur sa bonté, puissance, sagesse, et autres perfec-tions ; mais particulièrement sur son amour, duquel il s’aime lui-même, nous en réjouissant et l’en congratulant, en compre-nant telles perfections seulement en bloc et sans aucune spécu-lation ou distinction, les admirant et contemplant simplement au plus intérieur de notre [177] âme ; puis en un instant il faut retomber sur notre néant au plus intime de notre âme. Ce re-gard doit être accompagné d’une grande révérence, qui causera une douceur en notre intérieur et un silence en notre esprit, dans lequel nous devons demeurer tant qu’il durera.


L’école des capucins tout entière, et particulièrement Can-field, célèbre une volonté d’origine divine qui anime la nôtre. Martial conseille une action volontaire qui consiste, lors de dif-ficultés à faire oraison, à plonger en Dieu d’un coup « comme des poissons dans l’eau » :


Quand nous voyons donc la complaisance, le chagrin ou le dégoût survenir, soit en l’opération intime, soit en l’oraison, qui est son propre lieu, ou parmi les hantises et actions du prochain, sans que nous nous amusions à combattre tels fan-tômes, il faut, par un acte de foi, croire fermement que toutes ces tentations, distractions, dégoûts, inquiétudes, efforts, per-turbations, et bref tout ce que les démons nous peuvent sus-citer, ne sont pas capables de faire que Dieu nous soit moins présent ni qu’il soit moins digne d’être notre unique objet, ni empêcher que nous ne prenions en lui en ce temps-là même notre très parfait contentement. Et si les [184] distractions nous ont possédés quelque temps, en telle sorte que durant leur violence nous n’ayons eu le loisir de recourir à l’anéan-

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tissement actif 169, comme il arrive souvent en l’oraison et en d’autres rencontres, nous nous devons au moins pour lors abî-mer, plonger et jeter en Dieu comme des poissons dans l’eau, sitôt que nous nous apercevons du péril auquel nous sommes. C’est pourquoi il faut toujours nous tenir sur le bord du lac.


Il recourt à la comparaison traditionnelle illustrant le dur chemin de transformation :

Il faut que nous nous considérions comme le blé, qui sert tant à l’entretien et à la nourriture des hommes, et qui ne peut être bon à manger s’il n’a pas passé par beaucoup de métiers, parmi lesquels il semble qu’il doive être plutôt consommé et anéanti que pouvoir servir à aucun usage ; car le jetant pre-mièrement en terre, qui ne dirait qu’on le veut perdre en le faisant pourrir ? Le mettant puis [188] après sous un fléau, l’écrasant entre deux meules, le jetant dans un four embrasé, qui ne dirait qu’il est entièrement perdu ? Et cependant c’est pour lors qu’il est plus propre pour nos usages 170.


L’Exercice du silence… est un court traité absent de la première édition du Traité très facile…, onzième et dernier dans l’édition de 1639, avant-dernier dans l’édition de 1722 171. L’in-action ou action divine en nous assure une nouvelle naissance dans le silence de toutes nos puissances, si la garde du cœur est perma-nente, sans souci d’accéder à quelque attribut distinct.










  1. Voir Benoît de Canfield, Règle, 3, 11.


  1. Traité sixième : « De l’oraison mentale, en faveur des âmes religieuses qui sont tirées à Dieu par quelque trait d’oraison extraordinaire », p. 176, 183, 187.


  1. Nous adoptons ici la forme la plus achevée littérairement de 1722. – La version de l’édition en 1639 est disponible dans Martial d’Étampes, maître en oraison, op.cit. – Les différences sont notables.

134 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


De l’exercice du silence que le religieux doit garder de pensée, de parole et d’œuvre pour être tout uni et absorbé en Dieu seul


On peut dire que Dieu n’a parlé qu’une fois en toute l’éternité, parce qu’il n’a engendré qu’un [306] Fils qui est sa parole. […]


Il est finalement dans un silence de toutes sortes de change-ment et mouvement, parce qu’il est essentiellement immuable, infini, parfait en toutes manières, et par conséquent incapable de déchet et d’aucune nouvelle perfection ; d’où il s’ensuit qu’il est en un entier et perpétuel silence et inviolable repos, et même qu’il est naturellement silence, paix, repos, le centre de soi-même, des anges et des hommes.


Cet exercice du silence est donc merveilleusement ex-cellent [309], puisque c’est l’exercice de Dieu et son essence même. […]


C’est là pareillement l’exercice des âmes avancées, qui sont tirées de Dieu par un mouvement particulier ou par je ne sais quelle impuissance de ne pouvoir faire autrement, ce qui arrive par un délaissement intérieur qui les rend incapables d’une plus grande et plus actuelle occupation d’esprit, ou par une disposition corporelle qui leur donne le même empêche-ment. Et c’est l’exercice de la seule chose nécessaire que Notre Seigneur recommandait tant à Marthe et dont il louait si hau-tement Marie, qui écoutait dans le plus intime et le plus [311] profond de son cœur, avec un profond silence, cette divine pa-role au pied de laquelle elle était prosternée. Ainsi les âmes sé-raphiques n’ayant qu’une pensée, qu’une volonté et une action en l’objet de Dieu seul, si simplement, si nûment, si paisible-ment écouté, elles semblent plutôt souffrir la suave inaction de Dieu qu’agir d’elles-mêmes, et plutôt se taire et se reposer que de penser, dire et faire intérieurement quelque chose. Et il en est de même de l’extérieur, car, comme si Dieu opérait le tout en elles et par elles et qu’elles n’en fussent que les seuls organes et instruments, elles opèrent le tout avec un calme indicible et une paix si ineffable qu’elles surpassent tout sentiment. Cha-

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cune peut donc dire comme l’épouse : Je dors, mais mon cœur, c’est-à-dire mon [312] Époux, veille pour moi 172. […]


Ce saint exercice nous a été enseigné de Jésus naissant aussi bien que de Jésus prêchant Marthe et Marie ; naissant, parce qu’il naquit au temps de la minuit, que toutes choses étaient en un très profond silence 173, comme dit le Sage, afin que cette sienne seconde naissance temporelle répondît à l’éternelle, qui est grandement silencieuse, que la troisième naissance qu’il prétend faire en nos âmes fût en quelque façon semblable aux deux susdites, par la pratique d’un silence universel de toutes nos puissances en l’objet de quoi que ce soit excepté de Dieu. Car autrement, comme Dieu ne se manifesta pas à Élie dans le tourbillon ni dans la commotion, ni dans le feu, mais dans un doux [314] respir d’un très agréable zéphyr 174, ainsi Jésus ne se manifeste à nous, par cette sienne naissance spirituelle qu’il prend dans une âme, que dans le silence de toutes les autres choses créées et dans le recueillement de tout mouvement et sentiment désordonné, mettant le manteau dessus notre face, comme Élie, pour ne rien voir, entendre, adorer, goûter et sen-tir que Dieu, et dans la minuit de la naissance temporelle de Jésus, ne rien considérer que ce Verbe divin, divinement inspi-ré et nouvellement né dans le centre de l’esprit ; car c’est pour lors seulement que Dieu produit clairement, intimement et suavement, dans le fond de notre esprit, son Verbe, par lequel il se manifeste à nous et en nous, et même par-dessus nous, puisqu’il ravit nos esprits au-dessus de toutes choses [315] en l’objet d’une seule chose incréée et nécessaire, qui nous rend bienheureux dès l’état misérable de cette vie mortelle ; et ce bon Jésus, de chair que nous sommes, nous fait en quelque fa-çon Verbe comme lui, nous transformant ainsi en lui, comme de Verbe qu’il était, se faisant chair, il s’est transformé en nous.





  1. Ct 5, 2.


  1. Sg 18, 14.


  1. Cf. I R 19, 6.

136 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Chapitre ii. La pratique de cet exercice


Cet exercice de silence se doit faire à l’exemple de celui de Dieu, qui n’a qu’une seule parole bien simple, spirituelle et sans bruit. Et comme les bienheureux qui louent incessam-ment Dieu par le silence admiratif de ses immenses grandeurs commencent par [316] une paix entière, ainsi devez-vous avoir la paix sur toutes sortes de pensées égarées, imaginations, extravagances, mouvements et sentiments déréglés, recueillant et ralliant toutes les forces et puissances de vos âmes dans le centre de votre esprit, pacifiant et apaisant même toutes sortes de mouvements, bons ou mauvais, vous faisant quittes de toute autre vue, pensée, désir, crainte, affection, aversion, joie et tristesse. Cela se fait par une seule et simple vue ou souve-nir de Dieu qui tombe doucement dans le fond de l’esprit, et de l’esprit, encore plus doucement et plus amoureusement en Dieu, et ce avec une vive foi et une douceur indicible.


Attachez-vous-y donc sans étude, et vous efforcez, sans force, de faire cette heureuse chute de votre souvenir en Dieu le plus souvent [317], paisiblement, simplement, amoureuse-ment, gaiement et librement qu’il vous sera possible, sans au-cun bandement d’esprit, ne regardant pas cet exercice comme une tâche qu’il vous faut faire, mais comme une récréation sainte et libre, et dont la discontinuation nous [sic] est indif-férente, quoiqu’involontaire, faisant tout votre possible pour la continuer sans empressement ni attache, laissant à Dieu de vous conduire pour aller et venir comme il lui plaira.


Cette chute ou inclination d’esprit en Dieu sera plus reçue que ressentie et imaginée, selon que l’esprit est disposé, comme s’il tombait doucement et sensiblement en Dieu, ou sur la sa-crée poitrine de Jésus, et là, y demeurant paisiblement, avec la même vive foi et faisant compagnie au bien-aimé disciple, nous y reposant [318] et en dormant avec lui, comme aussi y veillant, parlant et opérant toutes choses sans sortir de là.


Ce doux repos fera bientôt éclipser tout autre objet impor-tun de l’esprit et rasseoir toute sorte de mouvement et de sen-timent de quoi que ce soit, parce que tout autre objet fera

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hommage à celui-ci ; et considérant toutes choses comme le néant, avouer qu’il n’y a que Dieu qui est, qui mérite d’être et d’occuper et remplir notre esprit ; ainsi toutes choses céderont la place à l’immense bonté de Dieu, l’âme demeurera paisible en ce souvenir pacifique de ce Dieu de paix qui lui tient lieu de tout, et qui lui sert de tout autre chose, parce qu’il lui vaut in-comparablement mieux que tout, et qu’elle le doit chérir plus que tout, comme celui seul « qui est », conformément au nom qu’il se donne [319] pour se distinguer de toute autre chose, qui par conséquent n’est point, puisqu’il s’appelle celui « qui est », auquel l’âme demeure collée et unie par une vive foi, une douce attache d’esprit, une tendre inclination et écoulement de cœur. De sorte qu’elle serait toute prête de dire à Dieu avec saint Siméon : « Laissez, Seigneur, aller pâmer et passer mon âme en paix, parce que l’œil de mon intelligence simple a vu son salutaire, ressemblant à une neige fondue et écoulée dans son centre par les rayons de ce divin soleil, qui l’a attirée au-dessus des temps et de toutes choses dans la divine essence 175. »


Ce doux, simple et amoureux souvenir de Dieu est si digne qu’il contient éminemment tous les autres actes que l’on pour-rait produire, comme de dresser son intention, de faire les choses pour le pur amour de Dieu ou pour sa seule [320] vo-lonté et gloire. Il surpasse aussi les oblations que nous pouvons faire à Dieu de nos actions, pensées, paroles et souffrances, et pareillement tous les désirs de lui plaire, de l’aimer et le servir, tous les propos de mieux faire à l’avenir, de nous amender et pratiquer la vertu, et même les actes de contrition ; parce que ce premier acte simple envisageant Dieu, qui est la fin et le centre de tous les autres actes, raisonnements et discours d’es-prit, les comprend tous, comme la fin qui contient les moyens, et le centre qui reçoit les lignes.


Une âme séraphique, selon cet exercice, depuis le lever du matin jusques au coucher du soir, ne fera donc autre chose intérieurement, à quelque action qu’elle vaque, soit profane ou sainte, que de se recueillir toute en la simple vue de Dieu



175. Cf. Lc 2, 29-32.

138 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


seul : à chaque [321] fois qu’elle y retourne, si elle s’aperçoit en sortir par quelques distractions, elle y rentre aussi paisible-ment et confidemment comme si elle n’en fût jamais sorti, et y demeure aussi assurément comme si elle n’en devait jamais sortir, calmant à son possible toutes sortes de mouvements et sentiments du corps, de l’âme et de l’esprit, et même ceux qui s’élèvent et éveillent, imposant silence à tout, aux yeux, aux oreilles, aux goûts, appétits, paroles, inclinations, imagi-nations, pensées, désirs, sensualités, satisfactions de la nature, amour-propre et superfluité d’actions non nécessaires en la vue de Dieu ; comme si cet Objet infini s’élevait en la suprême portion de l’esprit ainsi qu’un beau soleil, pour essuyer par sa présence toutes les ténèbres des distractions et détruire les ombres des objets [322], des affections, des sentiments, des créatures, qui se dissipent et évanouissent bientôt à l’aspect de ce divin Soleil, c’est-à-dire par le susdit souvenir de Dieu.


Mais si ce simple souvenir de Dieu, par notre indisposition, n’est pas toujours également bien disposé pour exprimer effi-cacement dans l’intelligence de l’âme la nature et la perfection de ce divin Objet, pour parler intérieurement et à l’exemple du Père éternel, par la seule et simple pensée de Dieu, ayons recours à un second moyen plus grossier que le premier, et partant plus sortable à notre imagination et plus capable de faire impression dans le fond du silence susdit, par l’expression de ces paroles articulées : « Dieu », proférées intérieurement ou même extérieurement de bouche, si besoin est, pour mieux tenir [323] en arrêt l’esprit et l’imagination.


Cette seconde manière de parler n’est que la seule pensée ou le simple souvenir de Dieu. […]


[324] Et si par notre indisposition, cette parole articulée, « Dieu », n’y fait encore rien, on y pourra ajouter celle-ci : « Dieu paix ». […]

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[325] Et si cette parole, « Paix », est encore sans effet, l’on pourra se servir de ces deux autres plus expresses à un esprit indisposé : « Rien et Tout » 176. […]


[326] Chapitre iii. Figure de cet exercice représenté par les quatre animaux d’Ezéchiel 177


[…] [327] Mais comment ne voir que Dieu et se voir soi-même, aller droit à Dieu et marcher devant sa face en se considérant soi-même, comme il est dit de ces animaux ? Je réponds que le prophète dit d’eux par mystère et par un sym-bole de ces belles âmes qui ne regardent que Dieu en premier et dernier instant, et je dis qu’elles voient Dieu comme dans un miroir, qu’elles se voient aussi elles-mêmes et tout [328] ce qui se passe en elles hors de Dieu ; car que ne voient pas ceux qui voient Celui à qui toutes choses sont présente ? Se portant donc ainsi avec les ailes d’un souvenir simple et d’un amour pur vers Dieu, leur unique Objet, comme si elles n’avaient que cela à faire et à voir, elles y découvrent tout ce qui se passe et s’élève de tumultueux en elles-mêmes, pour le calmer aussitôt, ni plus ni moins qu’en voyant dans un miroir les tâches et les difformités de leur visage, elles les ôtent et y appliquent les ornements nécessaires ; ainsi elles ne s’occupent qu’à une seule chose, et en font plusieurs sans sortir de cette unité ; et allant impétueusement à cet Un, elles accoisent 178 tout autre mou-vement mutin et sentiment rebelle, vaquant ensemble à deux choses bien contraires, c’est-à-dire au [329] mouvement et au repos, à la parole et au silence, faisant reposer et taire tout ce qui n’est point Dieu pour ne parler ni entendre que Dieu, et pour aller sans cesse de Dieu à Dieu et en Dieu.


Cette voix de l’âme fait un bruit silencieux comme le mur-mure confus des eaux et le son de Dieu sublime 179, parce que


  1. Le Rien et Tout cher à Benoît de Canfield (mais parfois mal compris, ce que soulignera Constantin de Barbanson dans son Anatomie de l’âme).

  2. Voir la vision inaugurale du livre d’Ézéchiel.


  1. Accoiser : rendre coi, calme, tranquille.


  1. Ap 19, 6.

140 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


tout ce qu’elle voit par pensée et qu’elle reçoit de l’amour de Dieu (qui sont les deux ailes qui l’élèvent) n’est rien de distinct par autre attribut particulier ; ainsi Dieu, parlant de soi-même à Moïse, ne lui dit-il pas : Je suis qui suis, sans dire quel il était. C’est aussi le même langage de l’épouse parlant de son Époux :


Mon Bien-Aimé est à moi et moi à lui, sans spécifier quel est le Bien-Aimé ni quelle est la bien-aimée, pour donner à entendre qu’il est tout son bien, toutes sortes [330] de perfections. […]


[332] Chapitre iv. Le fruit de cet exercice est la séparation de toutes choses et l’union totale et parfaite à Dieu seul.


Ne vous persuadez pas que ce silence est purement spéculatif et sans fruit ; persuadez-vous au contraire qu’il est de pratique et d’une manière très sublime à la sanctification des âmes. […]

Il vous retirera au-dessus de toutes choses, fera reconnaître et ressentir au fond de votre pauvre cœur que toute [335] autre chose que lui n’est rien, et vous affermira dans le mépris d’icelles, vous élevant par la foi et l’assurance de ce que vous croyez qui lui seul est tout et en tout, et frappant toujours à la porte de votre esprit pour le remplir de sa présence jusques à ce qu’il vous élève enfin de la foi à la claire vision de ce que vous croyez, en laquelle votre joie sera pleine, et partant entièrement en silence, ne vous restant rien plus à désirer ni à demander, car vous posséderez parfaitement et pour toujours Celui qui est tout bien et la jouissance duquel a été tant désirée de notre Père séraphique 180, qui disait si souvent : « Dieu m’est tout et tout le reste ne m’est rien. » Vivez et mourez comme lui, vous jouirez de tout en tout comme lui. Amen.


L’Exercice des trois clous (1635)


L’Exercice des trois clous 181 s’adresse aux capucines d’Amiens, « filles de la Passion » dont il fut le confesseur les



  1. Saint François.


  1. Unique édition ancienne : L’Exercice des trois cloux [sic] amoureux et dou-loureux, pour imiter Jésus-Christ, attaché sur la croix au Calvaire, et pour nous unir à

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quatre dernières années de sa vie, ce qui justifie un titre a priori suspect de dolorisme. Longue méditation sur la Passion du Christ, les « trois clous » sont en fait : « conformité, unifor-mité, et déiformité, pour nous porter dans la simple unité 182 »


trois étapes vers la perfection. Loin de se cantonner dans quelque dévotion imaginative, Martial invite à l’expérience bien concrète d’une transformation vécue :


[195, 110] Chères âmes, […] nous expérimentons en nous-mêmes de si grands changements intérieurs et extérieurs que nous ne les croyons pas, si nous ne les voyons de nos propres yeux, mais par des effets quasi inconcevables de la sainte opération de l’Esprit de Dieu en nous, comme de paix sans plus d’inquiétudes.


On retrouve la fonte de la volonté en Dieu, conformité qui donne la paix si recherchée :

Nous conformant ainsi aux décrets du Tout-Puissant, notre volonté étant fondue par le feu du divin amour, elle s’écoulera tout en Dieu, pour n’avoir plus et ne ressentir plus qu’un seul vouloir semblable à celui de Dieu et, par ce moyen, plus divin ; que tous nos désirs et souhaits seront accomplis, d’où nécessai-rement s’en ensuivra la paix ; car le plus grand ennemi d’icelle, qui est notre propre volonté, étant surmonté, et lui ayant fait je-ter les armes par terre, toutes les guerres viendront à cesser, tant les inquiétudes d’esprit que les perturbations de cœur causées [214, 115] par les dérèglements de la propre volonté en soi. […]


Renoncez aussi à tous les choix et élections de vos raisons humaines et propre jugement, encore que très bonnes et très saintes, qui ne font que tyranniser votre pauvre cœur et le désunir de Dieu ; c’est pourquoi anéantissez toutes les vues et lumières de votre esprit, encore que très justes et raisonnables, qui vous troublent et inquiètent, et divisent votre cœur de l’unité, pour vous rendre en tout [225, 118] uniformes par la lumière de la foi, afin de dissiper toutes les multiplicités et de




luy, Jean Camusat, Paris, 1635. – v. DS 5.1375.


182. L’Exercice…, p. 641 de l’édition de 1635, p. 57 de la réédition en 2008, que nous abrégeons désormais en [641, 57].

142 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


vous faire reposer non plus en votre plaisir, mais seulement en celui de Dieu en l’état où vous êtes.


Puis l’abandon conduit à « voir toutes choses en Dieu », nous déiformant :

Laissant agir Dieu en nous, ne faisant quasi plus rien de nous-mêmes, comme si nous étions [253, 126] dans l’impuis-sance, nous devons voir Dieu en toutes choses, ou plutôt toutes choses en Dieu. […] Cette fidèle pratique nous ren-dra toujours déiformes, c’est-à-dire qu’elle transformera nos actions humaines en divines.


Ici notre conversion doit [317, 144] être ferme, notre ré-collection stable, notre introversion continuelle, notre paix très grande et notre tranquillité très simple, pour ce que nous commençons à entrer dans la région déiforme, sur le haut de la montagne de l’esprit, au lieu du Calvaire, d’où elle ne doit plus rien respirer que l’air du Paradis, et aspirer et soupirer de vivre dans la pureté de l’esprit, en paix et silence, au-dessus de tous les troubles et inquiétudes de la nature, et là aimer Dieu sans moyen.


Il affirme nettement la possibilité d’une union divine en uti-lisant subtilement l’image classique du miroir :

L’union est toute spirituelle, […] lui fait trouver Dieu partout, même dans les plus grandes souffrances : avec l’épouse, elle en jouit comme d’un beau lys entre les ronces des tribulations 183.


C’est la pratique de la déiformité, où Dieu, par l’abondance de ses grâces, dissipe tous les empêchements et anéantit tous les milieux et entre-deux de l’union de notre esprit pour nous unir à lui, car par cette pratique, ne voulant rien, ne désirant rien, ayant tout quitté, n’ayant plus nulle propriété, notre âme sera comme un très beau miroir, dans laquelle se pourra for-mer l’image des vertus de Jésus-Christ crucifié, et surtout de la charité. Or prenez garde que, pour former l’image dans le miroir, il doit être éloigné de l’objet pour la représenter au vrai, et voilà ce que l’âme fidèle fait par l’anéantissement sous



183. Cf. Ct 2, 2.

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les pieds de toutes les créatures ; et c’est en ce temps que ce grand [465, 183] Dieu, par un amour de bienveillance, forme en cette âme l’image de sa toute-puissance, de sa bonté et de son amour.


L’œuvre se termine par quelques conseils pratiques et un encouragement :

[626, 229] Servez-vous des vertus et jamais ne servez les vertus.


Chaque degré est divisé en quatre articles. […] Le qua-trième article est l’opération de Dieu ; et c’est alors qu’il vous donne l’assurance par l’expérience de sa proximité, et qu’il vous regarde ; car ce regard amoureux sur vous dissipe par un instant tout le mal [642, 234] qui est en vous, pour vous rem-plir de tout bien.









Jean-François de Reims († 1660)




Disciple de Martial, initiateur mystique


Entré chez les capucins en 1615, il apprend de Martial d’Étampes à partager la même liberté intérieure, la même pré-occupation mystique : « L’âme est pour lors une pure capacité remplie de l’opération divine. » Il conduit de longues années des monastères de religieuses et gouverne des maisons de sa province. On le rapproche de la « doctrine » de l’Ardennais ermite HubertJaspart (1582-1655). Il aurait influencé saint Jean-Baptiste de la Salle (1651-1719), né également à Reims, fondateur de l’Institut des Frères des écoles chrétiennes 184.


La Vraie Perfection (1635)


Jean-François est méconnu de nos jours, tout comme Mar-tial son inspirateur. Il est l’auteur de deux ouvrages : Le Direc-teur pacifique des consciences 185 et surtout La Vraie Perfection… dans l’exercice de la présence de Dieu, qui eut de nombreuses éditions 186. L’auteur a corrigé cet ouvrage d’édition en édi-tion : celle de 1660, que l’on peut considérer comme l’édition



  1. DS 8. 831/34, art. d’A. Rayez, qui cite son ouvrage Vraye Perfection et utilise la 3e éd. de 1651.


  1. Le Directeur pacifique des consciences…, Paris, 1646, in-8, liminaire, gros ouvrage de 1046 pages.

  2. Transcription en français contemporain par F. André Ménard de l’édition de 1646 : http: www.freres-capucins.fr.

146 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


de référence (« dernière du vivant de l’auteur ») est quatre fois plus étendue que l’édition de 1638 ! Augmentée de très nom-breuses analyses traduisant l’expérience d’une vie de direction, elle mériterait d’être rééditée partiellement. Nos extraits pro-viennent de l’édition de 1646. Ils sont suivis des deux der-nières Instructions de l’édition de 1638.


[16] Il est en toutes choses pour leur donner l’être et la puissance d’opérer, et hors de toutes choses pour les renfermer en soi comme dans son sein ; il est sans division quelconque, étant tout en toutes les parties du monde. […] Il y est par puissance, c’est-à-dire qu’il y exerce son pouvoir en leur don-nant la force et la puissance d’agir.


Vous pourrez vous mettre en la présence de Dieu en une manière encore plus parfaite. C’est qu’après l’avoir conçu pré-sent en vous, non avec rapport aux créatures ou à vous comme dessus, ni en considérant ses perfections en particulier, mais l’envisageant avec une vive foi dans le fond de votre âme, en gros et par une vue confuse, comme un bien universel qui est infiniment au-delà de tout ce qui se peut imaginer ou penser, après l’avoir, dis-je, l’avoir conçu de la sorte, vous devez vous donner et attacher par affection entièrement à lui, comme il est en lui-même, dans un accoisement et profond silence de toutes vos puissances, le laissant agir en vous beaucoup plus que [40] d’agir de votre côté. […] Nous voulons toujours agir, d’autant que nous y trouvons quelque satisfaction de nature, et partant nous empêchons l’opération de Dieu en nous, lequel



La-vraie-perfection-de-cette-vie.html – La Vraie Perfection de cette vie dans l’exercice de la présence de Dieu. Pratique qui instruit familièrement l’âme dévote, comme elle doit s’entretenir en la divine Présence dans toutes ses actions ; et qui la fait monter par degrés à une perfection non moins solide que facile ; avec l’éclaircissement des principales difficultés qui arrivent ordinairement en la vie spirituelle. Par le P. Jean François de Reims, capucin. Seconde édition revue, corrigée et augmentée par l’au-teur. À Paris chez la veuve Nicolas Byon, rue Saint-Jacques à l’image Saint Claude près les Mathurins. M. DC. XLVI, édition précédée par celles de Paris 1635, 1638, 1640, Reims, 1638. – Nous avons comparé La Vraye Perfection…, Reims, 1638, in-12, 2e éd., p. liminaire, 564 petites pages et table, à La Vraie Perfection…, Paris, in-4, 5e éd., 1660, en 2 parties, 431+510 grandes pages !

Jean-François de Reims

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[41] s’il trouvait notre âme dans une parfaite mort de toutes propres recherches, la posséderait si parfaitement qu’elle ne serait plus agie ni agissante que par lui.


[43] Ou bien demeurer simplement dans l’action où sa volonté vous voudra, et la faire comme si vous étiez devant lui ; et ainsi vous pourrez facilement demeurer en sa présence en toutes vos actions, même dormant, car vous endormant en sa vue et dans sa volonté, vous le trouverez auprès de vous lorsque vous vous éveillerez, parce que le sommeil ne l’en a point chassé, et vous aussi auprès de lui, puisque vous êtes dans l’exécution de sa volonté. […]


Jean-François évoque l’écueil habituellement rencontré par les mystiques après les années de « lumières », lorsqu’ils entrent dans la « vie de foi nue », où l’on doit perdre la vue de soi-même et les grâces sensibles :


Gardez-vous bien en vos oraisons d’empêcher l’opération de Dieu présent en vous, ni par le mauvais usage des grâces sen-sibles ou intellectuelles, en les recevant avec trop d’avidité, ni par un désir empressé de les avoir, lorsque sa divine providence vous en priera ; car c’est une erreur commune qui retarde la plupart des esprits, qu’on ne fait rien qui vaille dans l’oraison quand elle est destituée de lumières et d’affections divines qui touchent le sentiment ou qui se ressentent en l’esprit ; et néan-moins c’est là où l’amour de nous-mêmes trouve sa ruine, et où nous nous perfectionnons davantage. Ne cherchez donc pas en vos oraisons le goût et le repos de votre esprit, mais le repos et le règne de l’Esprit de Dieu, qui ne peut être établi en vous que par la destruction du vôtre. Si Dieu, intimement en vous, vous est un Dieu caché, adorez-le dans cette obscurité [54] et parvenez à lui par cette voie ; car ces obscurités vous seront des lumières pour arriver à lui, puisqu’elles vous feront perdre la vue de vous-même, pour ne regarder que lui dans les ténèbres de la foi.


Et de vrai, si nous voulons faire quelque progrès et entrer dans le cœur de Dieu en nos oraisons, il faut que nous parais-sions nus devant lui et que nous le cherchions dans la priva-

148 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


tion de tout ce que notre appétit peut désirer ; autrement nous ne le trouverons jamais pour en jouir parfaitement : si jusques à présent il ne s’est pas communiqué à [60] nous, c’est que nous n’avons pris cette résolution. Hélas, combien marchan-dons-nous avant que de la prendre ? Nous nous flattons dans cette pensée que nous ne faisons pas bonne oraison en cet état de privation, et ainsi nous nous entretenons toujours dans le désir de rentrer en l’état de consolation.


L’union avec Dieu et avec tous est vécue dans l’amour :


Que si vous voulez avoir une conception encore plus relevée de la présence de Dieu, généralement en tous les hommes, ten-dance aussi à cette vertu de charité, c’est que, comme toutes les Personnes divines très présentes en elles-mêmes s’aiment d’un amour infini et inséparable, aussi cette amoureuse présence qui se retrouve généralement en un chacun de nous tend à nous unir, non seulement avec Dieu par amour, mais aussi entre nous. Et à cet effet elle nous fait découler de sa charité infinie les vertus nécessaires pour l’entretien de cette charité fraternelle : la mansuétude, l’humilité, la miséricorde, la tolé-rance des imperfections, le pardon [167], l’oubli des injures, etc. […] Et comme cette bonté infinie qui est en nous nous rend ses biens communs en nous les communiquant, afin de nous unir plus étroitement à soi, aussi cette divine présence qui se retrouve en tous les hommes fait que les biens que avons reçus de sa libéralité sont communs à notre prochain et à nous, et qu’ils servent pour nous unir plus parfaitement avec lui par union de charité. Voilà comme cette aimable présence nous unit non seulement avec Dieu, mais aussi entre nous très par-faitement, afin qu’étant ainsi unis par union de charité, nous retournions à lui comme à la souveraine unité.


Dieu ne se contente pas de produire en l’âme cette profonde humilité dont nous venons de parler, mais à même temps il lui communique son amour, et ce ordinairement selon la gran-deur de l’humilité susdite. Or pour l’établir en ce saint amour, il lui fait connaître premièrement la grandeur de sa dilection en son endroit, et lui en donne des touches et des assurances

Jean-François de Reims

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si grandes qu’elle ne peut plus douter de ce sien amour, ce qui lui donne [450] une telle confiance en lui et de son assistance jusques au bout, que toutes les privations et autres croix qui lui peuvent arriver ne lui font pas perdre cette confiance amou-reuse qui lui est demeurée de ses touches divines.


Les grandes analogies offertes par la nature sont préférables aux livres devenus inutiles. La mer, qu’il connaissait puisqu’il vivait près de l’embouchure de la Somme, près d’Amiens, lui donne matière à image :


À quoi [460] j’ajouterai que les âmes qui y sont élevées entendent mieux ce qui se passe, leur intérieur ayant Dieu même pour guide et pour précepteur, que tout ce que les livres leur en peuvent déclarer ; et se trouvent pour l’ordinaire plutôt embrouillées par la lecture des livres qui en traitent, qu’ensei-gnées et soulagées. Il me reste seulement à vous dire que la cause pour laquelle cette divine présence ne produit pas en nous les degrés et effets susdits n’est autre que notre indisposi-tion ; car comme le soleil matériel n’imprime ses rayons [que] sur un sujet bien poli, de même ce divin soleil n’envoie ses grâces [que] sur un sujet bien disposé. Et comme la mer ne souffre rien d’impur, mais jette toute l’écume dehors, même les corps morts, ainsi Dieu ne veut rien d’impur, et ne peut demeurer avec [461] ce qui ressent la mort et l’impureté. Il faut donc que ce Dieu de pureté ne trouve point d’obstacles en nous, mais qu’il y rencontre un cœur dépouillé et vide de toute créature, afin qu’il le puisse remplir de lui.

150 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Deux instructions


Instruction V. De l’abandon et du repos en la conduite de Dieu, cinquième effet de cette pratique, et le cinquième degré pour parvenir à la perfection et union avec Dieu


Section 1. Comme la présence de Dieu produit en nous ce degré et l’heureux état de l’âme quand elle y est arrivée.


La fidèle pratique 187 de la divine présence, qui nous fait monter de degré en degré à la perfection et à l’heureuse union avec Dieu, produit encore en nous un effet plus parfait que les précédents : un entier [390] abandon avec une amoureuse confiance à la conduite de Dieu soit directement par lui-même soit indirectement par les créatures, accompagné de la paix et de la tranquillité du cœur, en tout ce qu’il plaira à sa divine providence ordonner de nous. Par cet effet — ou ce degré —, je n’entends pas seulement parler de la conformité de notre vo-lonté à celle de Dieu : une telle conformité n’exprimerait rien d’autre qu’un acte de notre volonté par lequel nous acquies-çons au vouloir de Dieu. Je n’entends pas seulement parler non plus d’un amour de ce même vouloir de Dieu, en le fai-sant l’objet de notre complaisance. J’entends encore une per-fection plus relevée, qui dit un trépas de notre volonté en celle de Dieu, pour ne pouvoir plus jamais désirer autre chose que son saint plaisir, dans la vue de son intime présence, tel que fut celui de Jésus sur le calvaire, quand, jetant les derniers soupirs [391] de sa vie et rendant le dernier témoignage de son amour à son Père, il lui mit tout ce qu’il avait entre les mains en lui disant : Pater, in manus tuas commendo spiritum meum 188. C’est


  1. Les Instructions V et VI terminent l’ouvrage dans ses éditions de 1646 et de 1651 (elles sont suivies d’une Instruction VII dans l’édition de 1660, dernière du vivant de l’auteur). Exceptionnellement nous nous écartons de la règle du res-pect strict des sources en adoptant l’adaptation réalisée par le P. Perruchot pour le Centre Saint-Jean-de-la-Croix (Mers-sur-Indre) : il modernise les tournures, mais ne change pas le vocabulaire et respecte attentivement le sens profond. La lecture est ainsi rendue plus aisée et adaptée au flux ample et souple propre à l’écriture de Jean-François de Reims.


  1. Lc 23, 46 : « Père, en tes mains, je remets mon esprit. »

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cela, vivre tout à fait en la volonté de Dieu, n’avoir plus aucun vouloir ni aucun désir que le sien, nous abandonner totale-ment et sans retenue à tout ce que sa providence ordonnera de nous, nous mêlant et détrempant tellement avec sa volonté que la nôtre ne paraisse plus, mais qu’elle soit cachée dans la sienne, qui l’anime et lui donne ses mouvements, ne nous arrêtant même pas aux effets que produit cette divine volonté, s’ils nous sont agréables ou non, mais plutôt nous appliquant uniquement à son bon plaisir, pour l’aimer, l’adorer et en ad-mirer les excellences.


Or il n’y a point de doute que la [392] fidèle pratique de la présence de Dieu ne produise en nous ce désirable effet, car ce Dieu de bonté, si présent en notre âme, nous apprend que nous sommes sans comparaison plus à lui, selon toutes sortes de dépendances, qu’une chose ne peut être à quelqu’un : nous sommes plus à lui qu’un vassal n’est à son prince, qu’un esclave n’est à son maître, qu’un pot n’est à son potier, et qu’un animal n’est à celui qui le possède, puisque nous sommes tellement établis en lui que nous dépendons de lui immédiatement en notre être et notre opération. Bien plus, nous donnant assu-rance que par son intime présence, il a un soin très particulier d’un chacun de nous, qu’il nous conserve comme la prunelle de ses yeux, qu’il a dessein, par une profusion d’amour, de nous enrichir de ses propres biens et nous revêtir de [393] ses perfections, que nous ne pouvons rien désirer de mieux que ce qui nous arrive par sa providence très ordonnée, etc., il n’est pas possible que, par une amoureuse confiance, nous ne nous abandonnions entièrement à tout ce qu’il plaira à sa divine bonté d’ordonner de nous, et ce avec un si grand repos et une confiance si inébranlable que notre esprit est au-dessus de tous les évènements de cette vie. Il est en cet état comme le ciel, qui semble beaucoup souffrir et être empêché 189 de nuées, quoiqu’il n’en souffre rien, étant bien élevé au-dessus de tous les nuages, ou comme la mer, qui ne reçoit point de détri-




189. Empêché : embarrassé.

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ment pour un charbon de feu qui lui est jeté, n’en pouvant être consumée. […]


C’était bien l’état où était parvenue la sainte amante du Cantique des cantiques, ce qui lui vaut les félicitations de son divin Époux, quand il lui [394] dit qu’elle était comme le lis entre les épines : Sicut lilium inter spinas, sic amica mea inter filias 190. Il veut ainsi lui dire que de même que le lis conserve son odeur et sa beauté parmi l’âpreté des épines, elle ne reçoit aucun détriment des évènements contraires de cette vie, parce qu’elle s’était abandonnée entièrement à son aimable conduite.


En quoi ce Dieu plein d’amour se montre extrêmement libéral à notre endroit, ne se contentant pas de nous destiner à un paradis de délices après cette vie, mais comme s’il voulait prévenir cette agréable éternité, il nous veut faire expérimenter en ce monde les avant-goûts du ciel, et nous rendre en quelque manière jouissant du même bonheur que les bienheureux, en nous mettant dans un état qui est exempt de troubles et d’inquiétudes, comme [395] le leur est exempt de vicissitudes et changements. C’est ce que voulait dire saint Jean quand il disait que tout ce qui est en ce monde passe et est sujet à chan-gement, mais que celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement : qui autem facit voluntatem Dei manet in aeter-num 191. Oh, oui : celui qui est tellement dans les volontés de Dieu qu’il en reçoit la vie et les mouvements, il est en un état qui est exempt de tout trouble, rien ne le peut ébranler, et il est en cette vie parmi les événements contraires comme un roc ferme au milieu de la mer agitée de tempêtes, sans en recevoir aucun détriment.


Cet abandon entier avec repos en la divine conduite n’est autre chose, ce me semble, que la liberté et la paix du cœur, que le bienheureux évêque de Genève 192 recommande si fort dans ses livres. Par celles-ci, il [396] entend un cœur dégagé


  1. Ct 2, 2 : « Comme le lis entre les épines, telle est ma bien-aimée au milieu des autres jeunes filles. »

  2. I Jn 2, 17 : « Celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. »


  1. François de Sales.

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de toutes choses pour suivre la volonté de Dieu dès qu’elle est reconnue, un cœur qui retire saintement son affection de toutes les choses qui lui peuvent donner de l’inquiétude, quand même elles seraient bonnes, par une perte et un tré-pas de sa volonté entre les bras de Dieu, qui lui en empêche la jouissance par sa providence : liberté que le cœur conserve parmi les privations des consolations, parmi les sécheresses et dérélictions, parce qu’il aime mieux la volonté et la conduite de Dieu que toutes les autres choses qu’il pourrait désirer, quoique bonnes ; et comme il n’est attaché à autre chose qu’à Dieu, rien ne le peut inquiéter, étant véritable que la tristesse ne nous attaque ordinairement que dans la privation de ce que nous aimons. Si je n’aime, par exemple, les divines lumières que dans la volonté de Dieu, [397] je ne serai jamais affligé lorsque j’en serai privé ; si je m’en inquiète, c’est signe que je les aime pour moi-même, et avec quelque dérèglement. […]


Oh, que l’âme est heureuse quand elle se rend digne de cet effet tant désirable ! Elle expérimente en elle-même la vérité des paroles que le père de l’enfant prodigue dit à son aîné :


Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce que j’ai est vôtre 193.


Oui, ce Dieu de bonté, se rendant présent à nous, nous donne en même temps l’assurance que tout ce qu’il a est nôtre. Il nous dit au fond de notre cœur : « Mon fils, vous êtes dans mon entendement, dans ma mémoire, dans ma volonté, j’ai toujours ma vue sur vous, je ne pense qu’à vous faire du bien et à vous enrichir de mes grâces ; tous mes biens sont vôtres, mon paradis est vôtre, mes anges sont pour votre [398] garde et service, mon Fils unique est vôtre, je l’ai fait votre frère, et moi-même je suis votre Père et je veux être votre récompense dans le ciel ». Mais comme il est tout à nous et pour nous lorsqu’il se rend présent à nous, aussi devons-nous être tout à lui et pour lui par un abandon très parfait, et lui protester que nous n’avons point de plus grand plaisir ni un plus agréable repos que d’adhérer à lui seul, lui disant avec le prophète-roi : Mihi autem adhaerere Deo bonum est, ponere in Domino



193. Lc 15, 31.

154 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


meo spem meam 194, étant bien éloigné de cette pensée qu’une autre conduite nous serait meilleure, vu que ce serait rejeter, en y adhérant, le dessein qu’il a de nous élever à une haute per-fection. Bien plutôt, sans éplucher aucunement ce qu’il fait en nous, unissons parfaitement notre volonté, ou plutôt faisons-la mourir dans la sienne de [399] telle sorte qu’elle ne paraisse plus ; adorons incessamment, dans un aveuglement de notre esprit, toutes les dispositions de sa providence en la conduite qu’elle a sur nous.


Que l’âme est pleine d’amour en cet état ! Qu’elle est éle-vée à une solide perfection ! Elle a une si grande estime de la volonté de Dieu, qu’elle ne veut pas seulement faire réflexion si elle lui donne peine ou non ; elle en fait un si grand état qu’elle est comme dans une attente générale à tout ce qu’il plaira à Dieu, qui la possède de par son intime présence, de faire en elle : elle ne sait ni ne veut plus rien vouloir, mais sa volonté est tout absorbée dans celle de Dieu, comme la clarté des étoiles ne paraît plus sur notre horizon quand le soleil y répand sa lumière. Et comme celui qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, se laissant seulement [400] mouvoir selon le mouvement du vaisseau, ainsi l’âme qui est arrivée à cet état n’a plus d’autre vouloir que celui de se laisser mener entièrement au bon plaisir de Dieu. Elle est parvenue à la perfection que Notre Seigneur demande de nous sous le symbole de l’enfance, quand il dit : Si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n’entrerez point au Royaume des cieux 195, prenant le Royaume des cieux pour la perfection, selon qu’il est pris en tout plein d’endroits de l’Écriture sainte. Cette âme, dis-je, est arrivée à l’heureuse simplicité et sou-plesse des petits enfants, laissant tout le soin de soi-même à Dieu qui lui est si présent, et s’abandonnant entièrement à sa conduite ; souplesse qui se retranche tout ce qui peut rester d’imparfait en son jugement et volonté, qui la met dans la



  1. Ps 72, 28 : « Pour moi, il est bon de tenir fermement à Dieu, de mettre mon espoir dans mon Seigneur. »

  2. Mt 18, 3.

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dernière disposition d’obéir parfaitement à Dieu [401] et de s’unir étroitement à lui, liant et mariant son esprit au sien : simplicité qui fait qu’elle ne regarde plus que Dieu directe-ment, sans fléchir ni à droite ni à gauche, et sans jamais avoir égard sur soi-même si cela la console ou non.


Elle n’a plus tous ces désirs qu’elle a eus autrefois de res-sentir tel acte ou telle vertu, d’être menée par ce chemin ou par cet autre : elle se laisse conduire par la voie qu’il lui plaît, comme un petit enfançon se laisse mener par sa chère nour-rice, sans en vouloir savoir les raisons. Aussi cet heureux état lui donne un esprit d’enfant et la rend vraiment enfant de Dieu, n’ayant plus soin de ce qu’il lui arrivera ou de ce qu’elle deviendra. […] Elle est nourrie de la mamelle de Dieu même, qui lui donne cet esprit de douceur, et n’est plus nourrie du mauvais lait de l’amour de soi-même, qui lui donnait [402] un esprit d’aigreur et d’opposition au bon plaisir de Dieu. Elle a rejeté cette mauvaise nourriture, et en est si fort dégoûtée qu’elle ferait plutôt choix des tourments et de la mort même que de s’en sustenter derechef.


Enfin, cet état est tout semblable à celui des bienheureux, lesquels ne sont pas seulement conformes à la volonté de Dieu, mais se sont tellement absorbés et transformés en elle qu’ils ne veulent autre chose que ce que Dieu veut, si bien que le vou-loir de Dieu est l’objet de leur volonté. De là vient le parfait amour qui est en eux, par lequel ils ont une extrême com-plaisance que Dieu est ce qu’il est, qu’il est infiniment sage, bon, miséricordieux, etc., et par un esprit vraiment filial, ils se réjouissent incessamment du bien et de la félicité de Dieu, et s’abîment dans cette complaisance, en lui rendant [403] conti-nuellement louange et adoration.


Section 2. De l’heureux trépas de l’âme entre les mains de Dieu, avec quelques avis sur ce sujet


Voilà un état tout à fait désirable, mais on n’y arrive que par la mort de notre esprit entre les mains de Dieu, voire une mort qui est assez ordinairement accompagnée d’une longue

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agonie : oh, heureuse agonie qui nous conduit à une mort si désirable ! Oh, heureuse mort qui nous mène dans la vie de Dieu même ! Il faut donc expirer, il faut mourir entre les bras de Dieu, si nous voulons jouir de ce favorable effet que produit son aimable présence. Et comme il y a peu de [404] personnes qui font bien cette mort (la plupart des âmes sont donc retardées sur le chemin de perfection), et qu’elle est d’ail-leurs absolument nécessaire pour arriver à la parfaite union avec Dieu, je veux vous en faire ici une description, et comme si elle se faisait réellement, vous y assister en esprit de charité. Quoique j’aie déjà traité en la première partie des peines inté-rieures, et donné les avis nécessaires pour y seconder le dessein de Dieu et n’y perdre point de vue son aimable présence, si est-ce que je ne laisserai de traiter ici de cet heureux trépas, en faveur des âmes qui ont un ardent désir de la perfection, vu même 196 qu’il est accompagné de plusieurs difficultés, surtout quand on n’y a jamais passé.


Représentez-vous donc que Dieu, intimement présent en nous, désire nous rendre capables de son étroite union, et qu’il nous voit encore [405] attachés à quelques restes de désirs imparfaits touchant la conduite qu’il a sur nous. Ces désirs mettent quelque sorte d’empêchements à cette union ; même s’ils ne s’opposent pas directement à ses volontés, ils ne sont pas assez purifiés, ils sont encore mélangés d’imperfections. Quand il n’y aurait d’autre raison qu’une certaine propriété, quoiqu’involontaire, que nous contractons insensiblement, dans l’usage des grâces et des faveurs de Dieu qui donnent quelques satisfactions à notre esprit, nous n’acquerrons jamais mieux le parfait dépouillement, nécessaire pour arriver à cette étroite union, que dans l’état de privation, étant expédient que nous soyons actuellement dépouillés des choses où la nature se peut attacher, parce qu’elle les convertit subtilement à son propre goût, et qu’ainsi elle leur fait [406] perdre leur lustre et leur beauté, et de surnaturelles qu’elles étaient, elle les fait quelques fois devenir naturelles. Dieu, dis-je, désirant nous



196. Vu même : étant donné.

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rendre capables de son étroite union, nous réduit assez ordi-nairement à un état d’angoisses et de disette, où nous ne pou-vons trouver ni appui ni consolation en chose quelconque.


Posez donc que tout votre intérieur est renversé, que toutes les facultés et puissances de votre âme sont accablées par la privation de tout ce qui la peut alléger et par l’appréhension et l’impression de tout ce qui la peut attrister, que votre cœur est pressé de mille craintes et troublé de mille peines, que votre entendement est offusqué 197 d’obscurités si grandes qu’il semble que vous soyez sans entendement, que votre volon-té ne ressent point du tout d’affection pour Dieu, que votre mémoire et votre imagination [407] ne vous fournissent que des images et des souvenirs de choses qui vous tourmentent. Ce n’est pas tout, car le diable se mêlant, par la permission de Dieu, dans cet état de peine, pour vous tourmenter davantage, vous suggérera et vous persuadera, s’il le peut, que vous ne pouvez être agréable à Dieu tant que vous serez de la sorte, et que votre amour est inutile, voire qu’il n’y en a point, puisque vous n’en voyez point les effets ni les sentiments. D’espérer du soulagement de la partie supérieure de votre esprit, il n’y a point d’apparence, car étant toute enveloppée des suggestions que le diable lui livre, elle se trouve bien en peine. Ajoutez à cela qu’elle sera peut-être sollicitée importunément pour consentir au péché, qui est à la vérité la croix la plus sensible qui peut arriver à une bonne âme, quand, au lieu de ressentir de l’inclination et [408] de l’amour pour celui qu’elle aime en effet, elle est incitée par tentation à le quitter et abandon-ner. Ce qui n’augmentera pas peu votre angoisse, c’est que Dieu vous cachera peut-être l’espérance d’en être délivré, afin de vous faire mieux mourir à vous-même, et néanmoins c’est cette espérance qui console les pauvres affligés. Il ne vous reste-ra peut-être que cette pensée pleine d’angoisse et d’amertume : « Hélas, je ne sortirai jamais de cet état. » […]


État d’une âme agonisante qui est bien représenté, dit le bienheureux François de Sales, par celui qui, les pieds et mains



197. Offusqué : empêché de voir.

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liés, serait pendu par le col, sans toutefois être étranglé, demeurant ainsi entre mort et vif sans espérance de soula-gement. Ce qui coûte davantage à l’âme en cet état, c’est qu’elle pense que Dieu ne la regarde même pas, puisqu’elle ne ressent aucun effet de [409] son regard favorable, et ne saurait quasi se persuader qu’Il est présent en elle. Aussi faut-il confesser qu’il n’y a rien de si fâcheux que de servir un maître qui ne sait pas le service qu’on lui rend, ou s’il le sait, ne fait même pas semblant de le voir.


Que ferez-vous en cet état pour faire une heureuse mort ? Vous plaindrez-vous à votre Époux qui s’est retiré dans le fond de votre âme ? Il vous sera permis de le faire doucement et amoureusement, en lui déclarant vos extrêmes douleurs, comme ferait un malade dans une diète bien fâcheuse qui se plaindrait à son médecin pour soulager un peu l’aigreur de ses douleurs. Vous pourrez alors imaginer qu’il vous fait la réponse qu’Elqana fit à sa femme Anne qui se plaignait de sa stérilité : Cur fles ? […] Nunquid melior tibi sum quam decem filii 198 ? « Pourquoi vous plaignez-vous si fort de cet état [410] de stérilité et de sécheresse ? Ne vous dois-je pas être plus cher que toutes les consolations et l’état d’abondance et de fécondi-té que vous pouvez souhaiter ? » Toutefois, pour ne point sortir de l’unique amour que vous lui avez voué, acquiescez toujours de bon cœur à sa conduite. Je sais bien que cet acquiescement vous semblera faible, et partant, il n’allégera pas beaucoup votre angoisse. Je sais pareillement que ces plaintes ne vous donneront pas grand soulagement, non plus que les plaintes des malades faites de la sorte diminuent beaucoup leur dou-leur ; ajoutons d’ailleurs qu’elles témoignent encore quelque vie, et il est ici question de mourir tout à fait.


Mais j’ai entrepris de vous enseigner à bien faire cette mort, et j’ai promis de vous y assister. Vous trouvant dans une si grande angoisse et détresse, je vous [411] conseille de ramasser toutes les forces qui vous restent, et par un effort de votre es-



198. I S 1, 8 : « Pourquoi pleures-tu ? Est-ce que je ne vaux pas pour toi mieux que dix fils ? »

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prit, de dire du profond de votre cœur le plus constamment et fortement que vous pourrez avec Jésus expirant en croix : Pa-ter, in manus tuas commendo spiritum meum 199. « Ô mon Dieu, mon Père et mon Bien-Aimé, je laisse mourir ma volonté entre les mains de la vôtre, je n’en veux plus avoir du tout, mais je la veux perdre entièrement dans la vôtre. Je veux être dans une attente générale et indifférente de tout ce que vous ordonnerez en moi, je veux être comme une boule de cire entre vos mains […], pour recevoir toutes les impressions de votre bon plaisir, qui sera l’onguent qui me fera désormais courir après vous. Je veux aimer toutes vos voies, puisqu’elles me portent toutes à vous et qu’elles me sont ordonnées de votre sagesse infinie ; et je ne [412] les veux aimer qu’en tant qu’elles procèdent de vous, car si je les aimais pour ma satisfaction, je ferais un déplorable échange de votre amour à celui de moi-même. Et puisque vous me retirez de l’abondance pour me faire passer dans une ex-trême disette, de l’élévation dans la sécheresse et de la ferveur dans l’impuissance, je veux aimer ce changement parce qu’il vient de vous, vu que toutes vos conduites sont adorables en tant qu’elles viennent de vous. Je veux même aimer davantage la présente conduite plus contraire à mon inclination, comme étant une nouvelle occasion pour faire trépasser plus parfaite-ment mon esprit dans le vôtre. »


Voilà, ce me semble, comme il faut faire cette heureuse mort qui nous fait vivre en Dieu. Oh, que vous serez heureux, si une fois vous faites bien cette mort désirable entre les mains de [413] Dieu, si présent dans l’essence de votre âme : après, vous n’aurez plus qu’à lui faire un petit soupir ou un regard amoureux pour la confirmer ou renouveler, avec la protesta-tion que vous ne voulez et n’aimez rien que lui.


Mais je vous donne avis de ne pas prendre pour inquié-tude cette répugnance et violence que vous expérimentez dans le sentiment lorsque Dieu, qui fait sa demeure en vous, vous mène par cet état de mort, car c’est proprement le combat




199. Lc 23, 46 : « Père, en tes mains, je remets mon esprit. »

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de la chair contre l’esprit dont parle l’Apôtre 200 : lorsque Dieu arrache ce que le sentiment aime si fort, nous ne pouvons pas ne pas le sentir. Cet état ne doit point être appelé du mot d’in-quiétude, tant que notre volonté est conforme à celle de Dieu, conformité qui nous cause sans doute une paix au cœur [414], quoiqu’elle nous semble petite, à cause de la violence que le sentiment souffre. Mais si notre volonté s’opposait à celle de Dieu, ou si nous désirions ardemment la délivrance de cet état, la paix nous serait alors ravie, nous serions vraiment dans l’in-quiétude, et tout notre esprit serait en un état violent. C’est une vérité que nous ne perdons jamais la paix, à proprement parler, que lorsque nous voulons autre chose que Dieu, nous retirant de l’humble et amoureuse soumission que nous devons avoir à sa conduite, d’autant que Dieu, qui est auteur de paix, n’est jamais la cause de nos inquiétudes : nous en sommes la seule cause, lorsque notre volonté se détourne de ce parfait abandon. C’est notre nature qui veut avoir part à tout ce qui se passe et s’y glisse si subtilement qu’il lui est avis qu’il n’y a rien de bon si elle n’y participe et si elle n’y mêle son [415] opération. C’est d’elle que nous viennent toutes ces pensées : que nous ne fai-sons rien qui vaille quand nous sommes privés du sentiment de nos actes, ou quand nous ressentons des contrariétés, violences, obscurités, impuissances, etc., parce que pour lors, elle n’a pas son compte. Au contraire, l’esprit s’attache à Dieu seul, et c’est de lui que nous vient cette pensée toute d’amour, que ce qui n’est pas Dieu ne nous est rien.


Quant à la confiance en Dieu, vous devez forcer votre esprit en cet état de mort, de ne la jamais perdre en la suprême partie de l’âme, dans laquelle il s’est retiré comme dans sa propre demeure. Et tout ainsi que vous devez avoir cette résolution de plutôt mourir que d’offenser Dieu sciemment et délibéré-ment, aussi faut-il que vous soyez résolu de plutôt tout perdre, que la confiance et l’espérance en lui […] ; si vous ne [416] pouvez jeter la vue sur votre intérieur en cet état, que vous n’y découvriez un amas de misères, aussi ne devez-vous jeter la vue



200. Cf. Rm 7.

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sur cette aimable présence, que vous n’y considériez un abîme de bonté et de miséricorde, et que vous ne disiez avec Job :


Pone me juxta te, et cujusvis manus pugnet contra me 201. « Ô Dieu de ma vie et de ma force, que les angoisses et les obscu-rités m’assaillent de toutes parts, je serai néanmoins trop fort, vous ayant auprès de moi et dedans moi. Et puis j’aime mieux, ô Amour, être frappé de votre main que d’être flatté de la main des hommes, sachant bien que votre main fait toutes sortes de guérisons quand elle frappe de la sorte, qu’elle apporte la santé et non la maladie, la vie et non la mort. » Quant à la défiance de vous-même, elle est très bonne, dans la mesure où elle sert de fondement pour vous confier davantage [417] en Dieu. Mais sitôt qu’elle vous porte à quelque découragement, inquiétude, chagrin ou tristesse, rejetez-la comme une tenta-tion qui amène des grands maux, et ne la laissez jamais entrer en votre cœur. Il faut que chose aucune ne vous afflige sinon le péché ; encore faut-il que le déplaisir que vous en avez soit toujours accompagné de confiance, laquelle vous doit toujours donner une certaine joie et consolation parmi vos plus grandes faiblesses et impuissances. […]


Il faut y insister d’autant qu’en cet état d’angoisse et d’ago-nie, le diable tâchera par tous moyens de vous faire perdre cette confiance, même en la partie supérieure, qui est néanmoins le seul appui qui vous reste dans une si grande tribulation. À cette fin, il s’efforcera de vous persuader que vous ne faites autre chose qu’offenser [418] Dieu en cet état, et par cette raison apparente, il tâchera de vous en donner un dégoût, et vous en faire désirer la délivrance, vous retirant par ce moyen de la parfaite confiance, que vous devez avoir à son amoureuse conduite. Mais parez ce coup en lui opposant cette vérité que nous ne péchons jamais où il n’y a point de notre liberté. Oh, non : ne vous persuadez pas offenser Dieu dans cette priva-tion générale de tous bons sentiments de Dieu, et dans une si importune agitation, et représentation de choses mauvaises.



201. Jb 17, 3 : « Place-moi à côté de toi, et la main de n’importe qui pourra m’attaquer. »

162 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Car si vous produisiez auparavant les actes de vertus sans peine et sans travail, c’était que Dieu vous en donnait le pouvoir et la facilité, et si vous jouissiez d’une douce tranquillité de cœur sans être traversé d’aucune tentation, c’était qu’il empêchait que le diable ne vous troublât. Maintenant qu’il s’est retiré dans le [419] fond de votre âme, qu’il vous laisse dans votre impuissance, et qu’il permet que vous soyez agité de sugges-tions mauvaises, pourquoi seriez-vous coupable d’aucun pé-ché, puisqu’il n’est point en votre pouvoir d’être autrement ? […] Et quand le choix et la liberté vous en seraient donnés, vous n’en devriez pas user, sachant que la volonté de Dieu est que vous soyez de la sorte. Quel mal, je vous prie, peut-il y avoir de se trouver dans un état où la divine providence nous veut ? Bien plutôt, c’est un état vraiment saint et parfait, par lequel il a dessein de nous perfectionner et sanctifier, état que nous devrions chérir de tout notre cœur, puisqu’il purge ce qui reste de mauvais et d’imparfait en nous, pour nous remplir de Dieu, par lequel en effet ce Dieu d’union, si présent en nous, prend une entière possession de notre âme, si bien que nous pouvons [420] en cet état nous attribuer ces paroles de saint Paul : Cum infirmor, tunc potens sum 202 : lorsque nous sommes plus affaiblis en nous-même, et que notre nature est comme anéantie, c’est alors que nous sommes plus pleins de Dieu, quoiqu’il ne nous semble pas.


Ne nous ne laissons donc pas persuader que cet état nous est un sujet d’irriter Dieu contre nous. Tout le mal que nous y pouvons commettre et que les âmes encore imparfaites y com-mettent en effet ordinairement, c’est qu’elles ne veulent point se résoudre de boire ce calice amer, elles s’en dégoûtent, elles en désirent la délivrance, et s’inquiètent et s’impatientent d’en voir la continuation au lieu d’aimer d’y être purgé (ainsi que nous avons dit en parlant de l’état de peines intérieures, où l’on pourra se reporter). Et peu s’exemptent [421] de ces imper-fections, comme peu veulent entreprendre cet heureux trépas. Plutôt ces âmes imparfaites se laissent aveugler par leur amour



202. II Co 12, 10 : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. »

Jean-François de Reims

163


propre, qui n’estime rien de bien ni de parfait s’il n’y a bonne part. Pour y remédier, elles devraient avoir toujours cette vérité devant les yeux : la marque la plus assurée de l’amour est de se perdre soi-même pour la chose aimée. De fait, le divin Jésus a voulu nous montrer la grandeur de son amour par l’anéan-tissement de soi-même. D’où vient que nous n’avons jamais un indice plus certain d’une parfaite charité que quand nous anéantissons tout ce qui est de nous, pour faire vivre unique-ment en notre cœur la volonté et la conduite de Dieu. Quand elle vit de telle manière qu’il n’y a rien du nôtre, c’est alors que nous sommes parfaitement disposés pour bien faire [422] cette heureuse mort entre ses mains, et ce temps de mort est le temps de la belle moisson, où nous recueillons abondamment les bénédictions du ciel, voire plus en un jour de cette saison qu’en cent durant un autre temps.


Enfin prenez garde, quand vous serez hors de cet état de peine et de mort (surtout si vous n’y êtes pas encore beaucoup expérimenté) et que vous reconnaîtrez y avoir commis des grandes imperfections, de ne pas vous inquiéter, d’autant qu’il n’est pas possible, parlant ordinairement, de passer d’un état moins parfait à un plus parfait, sans y faire beaucoup de fautes, tant à cause de notre ignorance et peu d’expérience, qu’à cause de la subtile recherche de notre nature, qui s’oppose toujours à ces conduites contraires à son inclination. Tout ce que vous devez faire dans la connaissance que [423] vous en aurez, c’est de les remarquer paisiblement pour n’y plus retomber, et vous rendre plus avisé à l’avenir, vous réjouir de ce que Dieu, par ses divines lumières, vous a dessillé les yeux pour les découvrir, en le remerciant d’une si grande faveur, et avouer de bon cœur devant lui que tout ce que vous pouvez faire de vous-même, c’est d’empêcher son opération et le dessein qu’il a de vous unir parfaitement à soi. Enfin vous pourrez vous en confesser pour n’y plus penser après.









Des capucins spirituels



Nous plaçons ici des figures plus spirituelles que mystiques, du moins au jugement d’écrits que nous avons lus. Certaines remplirent un rôle important et ne peuvent être ignorées d’une « revue capucine » — sans toutefois leur accorder, par le titre et la dimension de leur notice, une importance égale à celle d’une figure mystique de premier niveau.


Honoré de Champigny [ou de Paris] (1566-1624)


Ce capucin qui fut novice avec Benoît de Canfield a rempli de nombreuses charges ; d’une « activité débordante […], fon-dant onze couvents dans sa province de Paris », il est l’auteur de L’Académie [l’école] évangélique pour l’instruction spiri-tuelle… 203. Son expérience personnelle acquise en formateur de novices transparaît dans les instructions :


Tels novices ont besoin de bride, et non d’éperon, à ce qu’avec convenable discrétion ils usent de ce lait et de tels sentiments, lesquelles Notre Seigneur n’improuva pas en saint Pierre, mais plutôt approuva par son silence, par lequel il mon-tra, comme dit saint Léon, que ce qu’il demandait n’était pas mauvais en soi, mais seulement qu’il manquait de bon ordre et de discrétion. Ainsi donc, Dieu couvrant à tels personnages, dès le matin de leur conversion à la voie de la perfection, toute



203. DS 7.719. Académie évangélique pour l’instruction spirituelle de la jeunesse religieuse et vrayement chretienne, composée par F. Honoré de Paris, predicateur pro-vincial…, Nicolas Buon, 1622.

166 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


la terre d’une manne si douce, c’est à leur Moïse, c’est à leur maître et directeur, dis-je, demeurant à taxer la mesure. […]


Il sera bon cependant de faire le mélange que le Saint-Es-prit fait à l’endroit de ses très chers, du nombre desquels il semble vouloir honorer ceux-ci, les invitant au Cantique des cantiques à manger avec [50] lui le pain avec le miel, et sem-blablement boire le vin avec le lait  204. Il leur donne du miel, mais il veut qu’ils mangent du pain avec. Il leur donne du lait, mais il veut qu’il soit mêlé de vin. Le miel et le lait sont les divines consolations, et le pain viande solide, et le vin mordi-cant 205 sont les exercices sérieux des vertus et mortifications, tant extérieures qu’intérieures, par lesquels la religion exerce des novices. Car l’embrassement joyeux et résigné d’icelle est une bonne épreuve et témoignage fidèle de la bonne origine de ce lait et de ce miel, c’est-à-dire de ces consolations, qui autrement se rendraient suspectes. […] Or, quant à ceux que l’on ne voit prévenus des bénédictions de telles douceurs, il faut que le fidèle coadjuteur de Dieu s’efforce de leur en faire entrer par le dehors quelque chose aux dedans. »


Laurent de Paris (1563 ?-1631)


Théologien, philosophe, spirituel, surtout humaniste, il cri-tiqua la Règle de Benoît de Canfield 206. C’est l’auteur prolixe de deux immenses discours : Le Palais d’amour divin…, 1602, puis 1614 en édition complétée, comportant un millier de pages de grand format en petits caractères ; ainsi que de l’ou-vrage intitulé Les Tapisseries du divin amour…, 1631.


Selon M. Dubois-Quinard, qui a fait connaître Laurent comme premier auteur à l’origine d’une doctrine du pur amour 207, morti-fication et imitation sont entraînées par l’amour ; il est le premier



  1. Ct 5, 1.


  1. Mordicant : qui exerce une petite morsure par son âcreté.


  1. DS 9.406/15.


  1. M. Dubois-Quinard, Laurent de Paris. Une doctrine du pur amour en France au début du XVIIe siècle, Rome, 1959.

Des capucins spirituels

167





Nous illustrons par quelques passages caractéristiques de l’édition de 1614 un style oratoire qui se prête à des dévelop-pements sans fin, mais non sans charmes.


Le Palais de l’amour divin entre Jésus et l’âme chrétienne, auquel toute personne tant séculière que religieuse peut voir les règles de parfaitement aimer Dieu et son prochain en cette vie


« Ample traité de l’amour-propre »


[814] Les nobles femmes, la moitié de la vie s’en va à se far-der, se parer, s’attifer vainement, et apparaître en cet équipage de vanité ès compagnies, se plaisant en elles-mêmes, et vou-lant plaire aussi ; les hommes nobles en cas pareil n’emploient-ils pas tous leurs moyens, et ne se chargent-ils pas de dettes onéreuses pour piaffer et bouffer 208 en habits somptueux et le reste ? Et tout pour même fin de se complaire à soi et de plaire aux autres, courant à cheval après un point de vanité et de paroles dites avec admiration : « Oh, qu’il est brave! » […] Mais considérez-moi celles qui, comme spirituelles personnes, font [815] état et gloire de poursuivre le bien, et se pensent entrées dans le palais du pur amour de Dieu ; âmes, je dis, qui désirent même faire des services à Dieu, et toutefois sous ce beau voile du service de Dieu se laissent empoigner de l’amour d’elles-mêmes, affectant des ébats et soulas 209 de l’esprit et du corps, rapportant sourdement tout ce qu’elles font au service de Dieu à ce but, ou pour être consolées en Dieu en leurs oraisons, méditations, contemplations, aspirations, lectures




  1. Bouffer : s’enfler.


  1. Soulas : soulagement.

168 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


dévotes et semblables ; ou pour être satisfaites d’un repos en elles-mêmes ; et comme elles en sont jointes là, les voilà, ou pleines de pensées et d’estime d’elles-mêmes, se pensant avoir fait quelque grande chose, être quelque chose, et de non petit mérite, bref avoir bien obligé Dieu en leur endroit à leur faire du bien, magnifiant et faisant grand cas de cela, oublieuses de l’Être infini et de leur néant, et de leur essen-tielle dépendance à Dieu. […]


Toute la suite est de la même eau ; de bonne observation fortement critique.


« Traité de l’amour pur… »


[889] La première chose, ô âme, ou le premier acte que la volonté produit naturellement de soi, c’est amour, lequel étant porté premièrement au-dedans de soi par un appétit de la fin à vouloir aimer quelque chose finalement, c’est-à-dire comme son blanc et fin dernière ; pour le réformer en ce qui est réformable pour ce sujet, ou le former et instruire en ce qu’il en serait ignorant, il faut lui constituer une fin qu’il ait à envisager toujours et toujours désirer, à laquelle buttant et visant perpétuellement tant qu’il pourra et indéviablement, il s’y trouve enfin si uni et collé qu’il ne s’en détache plus, et qu’il soit rendu malaisé et difficile de s’attacher à autre chose telle qu’elle soit. Ce qui se fera par une intention sainte, pure et chaste, du tout 210 bandée contre les horribles projets, desseins et intentions de cet oblique et recourbé, impur ou vicieux amour de soi, ce qui est si nécessaire qu’en cela seul consiste tout le salut, tout le lustre et beauté de l’âme.


Les Tapisseries du divin amour ou La Passion et mort de Jésus Fils de Dieu vivant, Rédempteur des humains…


Invocation de l’auteur à Dieu…


Touchez votre chétif et indigne esclave d’une vive douce véhé-mence d’amour et possédez tout ce vil ver de néantise, rendez-



210. Du tout : entièrement.

Des capucins spirituels

169


le vrai captif et enchaîné de ces violents et véhéments amours ; attachez-le à ces douleurs, et qu’il adhère à votre divinité. […]


préambule…


Sur le mont du Test ou du Crâne, dit vulgairement de Cal-vaire, régions de mort et des charognes, d’ossements ou têtes de pendus, d’hommes cruciaires défaits pour leurs méfaits et crimes horribles, Sa quatre fois grande Majesté a été transper-cée de gros clous longs comme flèches de fer.


Philippe d’Angoumois († 1638)


Philippe naquit dans une famille huguenote, puis se convertit. Il était en relation avec les Larochefoucauld, qui « lui firent connaître des grandes dames spirituelles du Paris d’alors » 211. « De Camus 212 il a annoncé d’avance l’histoire dévote, pour revêtir la doctrine spirituelle qu’il puise en grande partie chez François de Sales. » Il fait l’apologie de la vie spirituelle en partant de la situation mondaine, mais donne toujours la préférence à la contemplation, « recommande des mystiques abstraits que Camus déconseillait », déclare qu’« il vaut mieux vous sauver seul que vous noyer avec plusieurs. » Ses Triomphes 213 — son chef-d’œuvre parmi les ouvrages volu-mineux qu’il souhaitait être lus aussi aisément que les romans d’époque — comporte une gravure par combat spirituel.


Combat septième. Le calme que nous avons pendant notre vie est plus à craindre que l’orage qui va secouant les heures de nos


  1. DS 12.1282/88 dont nos citations en plein texte. Le P. Willibrord cite les travaux de Segond Pastore, de Turin.

  2. L’évêque ami de François de Sales Jean-Pierre Camus (1582-1652).


  1. Les Triomphes de l’amour de Dieu en la conversion d’Hermogène par F. Phi-lippe d’Angoumois P. capucin, dédié à Monsieur frère du Roi, Paris, chez Martin Lasnier rue Saint-Jacques, « au lion rampant près saint Yves », 1625 (ouvrage remar-quable pour ses belles gravures illustrant des combats, depuis « 1. De la race et généalogie », passant par « 7. Des impuretés du temps », « 9. De la volerie », « 10. De la magie », jusqu’à « 18. Des festins ». Ces combats sont suivis d’un « très beau dis-cours » et de « cinq belles méditations » – le tout couvre plus de 1200 (grandes) pages.

170 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


jours ; le bonheur démolit plutôt la forteresse de notre âme que ne fait l’infortune qui en attaque les puissances. Et le soleil de la félicité qui donne à plomb sur notre entendement l’éblouit si fort, qu’à peine pouvons-nous nous reconnaître. […] Si Her-mogène a donc des trêves, il n’est plus de ceux que Dieu choi-sit ; si la bonace lui montre sa faveur, le navire de son âme doit d’autant plus avoir de crainte ; et s’il est battu et combattu, c’est où l’on le veut lui donner plus de grâce et de gloire. Les méde-cins disent aussi qu’entre toutes les maladies, celle-là est la plus dangereuse qui assoupit de sorte le malade, qu’en l’extrémité de son mal il demeure sans ressentiment de douleur 214.


Combat neuvième. Oh, Hermogène ! Que le Ciel est difficile à voler, combien d’effort faut-il que nous fassions pour arri-ver à lui, et qui est celui qui le peut prendre dans les plaisirs comme l’épervier fait la caille ? Ah ! que l’on me fait rire de me le vouloir faire croire quand je vois Jésus, la Vierge et les apôtres avoir pris le vol de la croix 215.


Yves de Paris (1588-1678)


De solide formation intellectuelle, notamment en Italie où il découvrit Ficin et le platonisme, avocat, sa famille semble-t-il ruinée, il se retire chez les frères capucins en 1620, devient l’auteur des Progrès de l’Amour divin, entre autres écrits… Une telle vocation assez tardive et inhabituelle chez un chrétien


214. Ibid., p. 180, précédé du quatrain :


Le coeur d’un courtisan n’est rien qu’un peu de paille Et les dames qu’il suit sont un feu véhément.


Il est toujours auprès ou que la Cour s’en aille ; Faut-il donc s’étonner s’il brûle incessamment ?


215. Ibid., p. 406, suivi d’une très belle image illustrant la magie, objet du combat suivant :


Tu sais tout le futur, la vie et le trépas,


Les règlements des cieux, leurs puissances fatales, Tu sais plus qu’un démon, mais las ! tu ne sais pas Que ton savoir te mène aux flammes infernales.

Des capucins spirituels

171


cultivé, comme le beau titre de l’ouvrage que nous venons de citer, méritent qu’on ne l’oublie pas. Présenté comme « mora-liste et apologète », il a été très bien étudié 216.


Louis-François d’Argentan (1615-1680)


Ce capucin disciple de Jean de Bernières attirera toujours l’attention de nombreux admirateurs de ce dernier, du fait de son activité opiniâtre d’éditeur-rédacteur associé à Jean. Cela justifie qu’on lui accorde ici une place sans lui donner en titre une importance égale à celle des défenseurs des mystiques qui lui succéderont, tel Pierre de Poitiers.


Le 7 mai 1630, à l’âge de 15 ans, Jean Yver fut admis au noviciat des capucins et c’est alors que, selon l’usage, il prit le nom de Louis-François d’Argentan. Un an après, il fit pro-fession et ses supérieurs l’envoyèrent au couvent de Falaise. Il y demeura jusqu’en 1638 et, à cette date, revint au couvent d’Argentan. […] En 1641, le Père Louis-François était lecteur de philosophie au couvent de Caen, tout en prenant part aux missions prêchées dans la contrée. […] De 1653 jusqu’à sa mort, nous le voyons occuper les plus hautes charges ; deux fois provincial, deux fois définiteur, commissaire général, gar-dien de plusieurs couvents et, malgré tout, s’adonnant à une prédication ininterrompue 217.


Il nous renseigne avec candeur sur son traitement fort libre du Chrétien intérieur :

N’attendez pas dans ce petit livre une disposition si régulière ni une liaison si juste des matières qu’il traite. Il [Bernières] ne parle pas pour instruire personne, il va où Dieu le conduit, et bienheureux qui le pourra suivre. Et ne m’accusez pas si je



  1. DS 16.1566/76 (Berdard Chédozeau réfère aux « belles études » de Julien-Eymard d’Angers) ; nombreuses approches par Bremond, même si ce dernier ne lui consacre pas un chapitre : v. l’index du Sentiment religieux, vol. V de la réédition Millon, 2006.


  1. Anna-Maria Valli, Tesi, cap. VII, no 82, cite P. Lefèvre, L’Œuvre du Père Louis-François d’Argentan, capucin [1615-1680], 675-676.

172 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


n’ai pas été si exact à écrire tout ce qu’il a dit sur un sentiment que j’ai quelquefois trouvé plus étendu qu’il ne fallait, si j’ai d’autres fois ajouté quelques lignes du mien quand Dieu m’en a donné la lumière et que j’ai cru qu’il était nécessaire pour un plus grand éclaircissement 218.


Il fut un imitateur par ses propres productions. Les Exer-cices du chrétien intérieur, où sont enseignées les pratiques pour conformer en toutes choses notre intérieur avec celui de J.-C. et vivre de sa vie, par le R. P. Louis-François d’Argentan, capucin, deux tomes in-12, Paris, nous offrent ses considérations sur l’enfer, la chasteté, etc. :


[Tome I, 268] Ne considérez pas l’humanité seule, ni aussi la divinité seule séparément, ou l’une après l’autre. […] Si donc elle contemple l’une et l’autre ensemble, il faut qu’elle ait [271] des images et qu’elle n’en ait point en même temps, et dans la même simple vue, ce qui semble impossible. […] Il participe à nos faiblesses et nous participons à sa force. […] [272] Vous le contemplez souffrant et mourant en vous-même, bien mieux et plus distinctement que vous ne pourriez le considérer endurant en Jérusalem et sur le Calvaire.


Il est impossible que la vie naturelle [tome II, 445] et hu-maine se rencontre dans une âme avec la divine. La corruption de la première est la génération de la seconde ; il faut que l’une cesse, si on veut que l’autre commence ; et partant sitôt que la grâce nous conduit à mourir à nous-mêmes et à nos propres opérations, il faut tout quitter sans réserve, vie, pensées, désirs, recherches, affections, et demeurer purement passifs à l’opéra-tion divine, qui ne tend qu’à notre mort.


L’influence d’un tel ascétisme se ressentait chez son maître Jean de Bernières, qui sut le dépasser en passant de l’abjection devant la grandeur divine à l’abandon à sa grâce.






218. R. Heutevent, dans L’Œuvre spirituelle de Jean de Bernières, cite la préface de la réédition du tome second du Chrétien intérieur en 1677.








UNE EXTENSION EUROPÉENNE


Les auteurs d’origine et de langue française occupent la plus grande partie de ce recueil anthologique — dont le titre ne spécifie aucune limitation de nature géographique ou linguis-tique, mais seulement temporelle, se limitant à des figures qui ont connu le XVIIe siècle. Nous assurons dans cette section intermédiaire une couverture qui s’étend à l’Europe en pré-sentant trois mystiques de première importance qui ont vécu hors du Royaume.


Chronologiquement très proches, ces trois figures excen-trées se trouvent rassemblées temporellement de façon inat-tendue dans le « second quart du siècle » de la table des prin-cipaux mystiques franciscains ou sous influence donnée précédemment — colonne il est vrai largement remplie. Ils se retrouvent ainsi regroupés ici dans la séquence chrono-logique des figures capucines, entre les « initiateurs » et les « défenseurs de la mystique ».


L’italien méconnu Gregorio da Napoli sauve l’honneur mystique du pays d’origine des branches franciscaines, dont la capucine. Le Rhéno-Flamand Constantin de Barbanson (qui écrit en français), est l’auteur reconnu des Secrets Sen-tiers de l’amour divin, qui eurent une grande influence dans le Royaume, mais méconnu d’une Anatomie de l’âme publiée post-mortem. Le Flamand Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (immédiatement traduit en anglais) est surnommé le « Jean de la Croix du Nord ».

174 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Cependant, le centre de gravité capucin reste toujours situé en France, même s’il demeure certainement d’autres figures étrangères à découvrir, comparables aux nombreuses figures françaises mises en valeur par notre travail. Ceci s’explique : le protestantisme a recouvert le Nord et l’Est de l’Europe, dont les franciscains ont disparu ; la décadence du monde catho-lique du Sud de l’Europe s’accélère car le contrôle inquisitorial devient aussi lourd en Italie qu’il le fut en Espagne au siècle précédent ; cettte dernière n’est plus une pépinière francis-caine, les franciscains ayant été soupçonnés de liens avec les Alumbrados et leurs présumés descendants. Cette décadence est également culturelle, dont l’indice visible est la disparition de nombreux imprimeurs 219. Une survivance en Flandre 220 ne suffit pas à compenser les pertes, d’où s’ensuit la raréfaction de publications originales.















  1. Henri-Jean Martin, Livres, pouvoirs et société…, Droz, 1999, graphique XXI, vol. 2, p. 1082 : en Italie, disparition des Alde ; en Espagne, la production imprimée a disparu (au profit incertain de Plantin à Anvers) et l’on surveille de près les arrivages au port de Séville… Ceci contribue à une quasi-disparition des publications mystiques, à l’exception notable de carmes expliquant les grands fon-dateurs (Teresa, Juan). – S’ajoute à cela l’effet d’un contrôle de plus en plus étroit, dont témoignent les nombreuses Approbations et Permissions imprimées (plusieurs valent mieux qu’une !)


  1. On note les nombreuses difficultés rencontrées dès le XVIe siècle par Plantin, l’imprimeur anversois cité à la note précédente. Sous le contrôle espa-gnol d’un duc d’Albe, il n’est guère encouragé à quelque prise de risque (Alastair Hamilton, The Family of Love, Clarke, 1981, « 4. The Antwerp Humanists »). On sait la malheureuse aventure de l’édition de sa Bible polyglotte.








Gregorio da Napoli (1577-1641)



Il manquait une figure franciscaine italienne mystique du XVIIe siècle pour assurer dignement une succession aux grands fondateurs. La récente publication d’un manuscrit ita-lien permet de compléter notre panorama, contribuant à le rendre européen 221. Le manuscrit est attribué à un homonyme du Gregorio da Napoli humaniste passé à la réforme capu-cine en 1576. Ce deuxième Gregorio da Napoli, entré chez les capucins en 1610, mourut en 1641 à l’âge de soixante-quatre ans. Il vécut de façon retirée, supportant un asthme invali-dant, mais sempre contentissimo.


La Dottrina mirabile dell’amore (c. 1622)


La Dottrina mirabile comporte trois parties 222: la Dottrina dell’amore est suivie d’un paisible Raggionamenti mistici…, enfin d’un vaste traité qui traduit une expérience directe de la nudité spirituelle et de l’amour en pas moins de 67 cha-pitres 223. Nous donnons quelques extraits de cette « doctrine


  1. I Frati Cappuccini Parte III Sezione I – Cette très vaste publication (quatre volumes parus à ce jour siècle après siècle, couvrant divers aspects de la réforme capucine en Europe) inclut plusieurs figures mystiques italiennes ; pour le XVIIe siècle se détache le beau texte, édité pour la première fois, du ms. 898, VII-E-49, intitulé Instruttione mistica, de la Bibl. Nazionale di Napoli, dont nous présentons quelques extraits.

  2. Gregorio da Napoli est présenté dans I Frati Cappuccini, Sezione I, par « Introduzione », 186-203 & « Letteratura spirituale », 895-1085.

  3. I Frati Cappuccini Parte III, 939-1085.

176 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


merveilleuse », qui donne lieu à de beaux développements lyriques : il s’agit d’un vaste poème d’amour particulièrement difficile à traduire 224. Quelques extraits des chapitres xl et lxi suggèreront son parfum.


Chapitre xl. Avis nécessaire aux âmes qui marchent dans la prière de la paix et de l’union mystique


Parmi toutes les lumières qui vous ont été données par ce-lui qui donne tous les biens, j’espère maintenant vous révé-ler l’une des plus brillantes, et nécessaires aux âmes de prière, âmes conduites par la main dans la voie superintellectuelle à l’union intime et mystique, âmes qui brûlent très doucement pour Dieu, leur amant, âmes au fond desquelles il n’y a que Dieu, afin qu’en cette union, elles ne perdent pas tout, car elles désirent trop.


Lorsqu’on demanda à notre bienheureux Gilles [Egidio] comment l’âme doit se conduire dans la contemplation di-vine, il répondit : « Mon frère, n’augmente pas, ni ne diminue ; et fuis la multitude. » Quant à cette fuite, vous la connaissez déjà. Chacun sait combien cela est utile, et même combien cela est nécessaire. Passons-la donc sous silence, et parlons un peu, selon ce que le Saint-Esprit m’accordera pour votre profit, sur ces deux paroles : « N’augmente pas, ne diminue. »


Oh, paroles qui résument tout l’essentiel du vrai progrès ! Faites attention et écoutez. Aucune créature existante ne peut pénétrer la Sagesse divine incréée : elle ne se révèle, dans toute la création, qu’aux anéantis. En cette divine révélation, afin que l’âme ne se trompe dans son existence en désirant trop, je vous révèle une lumière divine très profonde, afin que vous sachiez vous conduire dans les intimes opérations du Saint-Esprit.


Je sais qu’au plus profond de vous, il y a un rayon divin, où votre œil plonge totalement : il vous guide, vous instruit et vous gouverne divinement, dehors et dedans. Heureuse l’âme digne de ce rayon ! Bienheureuse celle qui, aveugle à toute



224. La traduction a été réalisée par nos amis Antonella et Alessandro Boellea.

Gregorio da Napoli

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autre chose, s’en réjouit simplement, non pas activement, mais passivement. Mais veillez à ne pas augmenter ce rayon divin, ni à le diminuer. Ne pas augmenter : c’est-à-dire ne pas le dési-rer avec une avidité excessive et une présomption gourmande [1020], et cela par un acte qui signifierait exister [par soi-même] et tout perdre en le désirant ; mais rester passif, laissant la pensée tournée vers cette lumière éternelle qui attire l’âme à soi. Dépourvue de tout désir, sinon le désir de Dieu lui-même, cette âme donne lieu à ce divin rayon de faire à son gré et selon sa volonté, goûtant ses œuvres au-delà de l’intellect.


Lorsque ce rayon divin pénètre au plus profond de l’âme où il peut exister, combien gouverne-t-il et dispose-t-il énergique-ment, mais suavement toutes les choses ! Et il garde cette âme absorbée, en la réglant dedans et dehors en toutes ses puissances et sens extérieurs. Donnons donc lieu à ce rayon passivement, et non activement ; car le bienheureux dit : « N’augmente pas, ni diminue ». C’est-à-dire : n’augmente pas ce que le ciel t’accorde. N’augmente pas, en présumant vouloir plus que la [grâce] don-née par la bonté divine. N’augmente pas, en voulant agir par des actes, alors que le Saint-Esprit agit, mais c’est l’âme qui opère les actes que le rayon divin lui inspire, l’Esprit de Dieu qui la gouverne très divinement, et en cet état au-dessus de l’intellect, l’âme est mieux dite opérée qu’opérante.


Vous qui pratiquez cela, vous me comprenez. N’augmentez pas, mais faites-vous guider, suivez l’influence, faites en sorte que la grâce vous précède. N’augmentez pas, mais faites sem-blant de vous faire porter à cheval par les brides.


Bienheureuse cette âme ! Elle peut se dire bienheureuse, puisqu’elle voit toujours son Dieu et qu’elle reste tout le temps avec lui : J’ai été rendu comme une jument, etc. ; Je suis toujours avec toi 225. Tandis que le rayon divin la guide, cette influence béatifiante la gouverne, cette touche divine la consume, cette lu-mière inaccessible l’éclaire, la purifie et la transforme [en la ren-





225. Ps 72, 22-23 (Vulg.)

178 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


dant sa semblable] ; c’est pourquoi le bienheureux dit : « N’aug-mente pas par orgueil, ne diminue pas par négligence. » […]


Chapitre lxi. Traités divers d’exercices spirituels


Premier traité. De l’amour unitif et de la manière de l’acquérir


Aucune vertu n’a la force d’unir l’âme à Dieu, sinon la charité. […]


Par là, on reconnaît la grande différence entre la théolo-gie scolastique et la mystique : l’une s’apprend par les actes de l’intellect, et l’autre, par les passions amoureuses de la volonté, qui rendent compte à l’intellect combien bon et doux est le Seigneur, de sorte que le chemin vers la Sagesse divine consiste à traiter toujours avec Dieu en causant jour et nuit avec lui.


Ici il faut donner un avertissement très important : il faut veiller à tenir les rênes de l’intellect, afin qu’il ne soit pas trop spéculatif, et qu’il n’empêche pas les passions et les impulsions de la volonté ; puisque je ne parle pas ici de la connaissance, mais de l’amour de Dieu, car il vaut mieux aimer Dieu que le connaître ; et si l’on argumente avec saint Thomas que la béatitude au ciel consiste essentiellement en la connaissance de Dieu, d’où il est plus important de connaître Dieu que de l’ai-mer, je réponds : au ciel nous verrons Dieu tel qu’il est en soi-même, et cela suffit à rendre bienheureux celui qui le voit ; mais en cette vie, nous ne le verrons pas tel qu’il est, mais selon nos petites capacités, en l’adaptant à la mesure de notre intellect.


Mais l’amour n’est pas cela. Le propre de l’amour consistant à transformer l’amant en la chose aimée, qui, s’oubliant soi-même, est entièrement passé en celle-ci, comme en une seule chose, c’est pourquoi il vaut mieux l’aimer que le connaître, car en cette vie, nous le connaissons comme nous le pouvons, mais nous l’aimons tel qu’il est. Dans un cas nous embrassons Dieu avec la capacité de notre intellect ; dans l’autre cas nous nous transformons en Dieu tel qu’il est.


C’est pourquoi l’on dit qu’il vaut mieux aimer que com-prendre les choses hautes et divines, et qu’il vaut mieux com-

Gregorio da Napoli

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prendre qu’aimer les choses d’ici-bas, car en les comprenant, nous les ennoblissons et les spiritualisons pour les mesurer et les abstraire, mais en les aimant, nous avilissons notre volonté en la disposant à aimer des choses basses. Par contre, en com-prenant les choses hautes et divines, nous ne les agrandissons pas, mais les amoindrissons en les mesurant avec notre faible intellect pour pouvoir les comprendre. Il n’en est pas de même en les aimant, car nous ne les changeons pas, et même [1069] nous nous changeons en elles.


L’on sait que l’on est comme les choses aimées : si elles sont bonnes, on est bon ; si elles sont mauvaises, on est mau-vais. C’est pourquoi saint Augustin dit : « Chacun est comme l’amour dont il aime. S’il aime la terre, il est terre. S’il aime Dieu (que voulez-vous que je dise ?), il est Dieu, parce que l’amour est la vie qui unit l’amant et l’aimée, et de deux choses en fait une 226. » Oh, force d’amour ! […]


Tous ces désirs, soupirs et prières affectueuses sont des actes de charité, loués par tous les maîtres de cette théologie mys-tique ; d’où vient qu’ils sont pour la plupart la cause par la-quelle on profite de cette charité qui est, comme dit Prosper  227. Comment advient-il qu’il se cache à ceux qui le cherchent, s’il ne désire que se communiquer ?


De ce que nous venons de dire, on déduit que nous devons nous soucier davantage d’aimer Dieu que de le connaître, et ne pas faire comme ceux qui, en spéculant avec leur subtil intellect, deviennent plutôt des prêcheurs que des amateurs de mon cher Seigneur bien-aimé.


Pour confirmer mes paroles, je vous transcris ici une lettre du célèbre comte de la Mirandole 228 où il déclare à l’un de ses amis combien il vaut mieux aimer Dieu que le connaître. Il s’exprime ainsi : « Tu vois, mon ami, quelle grande folie est la nôtre. Si nous considérons quelles facultés nous avons pour





180 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


nous unir à Dieu et nous réjouir de lui, ce que nous pouvons aimer par la volonté est beaucoup plus que ce que nous pou-vons connaître avec l’intellect ; et en l’aimant, nous en profitons davantage, et nous peinons moins, et nos services lui sont plus chers ; et pourtant, inconsidérément nous préférons le chercher avec l’intellect, par un énorme travail d’étude, sans pouvoir le trouver, que de se tourner à le chercher [autrement], et nous le trouverons à notre désavantage si nous ne l’aimons pas. » […]


[1072] Ô bonne nuit, ô nuit très brillante, ô nuit, source de vraie lumière ! Et la nuit est ma lumière en mes délices. Ô nuit, plus tes ténèbres sont épaisses, plus tu m’apportes de lumières ! Comme sont ses ténèbres, ainsi est sa lumière. Ô nuit qui emmène avec toi le vrai jour de l’éternité ! La nuit brille comme le jour 229. Ô nuit belle, sereine, suave, calme, bienheureuse et divine ! Ô nuit par ce cœur tant aimée, qui me donnera de vivre et de mourir en toi ? Ô nuit, cause de tout mon vrai bien, but parfait de tout mon désir ! C’est cette nuit, mon Bien- Aimé, causée par le feu d’amour qui ne connaît rien ni ne se souvient de l’âme du connu, car elle soupire toute en unité pour son bien suprême et incréé, qu’elle aime suavement et candidement. 230


Les divines relations, les nouvelles, les souvenirs et les touches divines sont d’autant plus sûrs et sans illusions, qu’ils sont au-delà de l’intellect et très purs. De cette touche et de ce contact de l’âme avec Dieu naît tout bien [1073], toute nou-velle et révélation, qui ne sont pas des choses particulières, car




  1. Ps 138, 11, 12c, 12b (Vulg.)


  1. Ce paragraphe s’inspire de près de la strophe de saint Jean de la Croix :


Ô nuit qui me conduis à point ! Nuit plus aimable que l’aurore ! Nuit heureuse qui as conjoint L’Aimée à l’Aimé, mais encore Celle que l’amour a formée,


Et en son Amant transformée


(La Nuit obscure, traduction du Père Cyprien de la Nativité).

Gregorio da Napoli

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elles sont autour du suprême principe, ni ne sont inférieures à Dieu, et on ne peut pas les obtenir si l’âme ne se joint en union.


Ô touche très pure et très délicate, comme tu m’as touché avec tant d’ardeur et de libéralité ! Ô touche très suave, qui pénètre subtilement par la délicatesse de ton être divin dans la substance de mon âme, et en la touchant délicatement, tu l’assimiles d’une façon douce et divine ! Ô touche pour moi si subtile et douce ! Ô brise subtile, comme tu touches de façon inconnue et délicate ! Ô combien heureuse, mille fois heu-reuse, est cette âme qui est touchée par toi, car tu es tellement puissante que tu aplanis les montagnes des passions et casses les pierres des cœurs endurcis !









Constantin de Barbanson (1582-1631)




Un spéculatif flamand d’expression française


Constantin de Barbanson est très original parce qu’il pro-pose une interprétation de son expérience. L’expérience est en premier lieu exprimée avec clarté et élan dans Les Secrets sentiers de l’Esprit divin, manuscrit antérieur aux Secrets Sen-tiers de l’amour divin…, livre édité en 1623 à Cologne. Puis ce témoignage expérimental est relayé par le développement d’une théologie mystique dans l’Anatomie de l’âme publiée à Liège en 1635, quatre années après la mort de son auteur, jamais réimprimée par la suite 231. Ce dernier ouvrage pour-rait-il avoir emprunté son titre à l’exposé de la découverte d’Harvey, Exercitatio anatomica… daté de 1628 ? Il s’agit en effet d’une exploration « anatomique » — de l’âme — visant à distinguer « théoriquement » la juste expérience mystique de ses déviations éventuelles. Une telle analyse semblait néces-saire à cause des suspicions qui se manifestaient déjà envers une mystique dont l’auteur prend la défense.


Constantin est remarquable par son optimisme profond, comparable à celui des grands Flamands du Moyen Âge : il est né sur leur terre. Cet optimisme le conduit à insister sur l’efficace dont fait preuve le mystique accompli. Ce dernier n’a alors plus à craindre une « divinisation » qui, loin d’être une illusoire possession, se caractérise par l’abandon et l’oubli de



231. Les références de ces sources sont données infra aux sections correspondantes.

184 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


soi-même. Abandon et oubli sont les signes de la prise en main de tout l’être par la grâce. Constantin expose cette vie mystique avancée, renvoyant pour le reste aux abondants traités portant sur les débuts (ascèse, méditation, etc.) Il présente sans détour un « état permanent » final. Il parle peu des représentations de Jésus-Christ : elles soutiennent une méditation affective qu’il faut dépasser. Il tente d’harmoniser sa propre expérience avec une théologie qui ne traduit plus guère la vie mystique.


Cette entreprise répond probablement aux critiques parta-gées par exemple à l’origine par le Père Gracian, le confesseur et ami de Thérèse. Ce dernier devint le confesseur d’Anne de Jésus et d’Anne de Saint-Barthélemy, en Flandre, à la fin d’une vie devenue enfin paisible. Mais toujours actif, Gracian fut le moteur d’une querelle née de la divergence entre l’approche christocentrique thérésienne importée « du Sud » et la tradi-tionnelle approche apophatique « nordique » défendue par les capucins. La méfiance envers les mystiques « abstraits » s’était déjà manifestée dès l’arrivée de jésuites.


On se situe ici tôt dans le siècle, et hors de France, ce qui ne facilite ni la lecture ni la reconnaissance de la grandeur de Constantin 232. Il met de l’ordre dans son exposé mystique, mais non sans une certaine prolixité ; et il n’hésite pas à créer s’il le faut des mots nouveaux par association, comme on peut le faire en allemand, langue qu’il pratiquait conjointement au français. Mais l’effort nécessaire pour surmonter son style ardu est largement récompensé ! Cette prolixité explique peut-être l’obscurité dans laquelle est tombée l’Anatomie, par ailleurs desservie par son volume : un bon millier de pages. Rappelons que la marque du capucin prêcheur est de s’en tenir souvent à


232. Bibliographie : DS 2.1634/41, incluant un clair exposé de la doctrine en 2.1636/40 ; Secrets Sentiers, rééd., Desclée, 1932 « Préface » et annexes (ensemble de grande qualité par un bénédictin de Solesmes) ; P. Hildebrand, o.m.c., « Le P. Constantin de Barbanson », in Études Franciscaines, 1930, 5 sv. ; P. Théotime de s’Hertogenbosch, Études Franciscaines, « La doctrine mystique du P. Constantin de Barbanson » 261-270 & Collectanea franciscana 10 (1940), « Le Père Constantin de Barbanson et le préquiétisme », 338-382.

Constantin de Barbanson

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un unique, mais fort volume, le « manuel » qui résume une vie d’apostolat. Ici, l’auteur est desservi par une certaine lenteur à l’exposition. Tout cela ne doit pas décourager la méditation des deux traités de Constantin, qui s’avèrent quand même tout aussi lisibles que la Règle de Benoît de Canfield : ils abordent des points que nous n’avons trouvés traités nulle part ailleurs.


Constantin prend la suite de Benoît dans l’exposé de la vie mystique. Il assure le relais en approfondissant l’exposé de la voie 233. Son objectif est défini plus largement, car il ne se limite pas à un exposé portant sur la pratique de l’oraison. Aussi le carme Dominique de Saint-Albert (1596-1634), grand mys-tique cordial mort trop tôt, disciple de Jean de Saint-Samson, écrira (avec exagération, car Benoît est mystique !) :


« En ma solitude j’ai conféré 234 ces deux livres, celui du P. Benoît et de Barbanson. P. Benoît ne me semble que spéculatif au respect de l’autre qui a la vraie expérience des secrets mystiques 235. »


Constantin de Barbanson était le troisième fils d’une veuve. Les trois frères entrèrent dans les ordres et l’un d’entre eux devint évêque de Saint-Omer. Constantin entra en 1601 chez les capucins de Bruxelles, et eut pour maître Jean de Landen ; la province flamande comptait 17 couvents après seulement quinze ans d’existence : « Toute la province est spiritualisée : nombreux sont ceux qui éprouvent extases et rapts », selon Philippe de Cambrai. Formé par F. Nugent, gardien du cou-vent de Douai, actif auprès des capucines et des bénédictines de la même ville, il fut envoyé en Rhénanie en 1612. Il y passa la fin de sa vie comme prédicateur itinérant, instructeur de novices, gardien de divers couvents, etc. En 1613, âgé de 31 ans, il écrivit les Secrets Sentiers, à la demande d’une abbesse de


  1. Ce que nous ne pouvons cependant guère attribuer à une différence d’âge considérable lorsqu’ils écrivaient : Benoît né en 1562 rédige l’essentiel de sa Règle avant 1590, probablement vers 1585 (la publication « pirate » est tardive : 1608), Constantin né en 1582 rédige ses Secrets Sentiers en 1613 (publication en 1623).


  1. Conféré : réfléchi sur, étudié.


  1. Tours, B.M., ms. 488, fo 274ro, cité p. 188 par C. Janssen, « L’Oraison aspirative chez Jean de Saint-Samson », Carmelus, 1956, vol. III, 183 sq.

186 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Douai ; ils ne furent toutefois publiés qu’en 1623. En 1618, il présida aux destinées de la communauté de Mayence et fut élu définiteur provincial. En 1631, date de sa mort brutale due à une hémorragie cérébrale, il venait de terminer le manuscrit de l’Anatomie de l’âme.


Tous les témoignages nous [le] montrent bon jusqu’à l’ex-trême limite, celle qui voisine avec la faiblesse, bon par déta-chement, aimé et vénéré de tous 236.

Il présente une


voie affective ou mystique par négation. […] Aussi la volonté est-elle, d’après les Secrets Sentiers, la principale faculté mys-tique. Entendez […] surtout l’amour 237.


Il fut influencé par la Mystica theologia d’Hugues de Balma, attribuée à l’époque à Bonaventure et relayée par les écrits de Harphius et de Canfield. Il exerça à son tour une influence sur le Cal Bona, sur le capucin allemand V. Gelen († 1669), sur l’anglais A. Baker 238.


Secrets sentiers de l’Esprit divin


Ce manuscrit est la transcription d’un exposé oral et précède l’édition du premier ouvrage de Constantin de Barbanson. Il est remarquable par sa spontanéité, particulièrement dans sa deuxième moitié très libre qui diverge de l’édition de 1623 (on retrouve par contre dans sa première moitié des textes proches de l’édition). Constantin s’adresse ici directement à une ou à des religieuses en livrant son expérience 239. Nous


    1. DS 2.1635 et Secrets Sentiers, « Préface », v. pages X-XIV sur les capucins.


    1. Ibidem.


    1. On relève ainsi les séquences suivantes traduisant des influences exercées soit par les textes « > », soit directement « >> » : Hugues de Balma > Harphius > Canfield > C. de Barbanson, J. de Landen ; F. Nugent >> C. de Barbanson > Bona, Gelen, Baker ; C. de Barbanson >> Dame de Werquignoeul, première abbesse de la Paix Notre-Dame de Douai, F. Sylvius de l’Université de Douai, et parallèlement C. de Barbanson >> capucines de Flandre dont Sœur Ange de Douai.

    2. Indice d’une présentation orale au chap. iii ; « La connaissance de Dieu, comme je disais tantôt [nos italiques], est le commencement (m138) de tout notre

Constantin de Barbanson

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supposons qu’il a pris quelques précautions en préparant la version imprimée à partir de ce premier jet personnel. Voici des extraits du dernier chapitre.


Chapitre vii. Du dernier état de la perfection, qui est la jouissance du vrai Esprit de Dieu,


ou bien de la vie superessentielle


Dieu resserrant merveilleusement cet esprit dans ses bornes, qui volontiers s’élèverait à Dieu par-dessus soi, tout ce qui lui peut venir d’élévation, méditation, imaginations, élévations internes, ou pensée de quoi que ce soit, doit être doucement négligé, et là laissé pour demeurer tout en soi-même en sa par-tie supérieure, en une paix et sérénité d’esprit, quoique pauvre et dénuée de toute chose, voire de Dieu même sans élévation, sans imagination [275] et sans occupation autre qu’une so-litude intérieure, avec un cri muet au centre de son cœur à Dieu, son Père, son Seigneur, son Dieu, son amour, lequel lui demeure encore caché, inconnu et invisible, comme l’implo-rant à son secours avec toutefois une agréation [sic] tacite, à tout ce qu’il opère en soi. […]


Premièrement cet Esprit la saisira [la créature], engloutira, et la fera perdre toute en soi. D’ici un jour, ici plus et moins. De là retournant [283] encore aux opérations plus basses. Et puis cet Esprit divin retournera derechef avec sa présence. Et ainsi plusieurs fois, jusques à ce qu’il prenne tout à soi cette créature ; et qu’il la fasse vivre toute de cette vie divine ; n’y ayant plus rien d’autre en elle que ce divin Esprit, qui la rem-plit, anime, et la possède du tout.


Et voici proprement ce qu’on appelle la loi superessentielle, ou déiforme, et l’état de perfection, selon lequel Dieu est si entièrement possédant cette âme, et son Esprit divin telle-ment comme informant toute l’âme ; et quand elle entre en soi-même, elle n’y trouve que Dieu, et plus rien de soi-même,



bien spirituel. » Cette présentation est faite à une religieuse au moins : des « Partant, ma fille, donne-moi ton coeur… », « Observe ma fille… », ouvrent les extraits que l’on va lire.

188 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


encore qu’elle voudrait, c’est-à-dire [284] plus rien de son être de pure créature, pour être toute outrepassée soi-même en son état créé, tout épurée en cet être divin, déiforme, ou déifiée, toute perdue enfin dans cette vie de l’Esprit divin. […] Ex-pliquant commodément ces choses par la similitude du fer, charbons ardents, de l’air illuminé des [286] rayons du soleil, de l’eau jetée en petite quantité dans un vaisseau de vin, et semblables ; car ainsi que le fer rouge est tout changé en feu, duquel il a revêtu ces nobles propriétés, de même l’âme est faite Dieu et opérée divinement par la grâce informante, tant Dieu lui est merveilleusement identifié par cet être divin, qu’il lui confère, vivant de là en avant ainsi toute non seulement en Dieu, mais tout Dieu et déifiée qu’elle est par identification de grâce ; étant l’âme par grâce ce que Dieu est par nature, et ayant oublié toute distinction de soi avec Dieu, pour être faite un même esprit par amoureuse adhésion, et ceci non seu-lement pour peu de temps, comme peut-être on le pourrait [287] penser, mais pour fort longtemps, et peut-être les années entières se passeront avant qu’elle sorte de la jouissance de cet état superessentiel ; car ce n’est pas comme de l’autre opéra-tion, que j’ai dit pénétrer le centre, laquelle est passagère, se faisant per modum transitus, mais elle est durable, stable, et permanente, durant tout lequel temps est aussi connaturel à l’âme de vivre de cette vie divine, comme jamais il lui fut de vivre de sa vie naturelle. […]


[Dieu dit :] « Partant, ma fille, donne-moi ton cœur, et mes délices seront d’être avec toi ; je t’aime extrêmement et je te pourchasse, comme si mon être et tout mon bonheur dépen-daient de toi ; et je ne veux faire autrement ; ma vérité [308] et mes promesses sont telles, ma bonté infinie me la fait faire, tu es ma chose, ma créature, mon image et semblance ; ne te scandalise point de moi, si je ne me communique point si tôt, et comme la nature le voudrait bien. J’ai plus grand soin de toi que tu n’as de toi-même. […]


« C’est bien lors chose qui me plaît fort que ton introversion intime et simple soit conditionnée d’une confiance admirable,

Constantin de Barbanson

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comme attendant à chaque heure et moment ma venue, ma communication et infusion de ma sainte présence. C’est cette assurée et filiale confiance en moi, ton Dieu, et ton bien, et fidèle Père [314], il te convient avoir, et rend sans faute l’intro-version plus sublime et intime, et accompagnée d’un vol d’in-tellect donné comme des ailes au cœur, le rendant plus léger à l’aspiration. Cette confiance en ma seule et infaillible bonté te rend plus immédiat 240 et sans milieu ; car elle ôte ce grand et vilain entre-deux qui tant me déplaît. La confiance et appui sur toi-même, sur tes désirs et aspirations, même de ton cœur, car bien que tu dois fort efforcer 241, si ne dois-tu pas effor-cer en ton art d’aspiration ; et si tu penses être quelque chose, n’étant rien, tu te trompes ; penses-tu mériter un brin de cette grâce et mon esprit ? C’est moi qui le veux et dois donner, mais purement gratis, étendue de ma seule libéralité, bonté, magnificence, courtoisie et amour infini que je te porte. […]


« Observe, ma fille, que tu dois toujours tendre en moi, après moi, sans te réfléchir ou rabaisser sur toi-même, sur tes actes, sur la considération de l’état de ton cœur, [ni] exa-minant comment ceci, comment cela, comment tout va et à quoi tu es parvenue ; partant, monte toujours, jusques à tant qu’arrivée aux quiétudes du deuxième [329] étage il soit temps de ramasser l’intellect au cœur. Car c’est une règle générale en chemin d’esprit, que toute réflexion d’entendement et pen-sées sur ses propres opérations, toute occupation d’intellect, le cœur n’étant point excité et enflambé vers moi, est sans fruit, et on n’en fait que perdre le temps. Partant il est nécessaire de toujours aller devant toi, toujours avancer, me désirant simplement, comme dit est en la deuxième condition ; voire même quand je verse mes dons d’illuminations, il ne faut pas te réfléchir l’intellect dessus, les tenant en haut à sa pointe, car l’on goûte en cette façon ; et n’est point pour cela que je les en-voie, mais tu les dois ramasser au cœur, et lors là les boiras-tu mille fois mieux. Car en chemin d’esprit l’on aperçoit mieux,



  1. Immédiat : sans intermédiaire, direct.


  1. Efforcer : faire des efforts.

190 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


et orprimes 242 voit-on les choses, quand on les a ramassées au cœur. Il faut aussi [330] toutes grâces sensibles, et autres sen-timents, et dons intérieurs d’esprit, les pareillement ramasser en bas au cœur avec le reste, afin que là ils me louent, car je les envoie non pas pour y occuper ton intellect, par considé-ration et réflexion, ni l’amative par délectation, mais pour être cela même en ton intimité, et afin de t’en servir comme de savoir, pour marcher dessus, et répondant toujours, tendre et voler en haut, nûment, après moi, comme un bien souverain et inconcevable, mais surtout très désirable ; voire aussi étant arrivé aux quiétudes à l’entrée de l’esprit, où je communique le subit trait passager de ma grâce. Ce qui te ramasse l’intellect au cœur, ce n’est point réflexion, car tu ne le fait pas pour asseoir ta connaissance sur mes dons, ou tels actes ; mais c’est que tu tends à moi par une manière négative, et mortifiant [331] l’intellect, le laissant en bas, loin toujours en haut après moi, comme un enfant, et aveugle sans réflexion. […] »


Voilà en quoi consiste la parfaite charité, de laquelle sorte immédiatement ou à laquelle est jointe inséparablement cette joie qui est le fruit du Saint-Esprit ; par lequel amour sont transformées les âmes en leur Bien-Aimé. Voilà le blanc 243 où doit fixer votre amour ; et le vouloir et amour qui vous doit être perpétuel ou continuel autant que pouvez. Par où appert que l’amour que nouveaux en la dévotion pensent et disent [382] être de vraie singularité, qui est quand ils sont enflambés au cœur en la dévotion, aimant affectueusement, n’est point ce vrai amour intellectuel et surnaturel. Je confesse bien que l’amour sensible et les dévots sentiments sont saints et bons, grandement utiles et quelquefois nécessaires à une âme débile et fragile, pour l’aider à aimer Dieu purement ; mais ce ne sont que moyens propres pour parvenir au vrai amour, et non le pur, et quelquefois ne viennent que de la nature, ou du diable.


C’est pourquoi à vos inflammations de cœur et amour sen-sible, outre l’élévation de l’entendement par une œillade de foi



  1. Orprimes : adv., à cette heure, à ce moment-là, alors.


  1. Blanc : centre de la cible.

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vers Dieu, il faut ajouter encore l’acte et la concurrence de la volonté, laquelle, par le moyen de la vertu de charité qui est en elle lorsqu’elle est en grâce, doit [383] spiritualiser l’amour sensible, ou s’en servir comme d’escabeau et marchepied, pour s’élever plus facilement en Dieu, par actes de pure charité (comme dit est), sans demeurer attaché en bas au sentiment de son cœur ; et voilà en quoi consiste le noeud. […]


De cet amour se doit ensuivre qu’il nous faut faire toutes nos oeuvres, exercices et prières à l’honneur et gloire de ce Sei-gneur, lequel mérite d’être servi et adoré pour sa seule bonté de toutes créatures. Ce que devons faire avec actuel amour et complaisance de ladite souveraine bonté, sans rechercher autre chose, ni avoir égard qui nous récompensât et nous assurât des grandes grâces, et semblables prétentions. Car servir [386] Dieu pour la récompense, autre [que] par lui-même, encore que puisse être chose bonne, n’est pourtant d’une parfaite charité, laquelle ne cherche point le profit particulier, mais seulement Dieu, son amour, et sa gloire ; et à cette fin faut-il rapporter toutes les autres. […]


Partant il faut éviter un grand [402] empêchement qui arrive ordinairement, à savoir qu’il faut si simplement élever son désirer, son affection vers Dieu en notre esprit, comme un petit enfant, désirant d’aller entre les bras de son doux Père. Plus, toutefois, il ne faut pas se retourner sur soi-même pour savoir si on a senti telle ou telle grâce ou douceur, c’est-à-dire : nous ne devons point nous réfléchir, ni tourner ou abaisser notre pensée sur notre cœur, pour examiner, savoir et sentir à quoi il est parvenu, s’il a acquis tel ou tel sentiment qu’on nous avait dit 244 qu’il devrait arriver ; non, car toutes ces réflexions-là sur soi-même gâteront tout notre profit spirituel et em-pêchent la venue de la grâce, car cela est plein d’amour-propre. C’est qu’on voudrait [403] bien déjà toujours avoir tels autres sentiments et dons, et ainsi ce simple et doux désir qui allait auparavant devant, maintenant nous le rabaissons et tournons arrière de notre Dieu, [ce] qui est une grande infidélité envers



244. Auquel on nous avait dit.

192 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


les pauvres créatures, à savoir envers ces dons et sentiments de notre cœur, qui ne sont que peu de chose et fatras d’enfant. Quant à nous, allons toujours joyeusement avec notre cœur et désir envers Dieu à notre désir.


C’est-à-dire, ne pensons seulement aller à Dieu, et lui il aura soin assez de nous ; pensons seulement pour lui, et il pen-sera pour nous. Je veux dire que plus est-ce que nous élève-rons comme en air notre esprit vers Dieu, avec oubli de nous-mêmes, plus est-ce que Dieu (m404) nous donnera ces dons, grâces et sentiments en notre cœur ; car il est bien aise de nous voir tout oublieux de nous-mêmes pour mettre toute notre affection en lui. […]


Notez bien ceci, car c’est une chose véritable et expérimen-tée. Il faut dis-je, élever son cœur amoureusement à Dieu, har-diment, sans crainte, sans pusillanimité, sans doute, sans dé-couragement, encore qu’on ne sente nulle douceur du monde en son cœur, et se tenir toujours content, joyeux, et [406] résigné. Quand je dis qu’il faut se tenir résigné ès aridités, ce n’est point à dire qu’il faut être là content tout court sans rien faire, car cela serait une grande misère et tromperie, et on irait en arrière, et on perdrait ce qu’on aurait auparavant profité, et peu à peu le cœur se discontinuerait d’aimer, un hasard qu’il demeurerait si froid et pesant qu’on ne le saurait quasi plus renflamber.


Mais c’est-à-dire qu’on ne doit pas être en chagrin et mal-content, triste et débauché 245, pour autant qu’on n’a point la dévotion et sentiment ordinaire ; et cependant, avec conten-tement et confiance, aspirer, désirer et élever tout doucement du mieux qu’on peut son cœur à Dieu au haut de son esprit ; voilà la fidélité. […]









245. Débauché : distrait de son devoir, infidèle.

Constantin de Barbanson

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Les Secrets Sentiers de l’amour divin (1623)


Constantin commence, dans son seul ouvrage imprimé de son vivant 246, par poser la réalité expérimentale de la vie mys-tique : ce n’est pas une croyance, voire une superstition, ce n’est pas philosophique mais pratique :


Car tous ces mystérieux secrets de la vie mystique, que sont-ce autre chose que venir à l’expérience et jusques aux premiers principes de vérités surnaturelles de notre foi ? En telle sorte que ce que, seulement instruit de la foi, on croyait être invi-siblement, ici on le voit, expérimente et en a-t-on la connais-sance pratique 247.

Comme tous les mystiques, il pose la source comme inté-rieure à nous-mêmes, dépendant de la grâce divine, embrassée dans l’unité par une adhésion amoureuse de la volonté :


La fin donc et le but auquel nous devons aspirer par tous ces chemins intérieurs de l’esprit, c’est une introversion totale au plus intime de nous-mêmes, par l’aide de la divine grâce, laquelle nous relève tellement peu à peu à la connaissance et amour de Dieu, que finalement elle nous conduit à la vrais ac-quisition, jouissance, fruition et repos en Dieu notre souverain bien (présent intérieurement au centre et sommet de notre âme), par une conjonction de notre esprit à sa divinité et par un embrassement d’amour, possession, tension et adhésion de volonté à son saint et divin Esprit, embrassant ce bien souve-rain par un lien d’amour communiqué d’en haut, si étroite-ment que, par icelui comme par un sacré lien de mariage, de ces deux esprits si différents, tant inégaux et improportionnés, se fait un esprit, un amour et un vouloir 248.



  1. Les Secrets Sentiers de l’amour divin, esquels est cachée la vraie sapience céleste et le Royaume de Dieu en nos âmes, composés par le P. Constantin de Barbanson, prédi-cateur capucin et gardien du couvent de Cologne, édités en 1623 chez Jean Kinckius libraire à Cologne ; réédition moderne: Les Secrets Sentiers de l’amour divin, par le P. Constantin de Barbanson capucin, Desclée, 1932.

  2. Fragment du Prologue aux Secrets Sentiers, p. 34 de sa réédition, 1932, op.cit.


  1. Ibid., première partie, chap. ier, p. 46.

194 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


L’avancement est passif autant qu’actif :


Consécutivement à tout ce que dessus, doit l’âme savoir une vérité de laquelle son avancement dépend beaucoup, et c’est de croire et se persuader entièrement que non seulement elle s’avance par les actes d’entendement et volonté qu’elle pratique quelquefois avec tant de facilité ou amoureuse inclination, mais encore en la privation du divin concours, lorsqu’elle ne peut rien faire qui soit de vigueur ou efficace selon son estimation 249.


Il demande un abandon paisible et libre, en silence, qui mène à la joie et à un mouvement d’amour, sans faire appel à quelques dévotions ou intentions qui se conformeraient aux images ou aux projets ordinaires :


Et partant donc, renonçant à tout son propre sembler 250, que, pleinement, entièrement et irrévocablement [elle] s’aban-donne toute entière sans aucune réserve entre les mains de Dieu, sans plus se lier ni attacher à rien, sans plus concevoir, attendre ou penser rien de déterminé, de particulier ou en propre opinion en son esprit, mais qu’en ce général abandon, elle s’immerge toute en la divine ordonnance, se contentant de tout ce qu’elle trouve en son état présent, sans arrière-pensée, sans recherche de pourquoi ni comment, contente de tout et louant Dieu en tout, cheminant ainsi en toute paix et liberté, sans aucun bruit de soin ou multiplicité de pensées, afin de pouvoir, en tel solitaire contentement d’esprit, être aux écoutes et en expectation de ce qui se passera en soi-même. Car se contentant ainsi de tout, s’étonnera de se trouver en un abîme de joie et de mouvement d’affection en son centre, cependant que, peut-être, elle ne s’imaginait et n’attendait autrement que de trouver son désir en une autre manière.


Finalement, comme, entre les choses qui pourraient empê-cher, retarder et même troubler cette élévation, est la dévotion que peut-être on porterait vers quelque saint ou sainte, ou bien encore le désir et nécessité que l’on aurait de prier pour



  1. Ibid., chap. vi, p.188.


  1. Renonçant à tout son propre jugement.

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les âmes du purgatoire, ou certes pour le prochain, et autre nécessité temporelle que l’on aurait à représenter à Dieu, il faut prendre garde de réformer ces grossières façons ordinaires que l’on a tenues de penser de telles matières selon l’imagina-tion, et apprendre cette façon qui est conforme à cette éléva-tion spirituelle et mystique. L’accoutumance qu’avons acquise d’opérer selon nos sens et propres concepts humains tirés des fantômes 251, espèces 252 et compositions 253 des choses vues ou ouïes en ce monde, nous a tellement dépeint l’âme et préoc-cupé notre sens commun 254 que nous ne nous en pouvons pas si facilement dépêtrer, ains 255 voulons toute chose, quoique sublime et divine, attirer à nos façons grossières 256.


On peut, on doit se laisser conduire sans réflexion ni conscience particulière de son état :

Il arrivera que l’âme se retrouvera assez bien recueillie, ex-trêmement portée à Dieu et non harassée d’autres imperti-nences 257, et néanmoins ne se sentira inclinée à produire actes d’affection, mais plutôt de légère, joyeuse et sereine façon de se trouver : elle ne doit combattre contre telle disposition, voulant par force former ledit sentiment d’affection, mais se laisser conduire à opérer selon ladite façon joyeuse, sereine, pacifique et tranquille, encore que sans réflexion, ressentiment





  1. Fantômes : images qui se forment dans l’esprit par l’impression que font les objets sur les sens.

  2. Espèces : « Les aristotéliciens croient que les objets n’agissent sur nos sens qu’en vertu de certaines espèces ou entités dont ils remplissent l’air, et qui venant jusques à nos organes nous font apercevoir les qualités sensibles dont ces objets sont revêtus » (Furetière).


  1. Composition : construction mentale.


  1. Concept aristotélicien repris par la théologie scolastique ; le sens commun est la faculté de l’âme qui nous permet d’organiser les perceptions brutes des sens pour parvenir à la perception consciente. Notre auteur l’utilise ici dans un sens assez lâche.


  1. Ains : mais.


  1. Ibid., pages 194-195.


  1. Impertinence : extravagance, sottise.

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ou connaissance de ce que particulièrement on fait, seulement s’efforçant de se tenir ainsi légère et agile 258.


L’homme d’expérience y trouve largeur et liberté :


On dirait aussi que c’est comme une nouvelle région in-térieure, étage ou mansion 259, large, ample et étendue, sans bornes ou limites, de nouveau découverte à l’âme que cette portion supérieure, en laquelle Dieu se communique et rend à l’âme toute liberté et inclination au bien, pouvant en toute facilité et joyeusement faire ce qui autrement semblait difficile et bien amer. Aussi m’expliqué-je de la sorte, afin que ceux qui y procèdent simplement par expérience, sans réflexion de science, puissent reconnaître ces opérations 260.


Puis la longue période de purification par privation est décrite :


Que si encore cela ne durait que pour quelque espace, deux, trois ou quatre mois, et puis retourner à la jouissance comme devant, la chose serait passable ; mais d’y demeurer les demi-ans et les années entières, ou peut-être davantage, sans se voir plus retourner aux grâces précédentes, cela fait quasi perdre toute l’es-pérance, emporte, peu s’en faut, toute la patience de cette âme.


Car si elle se veut élever à Dieu pour refuge en ses misères, il n’y a que ténèbre et obscurité dans son esprit, et voit que la porte lui est fermée de cette part. Si elle se refuse à ses actes propres pour exercer les vertus contraires, c’est avec si peu d’efficace contre le mal, que nul ou certes petit soulagement lui peut revenir de ce côté aussi. Où donc aura son recours cette créature en ses angoisses ? […] [256] Mais de voir enfin la continuation ou plutôt augmentation de jour en jour, il lui prend fantaisie de croire assurément que c’est tout perdu, que cela est venu de quelque sienne grande faute, qui a fait que Dieu s’est retiré et l’a laissée en si pauvre état 261.


Les raisons en sont données :



  1. Ibid., chap. viii : « De la vraie et légitime tranquillité », p. 216.


  1. Mansion : demeure.


  1. Ibid., chap. ix : « De la présence de Dieu… »


  1. Ibid., chap. x : « De l’état de privation ou déréliction… »

Constantin de Barbanson

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Elle doit apprendre à se passer même de Dieu et faire de soi-même du mieux qu’elle pourra, ne s’étonnant point pour tous ces fâcheux ni divers événements. Non pas qu’elle veuille être sans dépendance continuelle de la divine grâce, mais parce que toute aide demeure si cachée que rien de perceptible lui est communiqué. La raison est que, par tel accoisement 262 et contentement en tout, le fond de l’état intérieur se pourra éclaicir, et ainsi connaître où on est ; l’imagination perdra sa force et sera comprise en la récollection de son dit état, et peu à peu l’on sera relevé en la portion supérieure, sans plus de mention de ces mauvais effets. Et pour retenir maintenant cette paix et tranquillité, pourra grandement aider de ne se vouloir pas toujours former un tel intérieur, lequel ait Dieu actuellement pour objet et présent. Car quelquefois l’âme expérimentera [289] qu’étant en ces états si bas et voulant néanmoins avoir Dieu pour but et fin actuelle de sa pensée et comme enclos en son introversion, son intérieur serait forcé, chagrin et malplaisant ; là où que, se tenant et se contentant d’être plus bas, elle trouvera son intérieur plus serein et paci-fique, se sentant manifestement contente, encore que non pas jouissante de Dieu 263.


Tout revient à ne pas faire à sa façon :


Toutes ces règles et préceptes et si grand soin que l’on a de dire à l’âme qu’elle ait à se tenir en paix et silencieuse opération, [proviennent] de ce que désireuse de s’aider, tou-jours elle se voudrait former quelque chose à sa façon et selon qu’elle estimerait la chose devoir venir. Et d’autant qu’assu-rément la vraie divine opération efficace et infuse viendra autrement qu’elle ne pense et qu’elle ne saurait même penser (puisque ne l’ayant expérimentée, cela lui serait impossible de la bien préconcevoir).







  1. Accoisement : apaisement.


  1. Ibid., chap. xi : « De ce que Dieu a prétendu de l’âme… »

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L’état atteint est égal et uniforme :


que l’on ne sait en cet état plus rien concevoir ou penser de Dieu en manière de haut et par élévation, mais en façon égale et uniforme. Comme lorsque quelqu’un parvenu au sommet d’une montagne, trouve le coupeau 264 d’icelle être une plaine bien large et bien étendue 265.


Nous reproduisons deux chapitres proches de la fin de l’œuvre — dont celui auquel appartient cette dernière cita-tion — qui illustrent le déroulement du texte sans coupure. Ils traitent du dernier état d’union qui n’exclut aucune activité :


Deux chapitres des Secrets Sentiers de l’amour divin sur l’union active


Chapitre xii. Du dernier état qui est de la parfaite union, jouissance et fruition de l’Esprit et amour divin


Mention si fréquente a été déjà faite ès chapitres précédents de ce dernier état, que l’on en sera piéça 266 de beaucoup in-formé. Dieu aussi y est si abondant en ses opérations divines, possédant entièrement l’âme et la remplissant tellement de son Esprit, que c’est lui-même qui la meut, régit et gouverne selon son bon plaisir, donnant vie, âme et vigueur à ses opérations. Et ainsi n’aura pas beaucoup besoin de nos lois ni préceptes, après qu’elle aura passé les premiers commencements de cet état et qu’elle y sera un peu habituée. Car, fidèle à Dieu et bien nourrie d’ici en avant en sa cour céleste, ne fait que suivre le divin Esprit par tout tel chemin qu’il la veut conduire, prenant pour règle et vie de perfection les lois du vrai, pur et sincère amour divin.


Puis néanmoins que nous avons commencé et sommes déjà si avant parvenus en l’explication de ces secrets sentiers du divin Amour, nous achèverons encore, Dieu aidant, d’exprimer au plus particulier qu’il sera possible ce qui se passe entre Dieu


  1. Coupeau : sommet.


  1. Ibid., chap. xii : « Du dernier état qui est de la parfaite union… »


  1. Piéça : depuis longtemps.

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et l’âme durant cet état. Car bien que ce soit la même région de l’esprit ou portion supérieure de l’âme, et en substance les mêmes principes de grâce et opérations comme en l’état de la présence de Dieu, si grand néanmoins est le changement de l’état intérieur de l’âme que la différence est presque infinie de la façon, forme ou disposition en laquelle elle se trouve à présent.


Nous avons laissé l’âme, au chapitre x ci-dessus, sur la fin du terrassement et humiliation en laquelle Dieu la tenait, ne pouvant pas être si active comme elle eût fort désiré, pour s’éle-ver, concevoir, s’efforcer ou produire affections et semblables actes vers Dieu par les puissances supérieures — à faute de correspondance intérieure à tel effort et par absence de grâce abondante que Dieu tient en soi resserrée, sans lui communi-quer que selon son bon plaisir, lui déniant (à savoir) d’user de ses puissances comme siennes, d’autant que lui-même en veut être le possesseur, veut régner et tenir son siège dans ce sien petit palais terrestre. Mais l’âme, ne sondant encore jusques au fond ces secrets du divin Amour, s’étonne grandement de telles voies si difficiles, qui la font passer par une porte si étroite, avant parvenir au bien prétendu, entendant par toutes ces choses, l’origine et la raison de ce que l’on dit de la candeur et pureté nécessaires avant que l’on puisse se trouver devant Dieu, jouir de son pur Amour ou entrer en paradis, expéri-mentant combien Dieu examine, subtilise, crible et repurge d’une façon inaudite tout ce qui est de son côté, trouvant à redire et de l’imperfection où l’on ne s’en fût jamais douté, prenant néanmoins de là occasion d’avoir de cette âme entière satisfaction, pour tout le résidu dont elle pourrait être rede-vable à sa justice divine.


Car comme elle n’a pas encore vu l’issue de ces fâcheuses opérations et ne sait quel rapport ou proportion telles façons étranges qu’elle ressent ont avec la vraie fin finale qu’elle pré-tend, ce lui est un labeur et un genre de travail bien grand de digérer tous ces fâcheux rencontres, tenant souvent pour le plus suspect et impertinent ce qui lui est le meilleur et plus assuré, pensant toujours devoir retenir ses façons premières et

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se tenir perceptiblement avec Dieu, comme celui lequel, en grand respect et révérence ou appréhension de sa grandeur et majesté, elle doit contempler ou concevoir par-dessus soi au sommet de son esprit, là où que, toutefois en suivant la grâce (en la manière ci-dessus exprimée, où est dit devoir être néces-sairement suivie, quoique marchant lentement et à petits pas), elle trouve tout autrement. Car voici comme elle est conduite.


Premièrement, elle se sent souvent intérieurement en grande dénudation de toutes choses, n’ayant nul principe de grâce sensible ou correspondance pour rien faire, se trouvant en une étrange solitude interne, avec un cri muet ou mental au plus intime de son cœur à Dieu, son Père, son Seigneur et sa seule attente (lequel se tient si longuement caché, invisible et inaccessible), implorant par ceci son divin secours, comme se deuillant 267 de sa si longue absence et privation, néanmoins agréant tacitement à tout ce qu’il opère et permet, en espoir d’en voir un jour la fin.


Secondement, avant arriver à la vraie jouissance ou posses-sion de l’Esprit et Amour tant désirés, il y a encore deux sortes de notables divines opérations que l’on trouve plus bas. L’une est comme un réveillement de l’entendement, l’aiguisant fort à connaître, ratiociner, se réfléchir, conférer et comprendre plusieurs de ces choses internes ou bien aussi d’autres au-de-hors, d’étude ou de science, sentant une manifeste particulière disposition confortée de lumière interne, pour pénétrer tout ce à quoi on s’appliquerait. Et répond à ce que ci-dessus a été dit vers la fin du chapitre vii des illustrations 268 divines. La seconde est un trait passager, fort pénétrant et très secret d’amour, ayant la plupart son origine en forme de préven-tion et d’efficace motion divine, touchant la partie amative si efficacement que comme rien de plus intime, rien aussi de plus accort 269 pour la mettre en très suave opération d’amour, aimant aussi de fait, en vertu de cela, de tout son cœur, s’éton-



  1. Se deuillant : se lamentant.


  1. Illustrations : illuminations.


  1. Accort : apte.

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nant souvent soi-même de se voir ainsi ne respirer qu’amour, joie et paix en son cœur, et ne savoir rendre raison d’où cela est ainsi venu, ni pourquoi elle se sent produire si ardents actes (comme nous exprimerons encore tantôt), puisque, comme ruisseau qu’il est, procédant de la fontaine et source d’amour qui est cachée au centre de la volonté, ne cesse de retourner ainsi par vicissitudes, jusques à ce qu’il ait conduit jusques à la source dont il prend origine ; se sentant ainsi dilater et tempérer la pres-sure ou resserrement auquel elle se tenait de crainte de s’émanci-per des liens ou captivité du divin Amour, et commençant ainsi à expérimenter ces bons effets, [elle] reçoit aussi quelque rayon de connaissance de son état, restant toute confirmée 270 pour le poursuivre jusques à en voir une fin totale.


Après plusieurs vicissitudes de ces trois façons de se trouver qui lui coûtent beaucoup de travaux à bien y correspondre et à se laisser conduire d’une opération à l’autre (la façon de procé-der de l’une étant fort différente de l’autre et pour ce, difficile à s’accommoder à tant de diversités), l’âme se trouve finalement du tout 271 relevée à opérer par l’Esprit divin selon la portion supérieure, les trois puissances étant mises en action selon leurs opérations supernaturelles, selon que porte le divin bon plaisir ; continuant toujours quant à elle sa façon de procéder, que de se subordonner entièrement et céder à sa divine interne ordon-nance, en suivant l’impression et application qu’elle lui donne, ne la précédant point par grossier effort propre ou autre intru-sion de son opération, mais la suivant, selon que, très intime-ment et au plus secret de sa pacifique récollection, elle se sent en recevoir le principe et le pouvoir, voyant bien que sans telle prévention de grâce, tout son effort n’est rien et n’a ni vie ni es-prit. L’assimilation néanmoins qu’elle fait de la future opération divine, quand elle peut savoir ce qui suit, lui sert de disposition.


Dans cette portion maintenant supérieure, voici ce que l’on trouve. Premièrement, que la façon que l’on est dans icelle n’est pas seulement selon l’attention, vue ou regard, mais c’est



  1. Confirmée : affermie.


  1. Du tout : complètement.

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tout entier, le fond et l’état de l’âme, tout son être, sa vie et son respirer étant ici relevés, aussi bien que la vue et opération, ayant ici les pieds et la possession, où seulement ci-devant elle avait la tête et l’attention. Car il faut entendre que ces degrés si sublimes, tant celui-ci d’union comme le précédent de pré-sence divine au chapitre ix, ne sont pas seulement dons de Dieu ou opérations passagères de brève duration, ni seulement simples actuelles infusions dont l’âme serait seulement quel-quefois remplie, informée et actualisée, sans rien autre, mais tout le fond, l’état et disposition de l’âme se change[nt], se renverse[nt] et réforme[nt] par la divine grâce, laquelle, étant une participation du divin être, nous faisant consorts de la divine nature, nous apporte aussi un état permanent et stable en l’intérieur, pour vivre selon la vie divine et supernaturelle et selon tout ce qui est de sa suite ; de lumière, de connais-sance, d’expérience et d’inclination aux choses divines, tout ainsi comme étant en bas, on vivait selon la nature inférieure, ressentant ses inclinations, mouvements et corruptions. Tel-lement qu’il faut premièrement concevoir un état interne par manière de vie et d’être auquel l’âme est relevée, et puis les actes et opérations connaturelles et conformes à telle vie divine, qui sont les touchements d’amour et les illustrations de connaissance et autres faveurs singulières que Dieu, selon son bon plaisir, comme dons passagers, communique à l’âme


ainsi que nous voyons l’Écriture nous insinuer que pre-mièrement Dieu habite en nous (par sa grâce, apportant un état et vie divine) que non pas qu’il opère en nous et infonde la charité : La charité de Dieu est diffuse en nos cœurs par le Saint-Esprit, lequel nous est donné  272. Donc le Saint-Esprit est premièrement remplissant l’âme de sa personnelle présence, duquel par après dérive la diffusion de la charité comme son fruit, son effet et son opération.


Secondement, que l’on ne sait en cet état plus rien conce-voir ou penser de Dieu en manière de haut et par élévation, mais en façon égale et uniforme. Comme lorsque quelqu’un



272. Rm 5, 5.

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parvenu au sommet d’une montagne trouve le coupeau d’icelle être une plaine bien large et bien étendue, région uniforme et de toute égale extension, perdant entièrement la façon de montée que l’on avait tandis que quelque degré restait encore




Tiercement, comme en cet état on ne ressent pas toujours la divine opération actuelle, l’âme se retrouve souvent avec soi-même seulement, en cet état de l’esprit, occupée avec plu-



  1. Adextre : jointe, proche.


  1. Éthique I, VIII, chap. vii.


  1. II P 1, 4.

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sieurs choses qu’elle voit et trouve ici, principalement avec les actes des trois puissances, mémoire, entendement et volonté, lesquelles (se comportant chacune à sa façon et propriété) opèrent très pacifiquement à leur mieux, en l’absence de la divine relévation, en assimilant la jouissance réelle, laquelle elle s’efforce de se former selon l’expérience qu’elle en a eue, par une mémoire et simple appréhension selon l’entendement, et puis compréhension ou embrassement, selon la volonté, de tout ce que l’entendement sait ainsi concevoir ou appréhender de Dieu, selon l’assimilation de l’expérience qu’elle a eue, ces puissances se girant 276 aussi et révolvant 277 en leurs opérations immanentes, par un concours mutuel et très bien ordonné, en mouvement circulaire dont parle saint Denys l’Aréopa­ gite 278 : de la mémoire passant à la conception de l’entende-ment, et puis en la volonté comme adextre, pour, aimant, se retourner derechef par embrassement et forte tension ou pos-session au premier point d’où ce mouvement a commencé, et ainsi achever le circuit d’uniforme convolution ; pouvant ainsi ruminer ces choses en l’absence de la perceptible divine impression, parlant toutefois peu de soi-même, mais écoutant beaucoup ; et ainsi se conservant en un très silencieux, très simple et fort pacifique souvenir de Dieu, en grande sérénité, simplicité et contentement, sans autre plus impétueux effort ou anxieux soin de devoir faire autre chose, ou de se devoir par une manière plus profonde introvertir. Puis bientôt, ou quand Dieu trouvera bon, telle simple mémoire devenant féconde, et rendue telle par l’infusion ou impression d’une lumière très intime prévenante et informante tout l’entendement, rend tout cet intérieur rempli tant de verbe mental de connaissance et admiration divine, comme aussi de quelque jouissance et fruition d’amour correspondant à cette connaissance. Le tout procédant de soi si doucement, en vertu des principes de grâce qui sont là communiqués, qu’il ne semble pas à l’âme qu’elle




  1. Se girant : se tournant.


  1. Révoltant : retournant, faisant repasser.


  1. Les Noms divins, chap. iv.

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fasse ou opère grande chose, sinon les admettre, y consentir et coopérer, réitérant quelques actes, brefs en paroles, mais longs en extension, si longtemps que telles aides ou principes durent.

Car, quant à la connaissance, elle se sent si intimement, sans bruit quelconque, prévenue d’une impression de lumière qui lui manifeste la divine grandeur et immensité, que, tout informée de tel principe intelligible, référant 279 une immen-sité, infinité, incirconscription sans fin, sans terme, sans dis-tinction de lieu, temps ou nation, [elle] sent son entendement être plutôt comme une goutte d’eau immergée et environnée de cette région d’éternité, de cette mer de semblance, image et représentation de la divine grandeur, que non pas l’embrasser dans les limites de sa capacité ; expérimentant comme Dieu est un être immense, infini et illimité, duquel plutôt elle est comprise que le comprenant, plutôt en lui immergée et absor-bée que non pas l’appréhendant ; ressentant autant vivement l’impression qu’elle reçoit de telle divine lumière que l’expres-sion des actes qu’elle produit et, pour ce, lui semblant plutôt infusion qu’opération, plutôt passion que non pas action. Et quant à l’amour, d’autant qu’en cette même région supérieure où tout le fond et état de l’âme est élevé, la volonté va de pair et également, étant en même uniformité d’opération et immé-diatement suivante. Immédiatement aussi après telle féconda-tion d’intelligence divine, suit l’embrassement, possession et serrement très intime par la volonté ; en sorte que voici en tel intérieur la vraie image et semblance de la divine génération et procession en la Trinité de Personnes ; de la simple mémoire étant engendré le Verbe de connaissance, et de là étant pro-cédé l’amour qui est un embrassement, tension et serrement bien étroit de Dieu par la créature, le Saint-Esprit causant cet effet d’amour et de conjonction par sa grâce, ainsi que par soi-même, en la divinité, il unit et lie les deux Personnes ensemble, en étant le lien et la connexion, voire et leur amour même.





279. Sens exact difficile à déterminer, ce qui se produit assez fréquemment chez notre Rhénan.

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Et d’autant que tout ceci se passe si intimement en manière d’état et de vie ou être (tout l’intérieur étant passé en cette divine infusion), et non seulement en manière passagère et d’action, il ne semble pas que seulement on entende ou pro-duise un tel acte de connaissance divine, mais que l’on soit tout divin et déiforme ; comme si, outrepassé l’être naturel, on en reçût ici un autre tout divin, devenant ici Dieu par grâce : Ego dixi : dii estis 280. Et tout ceci à raison de cette divine lu-mière déiforme qui remplit pour lors l’entendement, revêtant tellement cette créature et si intimement la pénétrant, que tout son fond, son état et son respirer semble[nt] confit[s] et immergé[s] dans cette déiforme lumière.


Par l’explication néanmoins que dessus, l’on voit que nous ne la mettons que par connaissance et opération, et non par essence ou réelle identification, par être, dis-je, accidentel et non pas essentiel — la créature demeurant toujours en son être de pure créature, mais seulement revêtue de déiforme lumière et toute circonfuse de divine connaissance. Car bien que Dieu se communique ici à l’âme réellement et substan-tiellement, faisant sa demeure en son esprit : Ad eum venie-mus, et mansionem apud eum faciemus (« Nous viendrons en lui et nous ferons en lui notre demeure ») 281, ce néanmoins qui ainsi informe et actualise formellement l’âme, tout ce qui se voit, sent ou expérimente par ces puissances, n’est pas Dieu même, mais la semblance, l’image ou représentation intel-lectuelle — tant à cause de l’impression reçue de Dieu pour principe fécondant et relevant l’entendement à la production de l’actuelle connaissance, comme à raison aussi de l’expres-sion d’icelle actuelle formelle connaissance. C’est toutefois le témoignage de sa réelle présence et le dernier milieu 282 qu’il cause en la simple intelligence, par lequel il communique sa divine connaissance, ne la pouvant autrement causer, distil-ler ou infondre que par quelque effet ou opération qu’il fasse




  1. Ps. 81, 6 : « J’ai dit : “Vous êtes des dieux.”»


  1. Jn 14, 23.


  1. Milieu : intermédiaire.

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en nous. Ainsi de l’impulsion vitale ou inclination d’amour qui est en la volonté, tant celle qui sort de cette connaissance comme celle dont nous parlerons tantôt : c’est le dernier mi-lieu nécessaire à entrevenir et qui est approprié au Saint-Esprit


lequel soit le gage, l’assurance et témoignage de sa divine personnelle présence, venant et demeurant en nous et y spi-rant ce divin effet.


Et quant à cette divine opération ou fruition dont nous par-lons ici, qui commence ainsi par la simple intelligence, elle passe quelquefois, en sorte que l’on ne ressent rien du tout de l’amour, comme si, ne passant pas si avant, l’âme fût seule-ment absorbée ou immergée en cette formelle connaissance. Aucune fois 283 aussi que le contentement indicible de telle divine infusion de connaissance cause, avec une admiration, aussi un doux, pacifique et fort serein mouvement de joie et délectation en la volonté. Quelquefois elle est en sorte qu’il semble que le front doive devenir comme on lit de Moïse, tout cornu et à pointe, tant cela se passe en connaissance seulement et en une façon comme en l’antérieur de la tête ; non pas que cela se fasse par corporel ou grossier effort que l’on y apporte (vu que toujours elle ne fait que suivre la grâce), mais c’est que l’infusion divine et la correspondance intérieure la conduit ainsi, et que j’explique ainsi grossièrement ce qui se passe si spirituellement, afin que les simples m’entendent.


Chapitre xiv. Que l’âme parvenue à ces sublimes degrés de divin amour n’est aucunement oiseuse et de ce qu’elle fait.


Bien qu’il y ait en ces sublimes degrés des si notables jouis-sances et fruitions qu’elles tiennent l’âme assez longtemps relevée en Dieu, la dérobant du tout à elle-même quant au sentiment et réflexion, pour vaquer à l’expérience de si divines communications (durant lesquelles elle n’a qu’à se laisser à Dieu, s’abandonner à son divin Esprit et se laisser remplir de son divin Amour), ce temps-là néanmoins est si bref en com-




283. Aucunes fois : parfois.

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paraison de celui qui lui reste pour l’intérieure négotiation, que les bons préceptes et avis ne doivent pas tant viser à ce qui est de ce temps-là, comme à ce qui est de l’autre restant, auquel il y entrevient de sa coopération, fidélité et bon com-portement, n’omettant pas (à savoir) d’exprimer ce qui est nécessaire de son côté et la préavisant de ce qu’elle ne verra pas encore si clairement du commencement. Car encore aide-t-il, même en ces états, d’éclaicir par bons documents ce que l’expérience ne peut encore si tôt découvrir.


Tout le but donc de l’âme étant de toujours de plus en plus mourir à soi-même pour tant plus heureusement vivre et se profonder en Dieu, et son principal soin étant de surmonter et outrepasser la nature et la réformer en ses corruptions, afin que ce ne soit plus elle, par un ordre perverti, qui se fasse ressentir en l’intérieur, mais l’Esprit de Dieu qui soit le seul Roi, Seigneur et Commandeur en tout ce petit royaume, tout le reste mis sous ses pieds, comme jamais en ce monde on ne peut tant acquérir que toujours il ne reste infiniment encore davantage, aussi ne peut-on jamais tant suppéditer 284 et négli-ger cette nature que toujours il ne reste encore assez à mourir selon icelle.


C’est pourquoi voici tout l’exercice de l’âme, que de s’effor-cer de se négliger soi-même tant qu’elle peut, voire de n’être plus (s’il était possible) afin que le seul Nom de Dieu serait en elle sanctifié, que le Royaume de Dieu y pourrait croître et que la seule divine volonté aurait son plein cours et son pré-tendu 285 en elle sans résistance. Tellement que l’âme d’ici en avant est si doucement prise ès liens du divin Amour, si heu-reusement enclose dans l’ordre du divin gouvernement en son intérieur, qu’il n’est besoin de beaucoup faire de paroles pour expliquer ce qu’elle fait ou quels exercices la tiennent occupée avec Dieu. Car n’ignorant pas tout son bonheur consister en ce que de plus en plus elle donne ainsi place en soi au divin Esprit (de la vie duquel et de sa sainte opération elle voudrait



  1. Suppéditer : fouler aux pieds.


  1. Prétendu : autorité.

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toujours être animée), elle ne peut hors de si heureuses prisons vivre en assurance, ni hors de tel divin ordre trouver aucun contentement ; et pour ce, se rend si bien mobile, obéissante et flexible selon le divin vouloir, que partout et en tout, elle s’efforce de suivre sa divine interne ordonnance.


Pour tout cela néanmoins ne la faut-il pas imaginer en pure expectation, passivité ou oisiveté, comme si du tout elle ne ferait qu’attendre la divine opération et n’oserait rien faire de façon active, car bien que du commencement elle n’ose à peine se remuer, craignant toujours de s’émanciper de cette glorieuse captivité, après toutefois qu’elle est mieux confirmée en l’état de l’Esprit (auquel finalement elle est relevée, comme déjà est dit, non seulement par opérations passagères, mais en façon d’état, de vie et de permanence), elle jouit alors de si grande liberté d’esprit qu’elle peut faire, penser, ruminer et s’appli-quer à tout ce que bon lui semble. Parce que, toute puissance interne subordonnée au divin Esprit et remise en son ordre dû, il n’y a chose qu’elle ne puisse faire en Dieu, sans lésion de la paix et sérénité dont elle jouit toujours en l’intérieur ; son opérer toutefois n’est plus en façon grossière, imaginaire, discursive et inquiète, mais subtile, très intime, immanente et pacifique, toujours ayant égard à ce que requiert et peut porter son état présent.


Car premièrement, y a l’état de fruition d’amour, lorsque les touchements actuels d’Amour divin sont ordinaires. Et lors, toute son étude est de s’y maintenir et correspondre à iceux, en retirant son esprit de toute autre chose, pour vaquer à la pacifique attention de ces divins touchements et ressentir les merveilles de si inexplicables secrets d’Amour divin. Que si quelquefois, entre deux, l’intérieur est troublé par les occu-pations externes ou autre occasion, c’est sa récollection 286 que de retourner à telle pacifique attention, et toujours de plus en plus expérimenter ces secrets des divines affections. Que si toutefois il lui arrive de n’y trouver accès ou entrée, elle ne se trouble pas pourtant.



286. Récollection : recueillement.

210 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


En cet état l’âme est quasi toujours en un certain habituel interne touchement d’affection, qui ne lui laisse son désir oi-seux, mais le fait quasi continuellement respirer « Dieu, Dieu, mon Dieu », comme le serrant et embrassant de cette sorte en son centre, sans avoir besoin de matière ni motif pour s’exci-ter, sinon de retourner par attention à soi-même. Venant à l’oraison, dès le premier instant voilà son commencement que tel affectueux respirer, sans besoin d’aucune autre prépa-ration (car cela lui est pour lors comme changé en nature) ; et persistant plus outre à plus singulière attention, elle reçoit ce que Dieu lui daigne communiquer, encore plus sincères et sérieux désirs, ou pour le moins réitération de ses actes, selon la correspondance qu’elle trouve au-dedans, non pas indiffé­ remment opérant tout ce qui lui vient devant, mais toujours, comme est dit, selon la belle harmonie de ce que la disposition de son état présent requiert.


Et ne faut pourtant penser que l’âme ne puisse ruminer les mystères de la vie et passion du Sauveur. Car comme l’enten-dement est, de la familiarité avec Dieu et pénétration de ces choses internes, plus illuminé que devant, [il] est aussi illus-tré de supérieure lumière, qui l’aide extrêmement à bien plus sérieusement penser des mystères de la foi que jamais elle ne fit avec ses grossières imaginations.


De sorte que, le temps étant long, les oraisons fréquentes, la récollection ordinaire, excluant les autres impertinences, de quoi pensez-vous que pensera l’âme ? Et qu’est-ce qui s’ingé-rera en son esprit, sinon que plusieurs et diverses choses et bien sérieusement lui sont souvent représentées, non pas par longues méditations, mais en peu de temps, une simple ré-flexion sur quelque mystère étant aussi efficace et de grand pouvoir que jadis une bien longue et laborieuse méditation. Rien donc n’est exclu que l’on ne puisse quelquefois ruminer de la mort, jugement, enfer, paradis, etc. Et celui se trompe-rait qui en penserait autrement, seulement que ce sont plus pures intelligences et comme singulières illustrations sur cela plutôt que grossières imaginations, procédant néanmoins non

Constantin de Barbanson

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pas d’exercice auquel en propriété on soit attaché, mais plutôt de quelque autre occasion externe, lecture, devis, réflexion, ap-plication propre ou semblable. Tellement que jamais l’âme ne pensa si efficacement de ces choses avec ses grossières et lon-gues méditations, comme maintenant une telle simple réflexion intellectuelle est efficace pour causer en elle des bons effets.


Ainsi donc l’âme en cet état n’est ni oiseuse ni en pure at-tente, mais quasi en continuelle opération, non pas d’élé­vation ni de cherchement de Dieu intérieur, mais plutôt comme d’embrassement d’iceluy au centre, n’étant en paix si elle ne se sent ainsi respirer en Dieu, ne pouvant souf­rir de se sentir chercher soulas 287 ailleurs ou reposer en l’attente d’autre chose (le témoignage du divin désir lui étant extrêmement intrin-sèque) ; non que je veuille dire que toute autre pensée extrava-gante soit entièrement exclue et n’ait aucune place — car cela est impossible en cette vie—, mais que cela n’a nulle efficace, si l’homme tant soit peu prend garde à soi.


Secondement y a encore plus outre l’état et la vie de l’esprit, selon lequel l’on ne peut plus parler comme devant mentale-ment avec Dieu, ni dire en son cœur comme devant est dit : « Dieu, Dieu, mon Dieu », etc. Mais la disposition­ ne contient que paix, sérénité, joie d’esprit et assu­rance en Dieu, sans pou-voir mot dire, pour être toute pleine d’actuelle divine opéra-tion et comme jusques à la gorge remplie du divin Esprit, opé-rant un fort compressement­ de toute chose inférieure d’une part, et tout ensemble une attention ou tendance véhémente vers la sublimité dudit Esprit, en la caliginosité 288 duquel fina-lement elle est plongée, immergée et abîmée, sans plus de vue ou sentiment de soi-même.


Ici en telle région déiforme est vraiment un repos en Dieu, en une certaine plénitude d’être où tout l’homme se sent en-tièrement devenu esprit, et tout le reste d’en bas suppédité 289 et réduit sous son empire, ne restant de la partie propre qu’un


  1. Soulas : consolation.


  1. Caligineux : envahi par le brouillard ; caligineux abîme : abîme sans visibilité.


  1. Suppédité : foulé aux pieds.

212 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


point central de divine affection, encore tout accablé d’un si puissant supérieur Esprit, et reste l’intérieur souverainement pacifique, comme immobile. Encore néanmoins ne le peut-on appeler vraiment oiseux, car ou il est plein d’actuel ressenti-ment 290 de divine infusion, ou s’il est à soi-même pour éviter comme un intérieur assoupissement d’inutilité, il y a quelques certains petits réveillements, dont il se sert pour réitérer quel-quefois le ressentiment de ce sien état et pour continuer ainsi sa vie et sa respiration (je ne dis pas seulement en Dieu, car ici l’âme est toute divine et à la semblance de Dieu même). De quoi je ne veux ici parler davantage, puisque vraiment telle jouissance ne laisse après soi aucun doute d’oisiveté.


Seulement y a que comme depuis telle sublimité d’état jusques à la dépression inférieure, comme il y a grande distance et [l’âme] n’y est montée que peu à peu, aussi ne descend-elle pas tout à coup, mais persévérant assez longtemps avec l’impression de telle jouissance, sent cependant que peu à peu telle subli-mité d’élévation en l’Esprit se diminue, et quoiqu’elle voudrait s’efforcer du contraire, pour chose du monde elle ne pourrait empêcher qu’il ne se fît ainsi. C’est pourquoi elle s’en contente et se comporte à l’avenant en sa coopération intérieure, ne pou-vant nullement, en tout ce temps de rabaissement, exercer au-cune opération d’élévation à Dieu pour n’être pas conforme à cette intérieure disposition, mais bien une autre façon intérieure correspondant à la jouissance précédente d’amour ; cela persé-vérant jusques à ce que ce rabais parvienne jusques à la nature inférieure que lors ladite impression de jouissance se perd en la multiplicité de ces bas états.


Tiercement, y a l’état de rabaissement, de privation et de ténèbres intérieures, lorsque l’âme qui a eu l’expérience des choses précédentes, est à présent réduite aux états inférieurs ; pendant tout lequel temps n’a ni cet actuel ressentiment de son affection, ni la tendance vers Dieu, mais le tout virtuel-lement seulement — la volonté toujours demeurant bonne, mais de fait n’ayant pas en son intérieur les principes de grâce



290. Ressentiment : vif sentiment.

Constantin de Barbanson

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nécessaires pour former les actes de l’Esprit et de vraie interne conversation avec Dieu ; plutôt l’imagination étant en vigueur et la nature inférieure dominante —, reste seulement un désir et une sainte inquiétude de retourner derechef vers l’Esprit et à plus intime récol­lection. Ici, bien que l’âme ne puisse rien au fait de sa relévation, sinon en tant que Dieu lui en ouvre la porte et qu’elle, conservant la paix et confiance en Dieu, elle suive son divin vouloir, beaucoup néanmoins de l’industrie propre y en-trevient que l’âme peut et doit y apporter tellement que l’oisive-té n’a non plus de place en cet état qu’ès précédents. Seulement, elle doute quelquefois si elle ne devrait pas faire autre violence plus grossière qu’elle ne fait, spécialement quand la privation est diuturne 291 et l’âme devenue grossière en ses imaginations et ressentiments de la nature et pesanteur inférieure.


À quoi je réponds que l’âme médiocrement exercitée en ces voies doit en ce temps-ici seulement se tenir en paix et sérénité, sans penser de devoir faire plus grossiers efforts, ni embrasser d’autres exercices qui la détournent de ce sien état de pacifique attention selon cette voie mystique. Car si l’homme prend égard à soi, il pourra remarquer que, quand la divine aide ne nous prévient pas et relève, nous ne pouvons rien faire pour nous y disposer que par industries­ internes, paroles mentales d’aspi-ration et de désir selon notre pouvoir, faire notre mieux d’une part, et d’ailleurs en telle expectation s’abandonner à la divine disposition, sans autrement devoir troubler son intérieur.


En cet état donc arrive souvent que le temps d’oraison semble long et le travail assez pénible, pour s’entretenir en bonne ré-collection contre l’importunité d’autres impertinences­. Car l’âme est vraiment bas, multipliée et loin de la relévation réelle en l’Esprit ; non seulement devant s’aider diligemment pour se tenir occupée au-dedans, mais ce même sien effort n’avant nulle latitude d’efficacité ni extension de duration, les oraisons se [passent] qu’elle ne pourra pas une fois s’adresser à Dieu, ni opérer une élévation vers l’Esprit, mais, je ne sais comme toute accablée de fâcheuse disposition, ne peut que retenir sa



291. Diuturne : durable.

214 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


paix et confiance, espérant autre fois mieux. Aussi est-ce ici tout le secret que de, légèrement et d’esprit serein, coopérer à son recueillement, évitant entièrement la pesanteur, chagrin et tristesse internes, se contentant de retenir ainsi pour le moins son état pacifique et serein, encore qu’elle ne puisse produire des actes héroïques vers Dieu comme bien elle désirerait. Car le désir virtuel qu’elle a de trouver Dieu et la tendance ha-bituelle conjointe au sincère désir de lui complaire, supplée assez au reste, pourvu seulement que toujours on s’humilie et reconnaisse son peu de pouvoir au fait de semblables actes for-mels — pensant (comme aussi il est) que ces choses sont pour les âmes héroïques, lesquelles, prévenues de grâce actuelle, ont le pouvoir de faire tels actes avec correspondance ; pour le pré-sent, que cela n’est pas pour soi, mais lorsque Dieu lui rouvrira la porte aux opérations de l’Esprit, cependant en ce sien état, joyeuse et contente de sa petitesse, louant Dieu.


Mais les commençants abusent de ces façons de parler lorsque, n’ayant encore expérimenté ces vraies choses internes et de l’Esprit suprême, pleins d’imaginations et autres multi-plicités inférieures, veulent former en eux trop tôt cette façon d’expectation ou abandonnement à la divine disposition, né-gligeant leur industrie. Car il y a bien à dire de l’état de l’âme qui a outrepassé les degrés précédents et de celle qui orprimes [à ce moment même] se doit disposer pour les premières ré-ceptions de l’opération de l’Esprit, car une telle n’a encore ni espèces, ni vestiges ou impressions internes de la vraie infusion divine, et conséquemment autre introversion que spéculative, imaginaire­ et forgée de soi-même, impertinente­ peut-être en ses opinions de ces voies, les entendant selon son bon sembler.


Extraits de l’Anatomie de l’âme (1635)


L’Anatomie de l’âme 292 insiste sur l’état que Madame Guyon nommera « apostolique », en soulignant son efficace.



292. Anatomie de l’âme et des opérations divines en icelle, qui est une addition au livre des Secrets Sentiers de l’amour divin enseignant en quoy consiste l’avancement spirituel de l’âme dévote et le vray état de la perfection… par le R. Père Constantin

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Il défriche des pistes nouvelles mais ne fut jamais réédité même partiellement 293.

Un optimisme tout médiéval et surtout typique de la spi-ritualité franciscaine, qui résistera mieux que d’autres à la méfiance vis-à-vis des mystiques, aux croix réparatrices ou à l’introspection janséniste, ouvre cette vaste compilation 294 :


Après avoir réformé la nature corrompue, passé par le feu et l’eau des tentations et tempêtes de cette vie, souffert les dé-laissements et désolations internes, et en un mot été éprouvés et purifiés ainsi que l’or en la fournaise […] ils [les pèlerins mystiques] ont été trouvés dignes d’être possédés, agis et gou-vernés de l’Esprit divin, et par lui conduits de clarté en clarté à une divine transformation, non pas essentielle, mais acciden-telle, […] rendus clairs et luisants comme des miroirs jetant une lueur divine, et comme des soleils illuminant des autres, […] faits capables d’épandre et de communiquer aux autres la même splendeur et sapience, selon qu’il leur est permis 295.


Constantin explique pourquoi il lui a fallu apporter cette suite aux Sentiers : en fait il a été l’objet de critiques qui l’ont


de Barbanson, prédicateur capucin, définiteur de la province de Cologne et gar-dien du couvent de Bonne, à Liège, 1635. – Il en existe un bref résumé, donné en annexe à la réédition de 1932 des Secrets Sentiers. – Nous avons entièrement trans-crit ses mille pages en vue de l’éditer.


  1. C’est une tendance commune aux éditions : favoriser les écrits de jeunesse traduisant un cheminement en cours, souvent empreints fascination pour ce qui vient d’être vécu à si grande peine, au détriment des écrits de la maturité. Ces derniers sont « oubliés » après la mort de leur auteur, présentant un caractère apaisé jugé terne. C’est le cas ici d’une Anatomie oubliée au profit d’une œuvre de rela-tive jeunesse ; le cas de Marie de l’Incarnation du Canada pourrait également être évoqué ; ses dernières Lettres sont sous-estimées en comparaison des deux Relations (certes admirables) ; chez Madame Guyon les Discours sont inconnus, contraire-ment aux Torrents. On peut ajouter à la règle pratique qui conseille de commencer la lecture d’une œuvre didactique par la fin celle d’approcher l’opus d’un auteur mystique par les dernières œuvres, celles de la pleine maturité.


  1. Contenu : Dédicace à l’Archevêque de Cologne (3-25), Préambule (26-100), Table des chapitres de la première partie, Approbations, Discours (total de 120 pages env. non numérotées), Première partie (1-294), Deuxième partie (1-292), Troisième partie (20 pages env. de préface et table non numérotées, 1-288).


  1. Préambule.

216 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


conduit à tenter de « modéliser » son vécu mystique, ce qui nous vaut une analyse ou « anatomie » suivant des intuitions métaphysiques tout à fait intéressantes que nous n’avons ren-contrées nulle part ailleurs. Il insiste sur le but de la vie mys-tique : la participation à la création divine qui se fait au centre de nous-mêmes.


Pour une première découverte de l’œuvre majeure du capucin, nous avons choisi une « suite » sous forme de quelques chapitres consécutifs proches de sa conclusion. En particulier le chapitre ix insiste sur l’utilité de comprendre l’action divine dans l’âme et nous concluons sur un éloge du discernement assez rare chez nos auteurs mystiques, parfois proches de l’obs-curantisme sous prétexte de vouloir renoncer à l’intellect.


Quatrième traité de la troisième partie


Chapitre vi. Pourquoi l’âme ne se peut étendre vers Dieu par désirs ou par actes formés ; et comment Dieu est ès états infé-rieurs en qualité de premier principe fondal ou fontal.


Premier point. Comment le désir de Dieu en l’âme est identifié avec la bonne volonté et aussi avec Dieu principe.


Que nous ayons dit ci-devant au treizième article du troisième Traité que le désir [230] de Dieu en une âme parvenue à ce que nous traitons est tellement identifié avec l’âme avec la nue et pure bonne volonté, que sa vie et respiration soit d’être toujours et connaturellement au désir de Dieu ; et que pour cela elle ne se peut étendre par-dessus soi au désir et à la recherche de Dieu par actes tout exprimés, mais qu’en tout rencontre et degré, même ès bassesses plus intimes, elle est contrainte d’être et de demeurer ce qu’elle est, et ainsi subsister auprès de soi-même. Cela se dit et se passe ainsi, pour ce que par la même voie de privation et de fond se fait consécutivement ceci : à savoir que ce même désir trouve avoir aussi de même façon Dieu identifié et uni avec soi en qualité de premier, de préalable et de plus intime, que ni la volonté, ni le fond de l’âme, ni le même désir n’est à soi-même. Et pourtant

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ce n’est rien de merveille si pour pouvoir parvenir à un tel prin-cipe intime, l’âme se trouve privée de toute possibilité de s’étendre ou s’élever par-dessus soi, apprenant de telle expérience que donc Dieu peut être avec nous en deux façons ; c’est à savoir ou en qua-lité de fin dernière, formée par l’intelligence par-dessus tout, etc., auquel nous tendons de façon opérative avec la grâce divine et du-quel finalement nous obtenons la jouissance au sommet de notre esprit ; ou bien en qualité de premier mouvant et de principe très intime, préalable à notre volonté, de laquelle il [231] est l’origine, le gouverneur, directeur et moteur. Je dis en tant que Dieu est au fond de la volonté, comme étant compris en l’intimité d’icelle, et comme lui appartenant en qualité de premier et principal en elle, tant au regard de la même volonté, pour la mouvoir et gouverner, qu’au regard des choses qui se font par icelle.


Deuxième point. Que l’âme vient à l’expérience de la présence intime de Dieu par la soumission et par les touches d’amour.


À laquelle expérience nous parvenons de tant plus profondé-ment, intimement et efficacement, que plus humblement nous nous soumettons à la disposition divine en tout accident étrange et passif, perdant tout entendement propre et toute sapience humaine, afin de devenir comme une petite bêtelette avec Dieu, sans vouloir entendre rien autre, sinon que la volonté divine doit comme cela avoir son cours et être suivie de nous partout.


Et puis aussi nous devons tenir pour certain que nous ne pour-rons jamais jouir convenablement ni pleinement de Dieu en qua-lité de notre fin dernière par-dessus nous et par-dessus tout si ce n’est que premièrement nous soyons parvenus jusques à [232] ce trésor de principe divin frontal caché au plus intime du champ de notre volonté ; et qu’en ce fond nous ayons l’assistance divine, comme première suivante et opérante en nous.


À laquelle expérience toutefois nous parvenons aussi par le moyen de ces motions et touches divines que nous expérimen-tons venir de Dieu au plus secret de notre fond, lorsque remplis de désirs de son amour, nous aspirons et soupirons d’une affec-tion intime pour l’obtenir. Car quand nous expérimentons ce

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meilleur aide et secours plus intime du touchement divin outre et par-dessus l’efficace de notre bon désir, il arrive que finalement nous venons à trouver et dépréhender 296 celui-là qui s’ingérait si à la cachette et furtivement en notre fonds comme principe d’icelui, bénissant notre effort et l’aidant, l’avançant, voire pré-mouvant 297 intimement de son inaction divine.


Si [bien] que nous avons dit de cette vérité au livre des Secrets Sentiers, chapitre vi, avis 8, qu’il faut extrêmement désirer en son cœur l’inhabitation du Saint-Esprit, afin que, nous possédant, ce soit lui qui nous mène doucement, nous excite et nous encline ainsi vers Dieu ; vu que ce ne sont pas nos propres désirs naturels qui sont dignes de comparaître et d’être admis en sa présence, mais bien ceux qui procèdent d’un tel principe divin.


De fait en la première élévation d’esprit [233] pour chercher Dieu, et devant que l’âme fût encore régénérée et renouvelée au suprême Esprit divin, Dieu n’était pas en notre expérience en qualité de possédé au fond de la volonté, mais seulement en qualité de mouvement, d’excitant et de prévenant, ou aidant à chercher la face divine au sommet de notre âme ; et pour cela ne pouvait-on pas subsister en aucun degré au-dessous de l’esprit, ains on devait toujours avoir son extension vers Dieu comme par-dessus soi. Mais à présent, et depuis le temps de la rénovation et renaissance en l’Esprit divin, ce n’est pas merveille si tout est nouveau, et si on doit se comporter tout autrement qu’aupara-vant. Car aussi l’âme est devenue créature nouvelle et a revêtu le nouvel homme créé selon Dieu en sainteté de vie, etc. Donc aussi de fait elle a Dieu maintenant uni et comme identifié avec sa bonne volonté au plus intime et intime fond de son être, lequel partant elle n’a besoin de chercher ailleurs ni de le former par aucune autre puissance, si longtemps que cette façon d’infériorité et de volonté fondamentale persévérera en être.







  1. Dépréhender : appréhender, saisir.


  1. Prémouvant : faisant se mouvoir à l’avance.

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Troisième point. Comme il faut entendre et prendre cette union signe de Dieu ainsi avec notre volonté.


Dire donc que Dieu soit ainsi au fond de notre volonté en qualité de principe, c’est dire qu’il n’est pas possédé de nous en qualité de but ou du terme final de la poursuite de notre volonté, mais bien comme préalable et principe. […]


Chapitre vii. De certaines conséquences qui suivent des choses susdites ; à savoir que donc nous ne sommes pas toujours sta-blement persistants en un sommet. Et que nous ne sommes pas aussi toujours comme rien ou seulement passifs.


Puis donc qu’ainsi est que Dieu nous privant de la fruition suprême selon [237] qu’elle se passe en l’esprit, et permettant que retournions jusques au premier principe et élément de la vie interne, qui est la seule nue bonne volonté, il fait aussi d’ailleurs que par telle voie de chute et tombement en bassesse et infério-rité, on trouve et s’aperçoive finalement que Dieu peut être avec nous d’une autre façon que n’est pas la fruitive ou celle de l’es-prit ; c’est à savoir en qualité de premier principe fondal et fontal ; comme Celui qui, dès la première source des racines spirituelles de l’état et manière d’être interne, assume et prend l’âme pour sienne, avec laquelle et par, et en laquelle il veut vivre et opérer selon la vie et façon humaine. C’est-à-dire pour vivre et opérer de là en avant tout ce que l’âme a à vivre et à opérer selon sa vie et condition humaine, ensemble avec elle et par icelle.


De cette vérité s’ensuivent maintenant par bonnes consé-quences encore d’autres, lesquelles nous avons aussi affirmées ci-dessus. Si comme premièrement : que donc nous ne sommes pas toujours stablement persistants en sommet et façon d’esprit et de fruition. Secondement : que nous ne sommes pas aussi tou-jours comme rien, mais que nous devons souvent revivre et nous recouvrer en Dieu comme selon un nouveau degré de relévation. Tiercement : et puis aussi que nous ne sommes pas toujours pas-sifs, mais qu’il y a une certaine [238] vicissitude et manière alter-native des bassesses aux suprémités et des hauteurs aux degrés infimes. Et qu’en toutes ces choses et façons, nous sommes aucu-

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nement quelque chose en Dieu et avec Dieu. Car comme en nous aimant nous-mêmes par propriété hors de l’ordre divin, nous avons perdu et Dieu et nous-mêmes, ainsi maintenant en ce que nous sommes cherchant et aimant Dieu purement, nous venons à le retrouver et tout ensemble nous-mêmes en lui. Et combien que de là nous entrions et pénétrions de tant plus profond par amour sincère en l’anéantissement de tout ce que nous sommes, nous sommes ce néanmoins et opérons toujours avec lui quelque chose, et ce n’est pas un pur néant ni pure passivité en nous par tout notre intérieur comme aucuns s’imaginent.


Premier point. Que l’homme mortel n’est et ne peut toujours persévérer en un sommet de jouissance divine.


Que ne soyons pas toujours persistants en un sommet de frui-tion, ce n’est pas encore assez dit ; car j’ajoute maintenant de plus que même cela n’est pas possible, parlant selon la condition de cette notre vie humaine [239] et le cours ordinaire de l’opéra-tion de la grâce divine en nous au progrès de cette négociation mystique. Car ce n’est pas chose de cette vie mortelle que de de-meurer ainsi toujours stablement en la jouissance réelle de Dieu, mais plutôt de la vie future et bienheureuse, en laquelle nous serons alors à la fin de tout voyage, cours et mouvement, ancré en l’éternité et immortalité, et pourtant stablement confirmés en ce qu’avec la grâce divine nous aurons une fois acquis. Là où que la vie présente étant d’acquisition continuelle, et pour ce de mutation d’un degré acquis à un autre plus parfait, il s’ensuit que cette stabilité et permanence lui est toute opposite et contraire. Il nous faut donc souvenir que nous sommes encore hommes et viateurs 298, et non point anges ni compréhenseurs. Que nous al-lons et marchons encore chargés, grevés et courbés sous le pesant faix de cette masse de chair corruptible, et non pas encore doués de l’étole d’immortalité 299.


  1. Viateurs : voyageurs.


  1. Allusion à la prière récitée par le prêtre au moment de revêtir l’étole : Redde mihi, Domine, stola immortalitatis, quam perdidi in prevaricatione primi parentis.

(« Rendez-moi, Seigneur, le vêtement [ou : l’étole] d’immortalité que j’ai perdue lors de la prévarication de mon premier parent [Adam]. »)

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Nous devons aussi savoir que cette fruition d’esprit est une grâce surnaturelle, et non pas une efficacité ou opération natu-relle ; que c’est un don de Dieu descendant d’en haut, non pas né ou crû en l’âme, et partant sujet à privation, défaillance et dénu-dation puisqu’il peut être ôté et séparé de l’âme. À l’occasion de quoi, à celui qui serait tel qu’il ne voudrait [pas] se laisser dénuer d’une telle fruition d’Esprit divin, mais la [240] retenir à toute force, ne voulant admettre [d’]aucune façon formation moindre pour son état intérieur, on pourrait dire que donc il tient pour rapine et larcin l’acquisition de semblable grâce divine. […]


Chapitre viii. Que l’âme néanmoins est aussi passive et en quoi. Doctrine notable pour entendre les documents plus obscurs des mystiques et connaître en quoi l’âme est active et en quoi passive.


Outre ce que nous avons déjà dit sur ce sujet au chapitre xvi de la seconde partie, en expliquant notre neuvième fondement, après avoir aussi montré comment l’âme se peut faire active en ces états derniers, d’autant néanmoins qu’elle y est aussi vraiment passive, et bien souvent selon les vicissitudes des temps et les changements divers du comportement divin avec nous ; et qu’il importe grandement, voire est nécessaire de bien savoir comment l’âme se trouve passive et en quoi, je retourne à le montrer plus amplement, car c’est un moyen d’éclaircir toutes les difficul-tés principales de la vie mystique, que de faire voir clairement en quoi consiste la passivité de l’âme, et en quoi son activité, puisqu’à ces deux principes se rapportent aucunement tous les différends qui naissent et disputent sur ces matières. [249]


Premier point. De ceux qui qui font l’âme toute passive ou tout active.


Aucuns, ne distinguant pas assez ces deux façons, ou bien ayant plus d’égard à ce qui se passe en l’âme passivement qu’à ce qui s’y fait activement, donnent règles et parlent en telle sorte comme si tout se passait d’une façon passive. Si [bien] que même ils disent que nul acte, nulle méditation, pensée, aspiration, élé-vation ou opération peut ici servir, nul discours, nul exercice, nul document, moyen, etc., comme nous l’avons encore marqué et rapporté ci-devant ; mais que sans moyen aucun nous devons

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être attirés de Dieu à sa jouissance, etc. Laquelle façon de parler sonnant durement aux oreilles des docteurs scolastiques, cela les met en souci de lui donner un sens convenable, ou en humeur de reprendre et rejeter ces divins secrets de la perfection, méprisant pour semblable doctrine les auteurs qui en traitent.


Mais il y en a d’autres qui, ayant plus d’égard à la manière ac-tive, et considérant comme Dieu, nous prévenant de ses touches et de sa grâce actuelle, nous rend du tout actifs et [250] opé-rants, font aussi davantage mention des opérations singulières et notables que l’âme trouve avec Dieu pendant ces chemins.


Or l’un et l’autre néanmoins se pourra facilement entendre et convenablement accorder si on veut bien distinguer ce que c’est qui se fait tant activement que passivement.


Deuxième point. Qu’il y a temps d’agir et temps de disposition à l’action.


Il faut donc se souvenir et savoir qu’il y a un temps durant ce voyage spirituel auquel on peut en toute liberté produire acte, comme désirer, concevoir, connaître, aimer, et semblables actions de la partie soit amative soit intellective, non seulement du commencement du chemin de la perfection au temps de la pleine liberté naturelle, mais encore quasi par tout le cours du chemin, et en chaque degré ou état, pourvu qu’on sache discerner le temps et qu’on s’entende bien soi-même, comme est dit au chapitre précédent.


Un autre temps y a, auquel Dieu met en l’âme les principes des dispositions pour pouvoir [251] bien opérer, la changeant à cette occasion, la renversant et détachant de tout son être humain et naturel, afin de la rendre apte, capable et proportionnée à la production des actes qu’il désire d’elle. Car comme l’opéré suit et dérive de l’être, et que tels que nous sommes, telle aussi est notre opération, d’ici s’ensuit que nos actions ne se peuvent pas autrement méliorer, anoblir et relever en perfection et pureté, sinon en tant que premièrement notre fond ou notre état interne se changera, se relèvera et se perfectionnera avec les principes fon-damentaux de pouvoir opérer.

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Troisième point. En quoi et comment l’âme est passive ou active.


Or maintenant tout ce qui se fait ainsi en nous à l’entour de la mutation et du renversement de notre état fondamental et se-lon les principes, les préparations et l’aptitude pour pouvoir par après opérer, cela se fait en nous passivement plutôt qu’effective-ment par nous ; et néanmoins cette mutation d’état étant aussi ordinaire au progrès de ces chemins comme la façon formelle et actuelle d’opérer ou de produire actes (vu qu’à peine il y a lieu auquel l’âme ne trouve quelque changement selon son état fondamental), cela est la cause que, par tout le cours de ce com-merce et trafic mystique, l’âme n’est pas moins passive qu’active puisque, selon la doctrine des écoles rapportée ci-devant, le prin-cipe par lequel l’homme peut opérer, ne requiert pas qu’il sorte effectivement de l’homme. D’où s’ensuit donc qu’étant ce prin-cipe fait et mis en l’âme par Dieu même, c’est passivement et non pas activement qu’elle se comporte au regard d’icelui principe.


C’est de Dieu donc que proviennent ces mutations et change-ments-là de notre fond, et ces renversements jugent de notre état fondamental, selon lesquels nous sommes ainsi ou ainsi disposés, comme n’atteignant encore que la disposition interne de notre état et non pas l’opération. Et nous pâtissons plutôt en nous semblables mutations, que non pas que nous les faisions ; bien qu’ensemble avec le pâtir et le permettre, nous devons aussi coo-pérer et nous conformer à icelles en les acceptant volontairement, et nous abandonnant promptement à suivre Dieu en tout et par-tout, comme a été touché ci-dessus. Qu’à raison toutefois que telles mutations se passent à l’endroit de l’état interne seulement et non pas à l’entour de l’opérer, il arrive que pendant icelles et tandis [253] qu’elles se font, nous coopérons conformément en nous accommodant à un tel changement de notre état, sans en-core penser à quelque opération formelle avec Dieu ; jusques à ce que selon tel changement nouveau nous ayons acquis et obtenu en notre fond et état intérieur les qualités et dispositions requises pour être suffisamment constitués in actu primo 300, afin de pou-



300. L’actus primus, en philosophie scolastique, désigne la puissance d’opérer, par contraste avec l’opération proprement dite.

224 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


voir bien opérer, comme chose préalablement nécessaire avant qu’il soit temps de penser à produire aucun acte avec Dieu.


Considéré donc que l’âme en ces états ici soit parvenue à cette posture, qu’elle est toute et totalement recueillie en elle-même et en la vraie possession fondamentale de soi-même en Dieu, et néanmoins réduite au recommencement d’un nouveau voyage depuis les moindres et plus infimes degrés, en sorte qu’une telle âme a son vrai moi ou état fondamental selon toute la bassesse possible de sa pure et nue bonne volonté ; et que toutefois elle ne doit pas demeurer là, mais peu à peu et degré par degré procéder selon tel recommencement nouveau vers les supériorités en tant qu’il est permis.


Supposé aussi que tout degré de nouveau, tant substantiel qu’intermédiaire, s’acquiert non tant par l’efficace de nos actes, comme de l’immutation et renversement que Dieu fait en notre état fondamental, il s’ensuit nécessairement de tout cela que plu-sieurs changements [254] et renversements se font en l’âme de son état interne, devant qu’elle arrive à un sommet, selon que plusieurs et divers degrés se retrouvent entre deux, depuis une bassesse in-fime jusques à la suprémité de l’Esprit divin ou présence divine suprême. Et à l’occasion de cette variété de se trouver en sa disposi-tion interne, se changent aussi et se divertissent par après à propor-tion la façon d’opérer d’une âme, se perfectionnant de plus en plus, selon que tels principes vont croissant en perfection.


D’où procède que comme la grâce divine est très fidèle à l’âme, et toujours prompte et veillante à son avancement, ne la laissant pas perdre le temps sans fruit, mais nous conduisant toujours en avant autant qu’elle peut, sans faire longue demeure en un même état, ainsi arrive-t-il que dedans notre âme c’est quasi une vicissi-tude perpétuelle de pouvoir opérer, et puis de ne le pouvoir faire, mais seulement consentir, permettre et accepter un changement de sa disposition, comme chose préalable et requise à une nou-velle opération qui suivra derechef peu après. Or l’un et l’autre est bon, puisqu’il se fait ainsi par la divine bonté selon l’ordre de son spécial gouvernement divin, qui ne tend qu’à notre bien et perfection ; et en effet nous profitons par l’un et par l’autre,

Constantin de Barbanson

225


pourvu que nous sachions entendre et nous accommoder aux secrets conseils et moyens [255] divins ; étant tout certain que nous avancerons au chemin du salut et de perfection, non seu-lement et précisément lorsque la grâce et la charité et les autres vertus croissent, et reçoivent augmentation actuelle en nos âmes, mais encore quand nous nous disposons et rendons capables de l’accroissement d’icelles ; comme nous l’avons prouvé par ailleurs par saint Thomas.


De sorte donc que selon ces vérités nous avons et pouvons voir comme il y a en ce chemin beaucoup de passivité aussi bien que d’activité ; et pour ce sera bien aise de s’entendre l’un l’autre, si on veut discerner ce qui appartient à l’une ou à l’autre façon.


Quatrième point. Qu’il y a plus de difficultés en la manière passive qu’en l’active, à cause des mutations fréquentes.


Et pourtant il faut bien noter que les difficultés principales de ces divins sentiers ne sont pas tant à remettre de la part de notre activité comme de celle selon laquelle nous sommes passifs. Car les opérations sortent quasi connaturellement et d’elles-mêmes en vertu des principes que Dieu a mis en l’âme par forme d’état, de fond et d’acte premier, lorsque l’âme [256] bien instruite à se tenir toujours dedans l’ordre divin sait aussi trouver le vrai point réel de son état fondamental en chaque degré. Mais tou-chant ces principes-là, qui sont préalablement nécessaires avant que pouvoir opérer, ce n’est pas la même facilité de s’y pouvoir accommoder. Car savoir bien comprendre toutes ces mutations, renversements, privations, dénudations et semblables, et s’y pou-voir accommoder dûment, les accepter et les suivre par coopé-ration légitime, c’est chose à quoi on on ne parvient pas sitôt ; vu que cela est comme une mobilité continuelle, selon laquelle il faut renoncer à toute propriété, même de grâce, de lumière et d’amour divin, pour suivre en tout la conduite et la volonté interne de l’Esprit de Dieu, avec l’interruption de tous ses actes, désirs et efforts généreux là où que, tout à rebours selon la pru-dence humaine, on aurait pensé que pénétrant courageusement tout d’une façon opérative, on pourrait aussi en telle sorte acqué-rir généreusement et dévorer plusieurs degrés.

226 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


D’ici l’âme apprend clairement que son progrès interne en la voie et vie de l’esprit ne provient pas de celui qui court ni de celui qui veut, mais de la seule bonté et miséricorde de Dieu. Car c’est à la volonté divine qu’il appartient avant tout de nous donner premièrement le fond, l’état et les principes proportionnés [257] devant que les opérations puissent sortir de nous comme conna-turellement. D’ici vient encore que jaçoit que 301 la jouissance suprême de l’Esprit divin arrive au sommet de l’esprit, et est dis-tante de la bassesse d’un nouveau recommencement d’innom-brables degrés, qu’il faut outrepasser entre deux avant y parvenir (car c’est d’ici que je fonde l’anatomie de l’âme, en ce qu’il faut autant de fois passer avec la divine volonté par tous les degrés, états, mansions, pourpris 302 et étages internes, bas, moyens et hauts), l’âme néanmoins est tellement peu à peu et par degrés élevée à une telle sublimité, et toujours par mutations préalables de son état fondamental avant obtenir aucun degré, qu’elle met et prend pied, fond, état et connaturalité en cette suprémité de possession de l’Esprit divin, non moins qu’ès degrés du milieu ; si qu’elle trouve en soi autant de proportion, de capacité et de connaturalité pour pouvoir produire effectivement, avec l’in-fluence divine, une telle jouissance suprême, comme elle a eu de proportion et de capacité pour les états et opérations des infir-mités les plus basses. Car tout se fait dedans l’ordre divin, lequel conduit ici l’âme par bas et par haut ; et ce non seulement d’une façon légèrement opérative, mais par degrés toujours précédés d’une mutation nouvelle en l’état interne.


Or quelle dénudation de toutes choses et [258] de soi-même, quelle résignation et promptitude, quelle disposition habituelle est nécessaire, afin de pouvoir bien suivre semblables immuta-tions 303 ! Il se peut facilement colliger 304 de ce que l’âme ne doit pas même être attachée à grâce aucune ou fruition quoique excel-lente, laquelle pourrait avoir précédé, mais si pleinement libre et



  1. Jaçoit que : bien que.


  1. Pourpris : enclos ou terrain sur lesquels est construit un bâtiment.


  1. Immutations : changements intérieurs.


  1. Colliger : conclure.

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mobile qu’elle soit prête à tout moment d’être tirée ou réduite à tout autre chose que Dieu lui voudrait envoyer en changeant son état. Car n’étant ainsi attachée désordonnément à chose aucune, même divine, il advient qu’il ne se fait en elle ni mutation ni opération de la part de Dieu, qu’elle ne le perçoive, voit et expé-rimente ; d’autant que la proximité de l’âme à elle-même et à Dieu (lequel elle expérimente être en soi habitant et opérant) est si réelle et habituelle que rien ne se peut passer en elle d’opéra-tion divine qu’elle n’en sache à parler, étant cela même à quoi elle s’étudie tous les jours, que de le noter et suivre à tout moment.


C’est donc de la difficulté qu’il y a de bien donner place en soi à l’opération de l’Esprit de Dieu, et de suivre toutes ces immu-tations et dispositions de son état intérieur, que prennent leur origine toutes ces doctrines obscures et peu intelligibles aux inex-périmentés, qu’aucuns auteurs mystiques nous ont laissés ; les-quels, ayant eu plus d’égard aux choses qui se font par manière de changement du [259] fond et variation de l’état interne, ont approprié leur règles et doctrines aux peines et difficultés qui se retrouvent parmi ces diversités. Car désirant nous aider et faire que Dieu puisse opérer librement en nos âmes ces changements d’état, sans obstacle de notre façon humaine opérative, de notre propre effort et intrusion importune et non convenable, ils parlent de cette sorte de la façon passive qu’ils semblent nous vouloir ôter toute activité. Comme de fait aussi il est nécessaire de perdre tout effort et opérer humain, si jamais on veut venir à la vraie union et jouissance de l’Esprit divin, pourvu que le temps et la façon soit bien connue et observée.


Cinquième point. Comment les degrés de la charité se changent et croissent en l’âme.


[…] À ce propos aussi cette oraison commune de la sainte Église par laquelle nous demandons à Dieu l’accroissement de la foi, de l’espérance et de la charité, ne doit pas être entendue de l’augmentation des actes seulement, mais encore des mêmes prin-cipes fondamentaux de tels actes ; lesquels principes sont appelés habitudes et qualités inhérentes que Dieu infond ès âmes, et qui y demeurent toujours [262] si longtemps qu’elles sont en grâce.

228 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Partant donc, les degrés de la charité divine croissent en l’âme et conséquemment se changent (le même faut-il dire aussi né-cessairement de la grâce habituelle infuse en l’essence de l’âme, laquelle croit quant et quant la charité), et ainsi plusieurs muta-tions se font en nous en façon de principes fondamentaux préa-lables à nos opérations. Et ce sont semblables choses qui se font en nous passivement plutôt qu’activement ou effectivement par nous, comme nous l’avons ailleurs expliqué. Et pour lesquelles bien admettre et pouvoir suivre convenablement tant de règles obscures, tant de documents et préceptes assez peu intelligibles aux inexperts se donnent par les auteurs mystiques ; entre les-quels je puis raisonnablement nommer le Révérend Père Jean de la Croix en ses livres du Mont de Carmel [sic], de La Nuit obscure et de la Vive Flamme ; et le révérend père Benoît de Canfield en sa


Règle de perfection, le petit Traité de l’abnégation intérieure, etc. La doctrine desquels fournit de très bonnes instructions pour che-miner par ces sentiers d’amour divin, moyennant qu’elle soit bien entendue et pratiquée par ceux qui sont déjà parvenus à sem-blables degrés, ou désirent de s’y disposer et s’en rendre capables, sans vouloir trop s’attribuer ni usurper hors de temps, ni autre-ment qu’il ne convient ces enseignements.


Chapitre ix. Que l’âme peut en deux façons coopérer avec Dieu pendant ces divins sentiers, et que double est sa fidélité en la suite de la volonté vigilance en foi.


Premier point. Quelle est cette double coopération.


Ayant déjà fait mention que l’avancement de l’âme consiste en ce que de plus en plus elle se subtilise en la remarque et en la suite fidèle des immutations et autres effets divins qui se font en elles à ce que par cette voie elle puisse parvenir à une suite continuelle de la volonté divine en son intérieur, s’accommodant à tout moment à ce qu’elle y cause de diversité et de changement, reste maintenant à déduire cette vérité plus amplement.


En deux façons donc se peut l’âme comporter pendant ces divins sentiers. Premièrement en telle sorte qu’elle veuille géné-ralement et en commun être contente de la volonté de Dieu

Constantin de Barbanson

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et de toute immutation et autre effet qu’il opère en elle ; mais néanmoins [264] ne soit pas encore capable de pouvoir noter parfaitement et en singulier quels secrets sont contenus sous ces immutations et effets, ni aussi quel ordre ou quelle relation, suite et dépendance mutuelle ces choses ont par ensemble. Voire il arrive plutôt que souvent plusieurs jours se passent qu’elle ne saurait rendre compte de son état, ni de ce qui se passe pour ce temps-là près de soi ; ains se tenant seulement en général et confusément contente et en paix, elle s’efforce d’endurer Dieu en toutes ses volontés avec elle, pour ce qu’elle ne peut plus par-ticulièrement comprendre ce qu’il fait en elle. Cela est bien bon, mais non pas le meilleur. Car il y a encore une autre façon plus singulière selon laquelle l’âme apprend à pouvoir suivre à tout moment les divins effets, changements, opérations, diminutions, montées, descentes et semblables, et non seulement les suivre, mais encore, les acceptant, y coopérer ; et y coopérant, former sa pensée convenable et bien répondante à ce que réellement et de fait se passe durant icelles ; et enfin noter le rapport, la suite et correspondance qu’un effet divin a avec l’autre, afin que par tel moyen elle devienne tant plus idoine pour pouvoir admettre et suivre tous les états, degrés, renversements et mutations qui viendront ci-après ; puisque déjà elle a appris par expérience de connaître ce qui a coutume de suivre après ceci, ou cela qu’elle a quant à [265] présent, et par quels milieux on doit passer pour arriver d’une chose à l’autre.


Deuxième point. Qu’il faut remarquer ce que Dieu opère en l’âme et pourquoi.


Car comme ainsi soit que déjà soit dit que l’âme ne demeure pas longtemps en un sommet, mais qu’elle descend peu à peu et par degrés en façon fruitive, par les mêmes degrés qu’elle y était montée sans fruition. Puis aussi qu’il y a une façon de nouveau recommencement de voyages à Dieu après la fin de la descente fruitive, et de plus encore expliqué, comme il y a une double façon de profiter, l’une selon le fond et l’autre selon l’élévation d’esprit. Qu’il y a une façon de produire actes formels avec une divine pratique, et une façon de recevoir changement en son état fonda-

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mental. Item un temps d’être actif et temps d’être passif ; temps d’attendre l’inaction divine par manière de forme, et de haut vers bas, et autre temps de l’attendre par façon secrète, fondale et cen-trale. Toutes lesquelles choses ont été ci-dessus déduites en leur lieu. Il s’ensuit bien de là que tant plus que l’âme sera versée à noter telles diversités, vicissitudes et mutations, et [266] pour pénétrer quel rapport, quelle suite et quelle dépendance l’un a avec l’autre, tant plus aussi elle profitera en la connaissance de la merveille que Dieu fait en elle-même.


Chose tellement certaine que je ne donne d’assurer que celui-là n’est encore que peu avancé ou expérimenté en ces divins secrets qui ne comprend pas encore la vérité de cette conclusion. Car ce n’est pas par réflexion spéculative nuisible ou impertinente, mais c’est par une sainte et pieuse curiosité, ou pour mieux dire, par un égard et advertance que nous devons nécessairement apporter aux œuvres de Dieu en nous, que cela se fait, et provient non pas d’une réflexion grossière pendant que Dieu opère avec nous (car alors telle réflexion serait blâmable), mais de ce que semblables opérations divines ont eu auprès de nous tant de fois leur cours, leurs réitérations et leurs bons effets, nous ayant donné au-de-dans état, fond et demeure selon leur portée, que la fréquente expérience avec un peu de remarque des secrets divins donne enfin à l’âme une claire connaissance de ce qui d’ailleurs se passe fort obscurément, à la cachette et bien admirablement.


Troisième point. Quand et comment les effets divins en nous doivent être observés


Je veux bien avouer qu’une observation si exacte, menuzière 305 et distincte des opérations de Dieu avec nos âmes semble de prime abord une multiplicité plutôt dommageable que fruc-tueuse, signamment 306 si on la voulait pratiquer grossièrement par propre réflexion directe et formelle, sans discerner le temps opportun. Mais ce n’est pas de la sorte que j’entends persuader semblable remarque, puisque ce n’est pas aussi de cette sorte



  1. Menuzière : qui s’attache à des brindilles.


  1. Signamment : notamment.

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qu’elle se passe en réalité, ains bien en celle-ci, à savoir que là où du commencement et ès premiers degrés l’âme se doit conten-ter de la volonté divine en soi, sans vouloir alors éplucher plus singulièrement ce que cela contient de secret, ains seulement se laisser agir et conduire paisiblement de l’Esprit divin, demeurant cependant en paix, en résignation et délaissement d’elle-même, à la fin néanmoins d’une conversation si familière, si continuelle, si ordinaire et persévérante avec Dieu des difficultés aussi èsquelles l’âme se trouve quelquefois ignorante — ce qui a accoutumé de suivre après ceci ou cela qu’elle a pour le présent, et pour ce pen-dant quelquefois du temps pour ne savoir [268] se proportionner au présent ou bien se disposer au futur — il arrive, dis-je, de là, qu’elle commence à tâcher de découvrir les secrets desseins cachés sous telles opérations : quelle fin, quel ordre et quelles relations elles ont avec le passé et le futur, avec la supériorité ou l’infério-rité, la connaissance ou l’amour, l’entendement ou la volonté.


Laquelle observation est une curiosité pieuse, louable et nulle-ment damnable. Car comme une âme vraiment fidèle avec Dieu s’immerge toute et totale en la suite de ces mystérieux secrets comme n’ayant en tout ce monde chose de plus chère, de plus à cœur, plus en désir et affection que cela, en comparaison de quoi tout lui est pour néant, tout son vivre et respirer n’étant qu’en la poursuite de ces divins sentiers, par lesquels elle prétend venir à la parfaite union de son esprit avec celui de Dieu, comment se pourra-t-il faire qu’elle laisse si légèrement passer ce qui se fait ainsi si réellement près de soi, sans prendre diligemment garde à ce que cela veut dire, à quelle fin il se rapporte, et ce que c’est que Dieu prétend par cela ?


Partant, c’est d’ici qu’il arrive plutôt qu’il ne se fait rien de si mince et menu en l’âme par la volonté divine à quoi elle n’ait une soigneuse inspection, et qu’elle ne sente et admette, désirant de pouvoir pénétrer [269], avec des yeux plus subtils que de lynx, tout ce qu’il est possible de voir, noter, sentir et expérimenter en ces voies. Car bien que je n’entende pas dire que toute âme devrait être théologienne pour les comprendre scientifiquement, si est-ce que comme il y a une connaissance correspondante à l’expérience, aussi est-ce chose bienséante que d’être pieusement

232 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


curieux à noter les effets divins en nous, à ce que si bien nous ne pouvons voir ni connaître Dieu en ce monde tel qu’il est en soi-même, pour le moins éclairé de la connaissance expérimentale des choses qu’il daigne opérer avec nous si intimement, si furti-vement et en façon obscure, mais pourtant si gracieusement et si amoureusement, anatomisant, réformant, purgeant, embellis-sant, perfectionnant, sanctifiant, et quasi divinisant nos âmes par ses saintes opérations, nous puissions nous avancer pareillement en la connaissance et amour de sa divine bonté, de ses grandeurs et merveilles ; à l’exemple du prophète-roi qui allait chantant :


Ta science s’est faite merveilleuse de moi, elle est si haute que je ne pourrais la comprendre 307. […]


Quatrième point. De l’abus de ceux qui blâment l’observation des œuvres divines internes


Et qu’on ne dise pas que ces observations ne sont qu’amuse-ment d’esprits faibles et curieux, qui bâtissent leur perfection sur semblable entregent 308 de pensées et la nourrissent de tels entre-tiens spirituels qui les mettent en beaucoup de rêveries, d’illusions et perte de temps. Car outre tout ce qui a été dit, tant de l’origine de ces remarques et connaissances qui naissent des opérations de l’Esprit divin ès âmes pures, que de l’utilité qui en revient à celles qui sont bien ordonnées et se comportent sagement, nous avons l’enseignement et le garant de cette doctrine dans l’Évan-gile même, où Notre Seigneur remarque l’industrie des hommes de ce monde, qui mettent tout leur soin et étude aux choses de la terre, et se plaignant de la nonchalance des fidèles en ce qui est de leur salut et avancement spirituel ès choses divines, [271] en a prononcé cette sentence définitive : Les enfants de ce siècle sont plus prudents en leur génération, que les enfants de lumière 309, blâmant par ces paroles la folie et imprudence des chrétiens et de tous ceux-là d’entre eux qui pourraient penser être les plus relevés, pour s’être séquestrés du commun des fidèles par quelque profes-



  1. Ps 138, 6.


  1. Entregent : adresse à se conduire, à obtenir ce qu’on désire.


  1. Lc 16, 8.

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sion spéciale de vie spirituelle et plus parfaite. Lesquels veulent être sages et accorts en toute chose et en toutes sortes de science, naturelle, morale, théologique, divine et humaine, pénètrent les secrets de la nature, des hommes et des brutes 310, des choses in-sensibles et inanimées, montent et entrent par leur spéculation au plus haut et profond des cieux pour y discerner leur ordre et substance, leurs dimensions et le nombre, la qualité, grandeur et propriété des astres et étoiles, se mêlent de gouverner l’état et les particuliers et pour la police et pour la milice, le temporel et le spirituel, épluchent et disputent des mystères les plus grands et plus sublimes de la foi et de la divinité par subtilité de l’entende-ment naturel, écrivent de toute matière, enseignent la perfection chrétienne, parlent et disent des mieux, enfin savent tout et font profession de savoir tout, qui plus, qui [272] moins, et semblent vouloir être ignorants en une seule chose, qui est la connaissance de la volonté parfaite de Dieu, qui se manifeste par les opérations et effets divins qu’il fait ès âmes pures et simples.



























310. Brutes : animaux.









Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635),


« Jean de la Croix néerlandais »



Gérard Verscharen né à Bois-le-Duc (‘s Hertogenbosch) vers 1588, entre au noviciat à Gand en 1613, où il prend le nom de Jean-Évangéliste. Dès 1620, il est nommé au couvent de Lou-vain comme maître des novices de la province de Flandre et devient un directeur spirituel recherché. Il passe les dernières années de sa vie à Tervuren (entre Bruxelles et Louvain), où il s’occupe de la fondation d’un nouveau couvent de capucins, à la lisière de la forêt de Soignes, qui avait abrité Ruusbroec. Il y écrit ses ouvrages, en gardant contact avec ses amis de Louvain et de jeunes religieux qui venaient y compléter leur formation spiri-tuelle. Il meurt à Louvain en 1635, la même année que Martial d’Étampes 311. Il fut reconnu comme un maître, aussi bien dans des milieux jansénisants (par l’intermédiaire de son ami Libert Froidmont), que dans des milieux piétistes (par l’intermédiaire de Pierre Poiret), et en Espagne (par Isidore de Léon).


Son œuvre principale, rédigée en flamand, Het Ryck Godts inder Zielen oft binnen u. lieden, a bénéficié de plusieurs édi-tions depuis 1637. Elle a été traduite en anglais 312, allemand, espagnol… mais non en français.


  1. DS 5. 1383 ; 8. 827/31.


  1. Traduction anglaise du néerlandais de 1637 : The Kingdom of God in the Soule, or, within You, Anvers, 1639 ; réédité à Paris en 1657 : « …printed in English

236 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Le « Jean de la Croix néerlandais » évoque la « lumière intérieure » chère aux quakers ainsi que la « foi nue » chère à Madame Guyon. Il invite à l’achèvement de la vie spirituelle tout en incluant le retour à l’état d’activité, ce que n’a pu écrire un Benoît de Canfield mort trop jeune, dont il s’ins-pire par ailleurs.


Le Royaume de Dieu dans l’âme (1637)


Chapitre xxi. De ce que l’âme expérimente ici de Dieu, et comment elle doit soigneusement le garder


L’âme qui cherchait Dieu, et qui nous a fidèlement suivi jusqu’ici, peut maintenant joyeusement dire : J’ai trouvé Celui que mon âme aime 313. Elle peut changer de nom, et doréna-vant s’appeler « âme qui jouit de Dieu ». Parce qu’en vérité elle a trouvé son Dieu qu’elle poursuivait par amour ; non pas en quelque image, forme ou ressemblance, mais, comme le désirait son cœur, au-dessus de tout cela. Oui, elle ne peut plus désirer davantage que ce qu’elle a trouvé et expérimenté de Lui.


Mais en raison de l’exil présent, elle voit que la vie ne per-met pas tout ; elle aspire à voir en pleine clarté dans la vie à venir celui qu’elle ne voit ici que dans les ténèbres, obscuré-ment. Elle sait bien qu’elle ne peut l’obtenir ici et, oui, qu’elle ne peut pas le désirer plus qu’elle ne fait. Et aussi, en tout cela, elle laisse Dieu survenir. Elle perçoit pleinement que tout ce qui est en dessous de ce qu’elle a est moindre que ce pour quoi elle est créée et qu’elle doit obtenir dès cette vie ; dès lors, elle ne peut s’en contenter ni trouver là le repos.


Ainsi l’âme arrivée à ce point ne peut désirer plus, ni se satis-faire de moins, parce qu’elle a reçu ce repos qui ici est sa fin, où


at Paris by Lewis de la Fosse in the Carmes Street… » Il en a été fait récemment une traduction italienne très partielle : I Frati Cappucciniparte IV, 650-668. Elle est suivie d’une traduction du livret anonyme de 1718, Geestelycke oeffeninge voor de novitien – Esercizi spirituali per i novizi, où Jean-Évangéliste continue d’exercer son influence, parte IV, 671-704.


313. Ct 3, 4.

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elle se trouve mue, et qui maintenant est devenu un royaume de Dieu. Elle connaît, goûte, et se plaît à vérité, beauté, bonté et délice, plus nobles et parfaits que tout ce qu’elle connut et goûta jamais, ou dont elle fit l’expérience auparavant.


Et cependant elle n’est pas capable d’exprimer comme il convient comment et quel est son Objet, ou comment elle l’a à présent ; mais seulement que c’est l’origine de toute sagesse, beauté, bonté et perfection créée, dans laquelle est compris infiniment plus que ce qui est créé. Et ce qu’elle a à présent, elle ne l’a pas vraiment par une vue ou conversion, un toucher, goûter ou sentir.


Et cependant elle l’a par tout cela et bien plus, parce que se-lon toute sa possibilité et capacité, au plus intime d’elle-même, elle est jointe et unie à lui. Et quoiqu’elle ne puisse clairement voir que Dieu est son Objet, cependant elle a, d’une façon indi-cible, un témoin intérieur, qui est beaucoup plus sûr qu’elle ne pourrait l’obtenir par ses sens et puissances ou encore par tous les livres ou par ce que des maîtres pourraient lui donner.


Et elle perçoit en elle-même que toutes les prières et les chants de louange de la sainte Église en réalité appartiennent à cet Être caché qu’elle a intérieurement présent, pour lequel elle a également en elle-même une révérence aussi grande que si elle se trouvait réellement devant le trône de Dieu, et elle sait qu’il ne lui est permis de faire ni au-dedans ni au-dehors, ce qu’elle n’oserait faire devant lui. Cette révérence et dévotion elle ne les produit pas, mais elles proviennent spontanément de cet être.


Et ici, l’âme qui jouit de Dieu est entièrement rassasiée et sa-tisfaite par Dieu selon tous ses désirs. Aussi — bien qu’elle n’est plus préoccupée de ce qu’elle doit faire pour plaire à Dieu, parce qu’elle sait que pour sa part elle ne peut rien faire ni donner de plus que ce qu’elle a déjà donné et fait, et que Dieu ne peut lui demander davantage, parce qu’elle lui a entièrement offert tout ce qu’elle a, ce qu’elle est et ce qu’elle peut — elle ne se tient ni

238 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


ne se repose en autre chose qu’en son néant 314, qu’elle maintient toujours en son total, sachant qu’elle satisfait ainsi Dieu com-plètement ; et c’est son seul soin et son seul exercice.


Elle ne peut ni désirer quelque chose de Dieu, ni demander pour quoi que ce soit qui lui serait particulier. Sa seule prière : qu’elle ne puisse jamais s’écarter de son néant qu’elle a main-tenant reçu, mais qu’elle le reçoive encore plus profondément et solidement, et que la volonté de Dieu soit faite en elle et en tous les hommes, dans le temps et dans l’éternité. Et si elle priait pour autres choses, elle serait encombrée d’images et tomberait hors de son néant — qui produit en elle une grande sérénité et une grande paix.


Elle voit maintenant comment elle cherchait Dieu grossiè-rement et stupidement, lorsqu’avec des images, des considéra-tions, et en s’exerçant dans les exercices, elle se tournait exté-rieurement vers lui. Elle ne peut s’étonner suffisamment de son aveuglement d’autrefois et de son insensibilité, alors que Dieu est si proche d’elle ; elle ne l’avait pas encore connu ni expérimenté, tout comme s’il avait été loin d’elle. Parce qu’elle voit clairement qu’elle est saisie et entourée par lui, comme son corps l’est par l’air. Pas plus que l’air, il ne doit être cherché ou connu à travers des images ou des similitudes, mais seule-ment par une jouissance intérieure.


Elle voit aussi très bien que c’est de sa propre faute qu’elle a dû chercher si longtemps et si loin pour trouver Dieu. Ce n’est pas de la faute de Dieu, puisqu’elle le trouve si disposé à se communiquer, comme le soleil, l’air ou l’eau, là où ils trouvent une ouverture.




314. Niet (avec la majuscule N pour distinguer le substantif de la simple néga-tion), est traduit ici par néant, dans l’édition anglaise par nothing (c’est le nothin-gness de Ruusbroec, v. Die Geestelike brulocht, Corpus Christianorum, index) – Le terme français néant est largement utilisé au XVIIe siècle et s’avère ambigu (« le vertige du néant ») si l’on ne le rapporte pas à Dieu. Il serait peut-être préférable de traduire par rien. – V. la critique du « rien et du Tout » par Constantin de Bar-banson dans son Anatomie de l’âme (dont manque toujours une édition moderne).

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Elle reconnaît qu’elle chercha en vain sur la terre, celui qui ne peut être trouvé qu’au-delà de la mer, une mer qui pour-tant n’est pas hors d’elle, mais en elle. Reniant et abandonnant toutes choses créées et elle-même, elle vient jusqu’à cette mer et aussi elle va sur elle.


Finalement elle perçoit clairement que se laisser soi-même et laisser toute créature pour Dieu, c’est rechercher Dieu correc-tement ; perdre tout cela pour lui, c’est véritablement le trou-ver. Et ainsi elle découvre quelle bonne affaire elle a réalisée en s’offrant à Dieu et en lui offrant tout ce qui est à elle. Car tout ce à quoi elle a renoncé pour Dieu, elle l’a véritablement reçu en Dieu. C’est comparable à ce qu’elle possédait auparavant hors de Dieu — et infiniment plus, car Dieu lui-même lui appartient désormais.


Elle jouit de plus de liberté en étant à présent entièrement abandonnée en Dieu, qu’elle n’en avait auparavant en demeu-rant en elle-même : parce que la volonté de Dieu qui aupa-ravant la gouvernait souvent contre son gré est maintenant devenue sa volonté, de sorte que tout ce qui lui arrive ou peut lui arriver lui est agréable. Elle ne désirerait ou ne souhaiterait pas que ce soit autrement, et elle goûte en cela plus de dou-ceur qu’elle n’en a jamais goûté lorsqu’auparavant elle suivait sa propre volonté et son choix.


Elle jouit maintenant des fruits de son pur amour, et elle voit comment il l’élève directement à Dieu. Elle perçoit clairement que, moins elle se cherche et s’estime en Dieu, plus elle obtient. Elle ressent qu’il est complètement hors de raison de rechercher autre chose en Dieu que lui-même ; et comment il est impos-sible en s’y prenant autrement d’être élevé à sa divine union.


Finalement, elle expérimente maintenant par une présence certaine ce qu’auparavant elle croyait de Dieu dans l’obscurité et sans certitude sentie. Et elle expérimente en même temps que, plus audacieusement et sans arrière-pensées on se risque en Dieu et on lui fait confiance, plus on le trouve clairement et avec certitude ; tandis que plus on veut avoir agréablement

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cette certitude, plus on est privé de cette véritable certitude que l’on recherche.


Par conséquent l’âme qui aime Dieu, ayant bien orienté son travail, jouit maintenant des fruits de son long pèlerinage, parce qu’elle trouve maintenant en elle-même le Royaume de Dieu, qu’elle ne pensait ni n’estimait pouvoir être en elle. Elle perçoit clairement qu’il est caché et inconnu aux autres per-sonnes, parce qu’il ne peut être trouvé que dans l’abnégation, l’anéantissement et le silence. Et elle voit bien qu’il n’est pas étonnant qu’elles n’atteignent le Royaume ni le connaissent, parce qu’elles ne prennent pas ce chemin.


Pour cette âme qui jouit de Dieu, nous ne pouvons rien de plus que de l’avertir de demeurer appliquée, et de chercher à res-ter là où elle est maintenant arrivée : parce qu’elle est parvenue maintenant à l’école de la sagesse éternelle où Dieu lui-même l’enseignera par son inspiration de ce qu’elle a à faire dorénavant pour demeurer unie avec lui. La seule leçon que nous pouvons dès lors lui donner, c’est d’observer très rigoureusement sa dis-position intérieure, décrite précédemment en ces quatre points ; et de garder avec grande application sa vue intérieure, qu’elle a reçue maintenant claire et pure, en demeurant tournée conti-nuellement vers cette lumière divine et cette plus que noble Déité dont elle a maintenant commencé à jouir.


Que cela chasse toute obscurité et empêchement qui serait encore en elle ! Parce qu’elle ne peut en être libérée facilement et certainement qu’en expérimentant continuellement cette lumière divine et par la contemplation stable de la présence divine. Ainsi elle doit passer tout le temps dont elle dispose à s’exercer encore dans la retraite et dans l’union, laissant tou-jours plus de place et d’ouverture à cette lumière divine, et ap-prenant à s’élever intérieurement à la contemplation de Dieu, observant toujours avec zèle qu’elle ne donnât par sa faute en elle-même aucune place à quelque chose qui puisse obscurcir cette lumière en elle.


Car comme elle n’a pu découvrir la lumière qu’après une entière annihilation, elle doit vivre et mourir dans ce néant si

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elle tient à la conserver. Et pour cette raison, elle doit observer avec très grande rigueur tous ses sens, pouvoirs et mouvements de son cœur, pour qu’elle ne perde pas ce néant de bonheur que Dieu seul peut laisser présent en elle 315. Cette observation doit être maintenant beaucoup plus facile en étant fortifiée de la noblesse et de l’excellence de la lumière divine et par la secrète présence de Dieu, percevant clairement comment elle donne volontairement place à l’obscurité qui chasse d’elle-même cette lumière divine si elle s’écarte en la moindre façon de cette disposition intérieure où elle est parvenue.


Aussi cette âme qui jouit de Dieu doit dorénavant intime-ment se résoudre à marcher dans une extrême pureté et per-fection en toute vertu. Oui vraiment, il est nécessaire que dès lors, non seulement elle maintienne une vie vertueuse comme auparavant, mais aussi une vie céleste, oui, une vie divine, en jugeant les grands les petits manquements que les gens ne prennent pas en compte. Oui, de ne pas voir moins que de grands manquements dans la moindre indécence, inconve-nance ou abondance de paroles, en action ou en omission, oui, même dans l’image de créatures.


Il était nécessaire qu’elle jette plutôt son regard sur les anges pour les suivre dans leur pureté céleste que sur les hommes. Car en vérité elle a accepté une vie angélique et céleste, étant maintenant entrée dans ce Royaume de Dieu qui est à l’inté-rieur d’elle-même, et en lequel rien d’impur ne peut entrer ou se maintenir ; sinon elle ne peut persister dans cette noble union avec Dieu qui a commencé en elle. Elle ne peut mieux atteindre cette pureté que par une conversion continuelle vers la divine présence maintenant trouvée. Cela la sépare entiè-rement de tout ce qui est créé ou temporel, et l’élève à une pureté angélique au-dessus de tout ce qui est humain. Elle n’a besoin que de les observer selon ce qu’il a été dit et dès lors elle verra parfaitement tout ce qui est un empêchement et elle obtiendra ce qui est nécessaire.



315. « Cet heureux rien qui seul peut rendre Dieu présent en elle-même », selon l’édition anglaise.

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Cependant elle ne doit pas omettre les travaux d’obéissance et de charité, mais elle doit souffrir sa propre perte volontai-rement, et laisser Dieu pour Dieu 316, selon ce que nous allons dire tout de suite ; parce que nous entendons ici seulement des travaux inutiles, dont elle doit se libérer. Qu’elle dise avec l’épouse : Je le tiens et je ne le laisserai point aller jusqu’à ce que je le fasse entrer dans la chambre de celle qui m’a mis au monde 317.


Car elle n’est pas encore établie dans le plus intérieur ou le plus caché de ce divin Abîme. De quoi David dit : Dans le secret de ta face, tu les cacheras du trouble des hommes 318.

Parce que, comme il apparaît et comme nous le dirons au chapitre suivant, elle peut encore être mue, troublée, inquiétée et retourner encore d’où elle est venue ; oui, elle doit savoir que beaucoup sont parvenus où elle est maintenant, pour les-quels Dieu par la suite est devenu un étranger, comme s’ils ne l’avaient jamais connu, ou s’ils n’avaient jamais rien expé-rimenté de lui. Et cela seulement parce qu’ils n’ont pas assez fermement tenu ni gardé assidûment ce qu’ils avaient obtenu de lui. Car quoique l’âme qui se tient ici a vraiment obtenu Dieu, néanmoins elle n’est pas encore établie en lui ; pour cela sont requis beaucoup de temps et de zèle.


Elle est comme un arbre nouvellement planté, qui n’ayant pas encore pris racine est facilement agité par le vent, détaché, et quelquefois soufflé à terre. Soins et assiduité sont requis, et aussi du temps, pour qu’il devienne plus fort et enraciné. Rien n’est plus nécessaire que de le laisser tranquille sans remuer au sol d’où il tire nourriture et sève, d’où il commence à étaler ses racines et ainsi s’accroche au sol. De la même manière, l’âme, qui est maintenant détournée de toutes créatures et d’elle-même et est tournée vers Dieu, est au début facilement agitée et éparpillée dans ses forces et ses sens parce qu’elle n’est pas assez fermement enracinée en Dieu.





  1. Expression chère à Madame Acarie.


  1. Ct 3, 4.


  1. Ps 30, 21.

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Et dès lors, grand soin et diligence sont requis, et par-des-sus tout : qu’elle demeure dans tout le repos et tranquillité possibles, tournée vers Dieu qu’elle ne lâchera pas jusques au moment où ses forces seront au-dessus de toute instabilité de par l’infusion divine, fixée et confirmée en Dieu. Dès lors, lais-sez-la très soigneusement tenir et conserver ce qu’elle a obtenu de Dieu, avec autant de soin que celui qui, au milieu de l’eau et en danger de se noyer, se tient fortement à une planche ou à un ais à l’aide duquel il se maintient au-dessus de l’eau, et sans lequel il se noie infailliblement. Car de même que s’il laisse partir le bois, aussitôt il coule au fond de l’eau, de la même fa-çon l’âme s’enfonce dans sa nature et ses sens à l’instant même où elle quitte la présence de Dieu et la divine lumière qu’elle a désormais obtenue. […]


Chapitre xxvii. Que dans cet exercice il n’y a pas d’aridité ou désolation pour l’âme comme dans les autres exercices.


Et quand l’âme s’exerce de cette manière intérieurement vers Dieu, suivant tous les enseignements et avertissements qui lui ont été donnés, il n’y a pour elle ni aridité ni désolation, qui sont néanmoins communes à tous les autres exercices. Il est nécessaire d’avertir et déclarer plus clairement : qu’elle sache que tout empêchement par lequel elle n’aperçoit pas Dieu en elle vient d’elle-même ; qu’elle doit toujours faire de son mieux pour être unie à Dieu.


Et elle ne doit jamais, pour une quelconque peine corpo-relle, tourment intérieur ou vexation, désolation ou obscurité, omettre de percevoir Dieu au milieu de tout cela ; elle doit se garder auprès de lui : autrement, si elle croit que l’empêche-ment ne vient pas d’elle, mais que Dieu l’a abandonnée, elle ne ferait pas l’union, pensant qu’elle ne peut atteindre Dieu, comme il arriva en d’autres exercices.


Elle doit dès lors fermement croire que ne se trouvent au-cune de cette aridité ou désolation dont parlent les maîtres ou des livres, dans cet exercice vers Dieu dont nous avons traité. Cet exercice consiste à n’avoir rien, n’être rien, et ne

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désirer rien, mais être parfaitement résigné à la volonté de Dieu (comme on le constate en ce qui a été dit) ; ne désirant ou ne choisissant rien d’autre, mais seulement ce qu’il plaît à Dieu. Celui qui n’est rien, n’a rien, ni ne désire rien, ne peut rien perdre, aucune chose ne peut lui être enlevée par lequel il puisse être aride ou en désolation.


Car quoique quelque chose lui soit quelquefois donné, il n’a pour cela pas plus qu’avant, parce qu’il ne le regarde en fonction de lui-même pas plus que s’il ne l’avait ; aussi, quand cela lui est retiré, il n’estime pas avoir perdu quelque chose, car quand il l’avait, il ne le jugeait jamais comme sien ; et sans cela, il a ce qu’il désire, qui est son néant et le bon plaisir de Dieu.


L’âme, dès lors, se tenant en cet exercice, quoiqu’elle soit parfois élevée à une contemplation plus claire de Dieu et qu’elle perçoive quelque opération intérieure spéciale 319 de Dieu en elle, en est ensuite totalement privée. Quoiqu’elle ait communément une agilité naturelle et une vivacité d’esprit par laquelle elle peut, sans aide particulière, facilement s’éle-ver intérieurement à la contemplation de la présence cachée de Dieu, quelquefois cela lui est totalement retiré. De telle manière qu’elle ne puisse selon son habitude se tourner vers Dieu ni percevoir en elle quelque chose de lui.


Néanmoins elle n’a ni ne perd en aucun moment ce qu’elle avait auparavant. Car elle ne possédait jamais quelque chose en s’y attachant, ni le prenait pour son propre, mais laissait cela à lui seul, à qui cela appartient, et à qui elle a donné plein pouvoir pour faire en elle et avec elle, selon son bon plaisir, ce qu’il aime, sans qu’elle s’en mêle ou de la moindre manière s’en inquiète.


De telle façon que de quelque manière qu’elle se trouve elle-même intérieurement, elle ne compte ni ne repose sur rien, mais laisse cela également à Dieu, à qui elle appartient totale-ment ; et quoiqu’elle soit sans sentiment intérieur, elle reste ce-pendant sereine et en paix. Et cet exercice n’est pas seulement de par sa propre nature tel qu’aucune aridité ou désolation ne



319. Inaction (in-action) dans l’édition anglaise.

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puisse lui arriver ; mais l’âme a aussi en elle-même toujours au moins pour son objet cette lumière divine qui répond à son néant en toute évidence, comme nous l’avons dit. Et dès lors, quoiqu’elle soit quelquefois privée de la jouissance de la pré-sence divine, elle ne doit pas pour cela être considérée comme aride ou laissée sans expérience intérieure.


Oui, à part cela on ne peut pas dire qu’elle soit aride et déso-lée, même en ce qui concerne la présence divine, selon le sens où l’âme est dite être aride et désolée dans d’autres exercices. Pour la raison que ces exercices ne se trouvent pas dans la foi nue, mais dans les sens, et n’ont pas Dieu pour leur objet, mais ses dons, ils laissent souvent l’homme sans Dieu. C’est pour-quoi il ne sait pas comment atteindre Dieu de nouveau, et par conséquent les exercices le laissent inquiet et triste, s’estimant être abandonné de Dieu, comme il l’est en vérité selon tel exer-cice selon lequel il ne connaît pas d’autre Dieu qu’un Dieu qu’on puisse sentir et expérimenter.


Mais cet exercice présent n’est pas tel, qui consiste en une foi nue, et ne jouit pas des dons de Dieu, mais de Dieu lui-même, et en qui l’âme croit fermement. Oui, d’expérience elle sait avec certitude que son Dieu est toujours présent, même quand elle est, de par son inaptitude, intérieurement privée de sa jouis-sance réelle. Et dès lors elle ne se trouble, ni ne s’inquiète plus jamais, ni ne se considère jamais demeurer sans Dieu.


Et parce que la connaissance de cette vérité importe beaucoup à l’âme, nous expliquons la différence de notre exercice présent sur tous les autres concernant l’aridité intérieure par la simili-tude de la lumière extérieure du soleil et de nos yeux corporels.


Celui qui demeure en ces autres exercices est comme une personne qui a la vue très faible, et ne reçoit dès lors que quelques petits aperçus voilés ou reflets de la lumière dans ses yeux. Un tel demi-aveugle est facilement et pleinement privé de sa jouissance ; pour le moins, la lumière est obscurcie par tout nuage flottant dans l’air ou par tout brouillard ; il ne sait pas s’il fait jour où nuit, il craint souvent d’être retombé dans son vieil aveuglement, il est bientôt attristé et inquiet. Ce qui

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arrive parce qu’il ne discerne pas les empêchements intérieurs qui le privent de la lumière, et aussi parce qu’il n’a jamais aperçu la lumière en elle-même, mais seulement quelque éclat ou clarté qui en provient. C’est pourquoi il ne sait pas que la lumière d’elle-même ne se refuse ou ne se cache jamais, mais seulement en est empêchée parce qu’elle ne peut délivrer ses rayons.


De telle manière sont ceux qui au-delà et par la foi nue n’ont jamais été élevés au-dessus des sens pour recevoir et jouir de façon essentielle de cette divine lumière en eux-mêmes, mais en ont seulement un aperçu (dans ses forces) ; ils sont dans une nudité et une vacance — mais pas aussi fondamentale et complète qu’il est requis pour recevoir cette lumière essentielle : dès lors leur œil intérieur est encore obscurci. Ceux-là sont souvent privés de leur lumière intérieure, ils ne savent pas où la lumière est partie, ou comment, ou de quelle manière ils y aboutiront de nouveau, ils craignent qu’ils en soient pour toujours privés.


Dès lors, ils tombent dans un grand chagrin et trouble d’es-prit par lesquels ils sont intérieurement obscurcis encore plus, et éloignés de Dieu. Parce qu’ils ne connaissent pas leurs em-pêchements propres, ils s’imaginent que Dieu s’est retiré d’eux lui-même. Et quoiqu’en son temps l’homme spontanément perçoive de nouveau cette lumière extérieure, c’est pourtant ainsi que ces âmes — parce qu’elles manquent de vraie foi et écoutent les sens — deviennent de plus en plus embrouillées et aveuglées ; Dieu, en raison de leurs affections désordonnées et de leur manque de résignation, ne peut se montrer en eux lui-même intérieurement. Souvent, dans cette obscurité et cette insensibilité, ils quittent leurs exercices habituels à Dieu, pensant qu’ils ne sont pas profitables ; et ainsi ils se placent eux-mêmes dans la véritable aridité et délaissement de Dieu.


Puisque l’âme jouissant de Dieu est comme celui qui a la vue libre, claire et pure, et dès lors qui aperçoit et voit claire-ment les rayons du soleil, comment ils s’écoulent et procèdent de lui : cet homme — parce que de nuit le soleil ne brille pas et nous abandonne dans l’obscurité, parce qu’il y a souvent des

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jours obscurcis par de sombres nuages sombres et d’autres où il demeure caché à travers des brouillards épais — ne s’estime pas être abandonné ou privé du soleil, il ne s’inquiète ni ne s’attriste lui-même s’il ne voit pas la clarté du soleil pour en jouir ; sachant par expérience qu’il demeure toujours au fir-mament, et que de son côté il ne lui refuse pas sa lumière, mais qu’elle est empêchée extérieurement pour lui parvenir ; sachant aussi qu’après la nuit, le jour revient, que ces nuages sombres et épais brouillards passeront, que la clarté habituelle de la lumière reviendra.


De la même manière, l’âme illuminée qui a sa vue intérieure pleinement claire et pure parce qu’elle se tient élevée au-dessus des sens en foi nue, jouit sans obstacle de cette présence divine en ne craignant pas d’en être privée. Elle voit que Dieu ne la cherche pas ni ne se retire d’elle aussi longtemps qu’il trouve une ouverture et une réceptivité en elle.


L’âme perçoit pleinement que cette réceptivité n’est rien d’autre que son propre néant. Aussi longtemps qu’elle le peut garder, elle sait qu’elle est immédiatement 320 en présence di-vine, quoique parfois, en raison de sa propre incapacité, elle ne le perçoive pas. Elle est prête à souffrir volontairement cette incapacité, et d’autant plus parce qu’elle sait par expérience que cela passera, et qu’alors la divine présence se manifestera d’elle-même de nouveau.


Et dès lors elle reste toujours tranquille, comme si elle contemplait réellement Dieu. De même que, si elle ne jouit pas de la lumière parce que le soleil se couche le soir ou bien pendant la journée se trouve caché par les nuages ou par la brume, elle reste en paix, sachant qu’elle ne l’a pas perdu.


Pour que l’âme puisse encore mieux comprendre cette simi-litude et de cette façon comprendre clairement qu’elle ne peut admettre aucune aridité ou désolation, elle doit savoir que les obstacles dont nous avons parlé, par lesquels elle en viendra à perdre Dieu intérieurement après l’avoir justement trouvé,



320. Immédiatement : sans médiation.

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s’accordent bien avec la comparaison des obstacles extérieurs par lesquels notre vue corporelle est privée de la lumière du soleil. Laissez-nous pour cela considérer tout ce par quoi la lumière du soleil nous est retirée : tout d’abord par son cou-cher qui fait passer de la clarté du jour à l’obscurité de la nuit ; deuxièmement par quelques sombres nuages qui traînent dans l’air ; et troisièmement par quelque brouillard épais qui obs-curcit la terre, de telle façon qu’on ne puisse jouir du soleil. Ces trois choses nous privent de la lumière du soleil ; la pre-mière complètement ; les autres obscurcissent et enlèvent seu-lement sa brillance habituelle. De cette façon on perçoit com-ment la divine présence est entravée, quelquefois entièrement, et d’autres fois obscurcie.


En premier lieu, quoique la présence divine ne disparaît ja-mais de l’âme — elle est par elle-même constante et ne change pas —, cependant si l’âme la quitte par ses images et ses pensées désordonnées (involontairement ou volontairement), alors la nuit se fait véritablement et elle est intérieurement privée de la lumière divine et de la présence cachée de Dieu.


De même que la nuit vient parce que le soleil est sous la terre, qui s’interpose entre lui et nous de telle façon qu’entravé par la grandeur et l’épaisseur de la terre il ne puisse nous envoyer ses rayons, de même si nous sommes tournés vers des images et des pensées quelconques, nous fabriquons une grosse terre : un obs-tacle entre Dieu et l’âme qui empêche qu’il puisse déverser ses rayons divins. De même, quand l’âme est ramollie et diminuée en elle-même à cause de la grossièreté du corps auquel elle est unie, elle n’est pas capable d’union divine et en elle règne une nuit parfaite en ce qui concerne la présence divine ; elle ne peut la percevoir en elle-même tout comme ce soleil matériel qui se retire nous laisse dans l’obscurité contre notre volonté ; l’âme va vers le bas, tombe de l’esprit dans la nature, quitte l’intérieure clarté, par la grosseur de la terre, comme son corps par lequel ne peut se manifester la divine présence.


Et de même que lorsque le soleil, aussitôt qu’il a fini sa course sous la terre, commence à s’élever de nouveau au-des-

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sus de l’hémisphère, la clarté du jour revient parce que le so-leil, étant maintenant au-dessus de la terre, envoie ses rayons brillants sur nous, aussitôt que l’âme se détourne elle-même de ces images et pensées, elle reçoit de nouveau la vivacité et l’agilité de l’Esprit et par là s’élève à Dieu, elle est de nouveau illuminée de la splendeur et de la clarté de la proximité divine comme auparavant, les empêchements entre elle et Dieu sont repoussés, et Dieu, comme le soleil dans l’air, brille, éclaire et se manifeste lui-même dans l’âme toutes fois qu’il ne trouve plus d’empêchement.


Deuxièmement : comme les nuages suspendus au milieu de l’air nous privent de la clarté du soleil brillant, un peu plus, un peu moins, selon qu’ils sont plus ou moins épais ou obscurs, mais jamais autant qu’il le faudrait pour que nous perdions complètement la lumière du jour, quoique nous ne puissions percevoir les rayons du soleil sous les nuages ; de même ma-nière, quand l’âme ne se tourne pas vers ses images et pensées dispersées, suspendues dans l’imagination comme des nuages volants, elle n’est pas toujours privée de la contemplation de la présence divine. Car quoique la lumière intérieure soit obscur-cie, aussi longtemps qu’elle évite de se tourner vers ces images et pensées, elle retient en elle l’objet divin qui fait le jour in-térieur de l’âme. Et elle le contemple et en jouit, quoiqu’en moindre clarté. Et si elle en est privée, elle n’est cependant pas entièrement privée de lumière intérieure. Car aussitôt que ses pensées et ses images s’évanouissent, l’âme libérée de sa gêne se tourne vers la divinité cachée et la contemple et en jouit. De même, lorsque les nuages se sont évanouis ou sont pas-sés, nous apercevons et jouissons sans empêchement du soleil. Comme le soleil brille au-dessus des nuages, il en est de même de la divine présence dans l’âme élevée au-dessus de toutes images et pensées qui surgiraient en elle.


Troisièmement, comme la brume nous retire moins la lu-mière du soleil que la nuit, mais plus que les nuages, parce qu’elle se disperse partout, de même le conflit intérieur des sens contre l’amour pur et la foi nue cause une obscurité et une

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inaptitude à jouir de la manifestation de la présence divine et à recevoir la lumière intérieure dans sa pleine clarté — mais moins que si elle était tournée vers quelque objet extérieur, ou que si cet adoucissement intérieur disparaissait sans qu’elle sente plus rien de Dieu en elle.


Cependant l’âme ne se détourne pas elle-même de Dieu, mais cherche à le contempler au milieu de l’obscurité, mais elle est néanmoins plus empêchée comme par quelques images et idées en elle sans qu’elle s’y tourne 321. Car cette lutte des sens n’intervient pas seulement comme un écran entre Dieu et l’âme, mais se disperse comme une brume épaisse dans toute l’âme, la rendant instable et troublant sa paix intérieure, la rendant incapable de contempler Dieu selon sa clarté accoutu-mée. Cette inaptitude ne dure pas plus longtemps que la rébel-lion des sens ; une fois passée, la clarté antérieure revient dans l’âme, en laquelle elle jouit sans gêne de la présence divine. De même que l’air devient de nouveau transparent aussitôt que le brouillard est dissipé, et que le soleil apparaît au-dessus de ces mêmes brumes et répand sans difficulté ses brillants rayons à travers elles ; et de même que le brouillard n’est pas tout d’un coup, mais petit à petit dissipé par la force du soleil, de même que les rayons du soleil peuvent se répandre davantage à la mesure que le brouillard disparaît 322. Pareillement l’obscurité causée dans l’âme par les sens rebelles ne disparaît pas tout à la fois, mais petit à petit. Et cela sans rien d’autre que la présence divine même qui, quand l’âme ne prête pas l’oreille aux sens, les rejette et fait disparaître toute adversité des sens.


L’âme ne doit pourtant pas s’imaginer que quand le brouil-lard commence à se lever, qu’à travers tout ça elle verrait le so-leil. Et encore, comme quand par un nuage mince on ne voit le soleil qu’à moitié, cela ne se passe pas ainsi avec la contem-plation de Dieu pendant que les images nous adviennent, ou durant la lutte des sens. Parce que, comme on l’a dit en plu-


  1. Le sens de cette phrase demeure assez obscur.


  1. « Les rayons du soleil commencent à briller après qu’il ait commencé à s’évanouir » (éd. anglaise).

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sieurs endroits, on ne peut contempler Dieu à moitié ou en partie, mais totalement, en entier et pur. Et pour cela, même si l’âme a tourné sa face vers Dieu dans son obscurité inté-rieure, néanmoins elle n’est pas capable de le contempler sauf si elle est totalement détournée de ces choses comme si elle ne les avait pas, les laissant seulement dans l’imagination et les forces inférieures, ce qui peut se faire. S’il s’avère de ce qu’on vient de dire, alors, elle a Dieu bien présent [mais] dans une moins grande clarté. Toutefois elle ne s’est pas tournée vers autre chose que lui seul, et sur ce on doit bien être attentif.


Cette similitude, nous l’avons ici développée largement pour que l’âme puisse connaître tous les obstacles qui s’in-terposent intérieurement entre Dieu et elle, comme le font ceux qui extérieurement cachent la lumière du soleil ; pour lui faire clairement savoir que, quoiqu’elle vienne quelquefois à perdre la présence divine intime ou qu’elle ne la contemple plus clairement, malgré tout elle ne doit pas prendre cela pour quelque aridité ou désolation. Pas plus qu’elle ne doit penser avoir perdu le soleil quand, à travers les obstacles, elle ne peut le voir briller.


Dès lors elle devrait toujours faire de son mieux pour préve-nir ces obstacles intérieurs, ou pour être attentive à les chasser au plus vite. Car quoique nous ne puissions empêcher le soleil de se coucher, ou d’être obscurci par des nuages ou par des brumes, cependant l’âme par son zèle peut faire bonne garde afin qu’elle ne se tourne pas vers ses images et pensées, et qu’elle donne moins de place à ces troubles et objections des sens.


Il est souvent aussi en son pouvoir de se lever et de se mettre en mouvement avec une nouvelle vivacité et ferveur contre ce fléchissement intérieur et contre la froideur d’esprit. Dès lors elle peut faire quelque chose de son côté pour observer au mieux et ne perdre que le plus rarement possible cette lumière intérieure et présence divine, et, les ayant perdus, pour les re-trouver le plus vite possible.

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Chapitre xviii. Ici on enseigne de plus comment l’âme dans ses travaux extérieurs et en toute dispersion des occupations doit persévérer en union avec Dieu ; et en premier lieu, il est montré combien cela est difficile.


Tout ce que nous avons fait jusqu’ici a été d’enseigner et de montrer la façon dont l’âme qui cherche Dieu trouvera son Bien-Aimé en étant séparée de toutes choses. Et l’ayant trou-vé, de montrer comment elle surmontera tous les obstacles externes et internes, et poursuivra dans l’heureuse jouissance de lui-même.


Maintenant il est nécessaire que nous l’instruisions de la manière par laquelle elle surpassera toute la dispersion des occupations et des soucis extérieurs qu’elle ne peut souvent éviter. À cause de son état, d’un besoin véritable ou d’une juste discrétion, elle doit juger 323 afin de surmonter tous les encom-brements d’images, les mouvements et les agitations, de telle sorte qu’elle ne perde pas Dieu, ni ne retombe dans l’esclavage de ses sens, mais qu’elle demeure dans la jouissance paisible de son Dieu et qu’elle persévère dans l’unité d’esprit.


Ceci demande une instruction particulière. Parce qu’il est très différent de trouver et de jouir de Dieu en unité 324 ou dans la dispersion des occupations. Oui, on en trouve beaucoup qui de quelque façon ont Dieu présent dans leurs prières qu’ils font en séparation 325, mais peu qui le trouvent ou le retiennent dans les occupations extérieures. Et nonobstant, l’âme doit né-cessairement en venir à cela pour que l’union entre Dieu et elle soit ferme et parfaite. Oui, si elle ne tend à cela, se contentant de ce que nous lui avons jusqu’à maintenant enseigné ; étant satisfaite d’avoir obtenu l’entrée en Dieu au temps de la prière et de la récollection, sans essayer de la garder dans la multipli-cité et dans des occupations, elle perdrait nécessairement ce qu’elle pense avoir obtenu dans sa solitude ; parce que la mort et l’annihilation d’elle-même par quoi elle doit obtenir Dieu



  1. Juger : estimer au mieux.


  1. Dans l’unité : dans l’union.


  1. En séparation : de l’extérieur.

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ne peut véritablement être en elle, même en ce temps, si elle ne restreint ses sens de toute dispersion, aussi bien dans les travaux extérieurs et les occupations, et si elle ne tourne son esprit en toute fidélité et avec zèle vers Dieu, comme elle le fait au temps de sa prière en étant séparée 326. Cela serait aller contre l’abnégation absolue et l’abandon entier, sans lesquels l’âme ne peut être vraiment annihilée.


De plus elle obscurcirait nécessairement l’œil intérieur de son esprit qu’elle a maintenant, avec beaucoup de travail, puri-fié et libéré de toutes écailles et obstacles, et ouvert heureuse-ment à Dieu. Oui, elle est de nouveau entièrement aveugle si en toute occasion elle se tourne de ses sens vers les créatures, parce qu’elle ne peut plus jamais le faire sans atténuer beau-coup sa vue intérieure, tout autant que la vue extérieure est obscurcie par du sable ou par de la poussière jetés dans les yeux. Aussi, si elle veut garder l’œil intérieur pur et entier, elle doit nécessairement fermer l’œil extérieur pour toujours, et apprendre à voir toutes choses extérieures d’une manière spi-rituelle, de telle façon qu’elle ne soit pas encombrée d’images ni ne se laisse séparer de Dieu. Elle ne peut avoir qu’une seule vie : soit de l’esprit, soit de la nature. Car la mort de l’un est la naissance de l’autre, et il est impossible que les deux soient entièrement épanouis en l’âme ; ou que l’âme donne place tan-tôt à l’une puis à l’autre, si elle veut parvenir à la perfection de l’une des deux.


C’est pourquoi, étant donné qu’elle a commencé à vivre se-lon l’esprit, et a l’intention de poursuivre de la même manière, elle doit nécessairement supprimer entièrement la nature, et ne lui donner vie en aucun temps. De telle façon que cette âme qui jouit de Dieu doit tenir et garder avec tout le soin possible et avec humilité ce qu’elle a obtenu de Dieu dans sa solitude ; pas seulement contre toute négligence, pensées qui nous surviennent, imaginations, troubles qui surgissent, dou-leurs et harcèlements intérieurs et extérieurs, comme il a été dit auparavant ; mais aussi contre toute sortie dans les occupations



326. Séparée de toute occupation extérieure.

254 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


nécessaires et dans toute multiplicité, de façon à ce qu’elle ne se laisse jamais enlever son union intérieure avec Dieu, mais qu’elle essaye de la conserver toujours dans son entièreté.


Mais il est beaucoup plus difficile pour nous que tout ce que nous avons fait jusqu’à présent, d’enseigner à l’âme, et pour elle de comprendre — et par-dessus tout de mettre en pratique — la façon par laquelle Dieu doit être retenu ainsi présent dans la multiplicité. Oui, il n’est pas croyable qu’on puisse trouver en cette vie un art ou une science plus diffi-ciles à obtenir que cette continuelle attention à Dieu. De telle façon que toutes les subtiles intelligences et les grands esprits ne peuvent employer leur ingéniosité et vaillance en rien de mieux, ou ne les faire mieux apparaître que dans la poursuite fidèle cherchant à l’obtenir.


Ils y trouvent plus de difficultés qu’en tous autres arts et sciences. Tous les autres arts et les sciences demandent seule-ment le soin des hommes en certains temps et lieux, et ne font appel qu’à une partie de l’homme. Mais l’art de garder Dieu dans son âme dans les emplois extérieurs exige l’homme entier, en tout temps, et lieux, et sans cesse. Tandis que la difficulté des autres occupations et arts est surmontée par désir naturel et par inclination, ici il lutte contre l’envie et l’inclinaison de la nature et travaille continuellement contre des désirs et pas-sions innées ; c’est pourquoi elle est une contrainte continuelle pour la nature.


Et pour montrer cela par expérience : remarquez que tout ce que nous avons dit auparavant en beaucoup de mots, et que l’âme a pratiqué avec beaucoup plus d’effort n’a été seule-ment que sur la manière dont elle doit se détourner de toutes les choses créées et dans le renoncement de toutes créatures pour trouver la secrète présence de Dieu. Combien de temps et quelle peine cela lui a coûté ! Parce qu’il est très dur et difficile de se garder nu de toute image et de rester vide vis-à-vis de son propre travail. Mais maintenant, il est à nouveau nécessaire qu’elle se tourne vers les créatures, les aperçoive, les touche et les pratique. Et dans tout cela, elle doit rester aussi pleinement

Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc

255


dans l’oubli de ces créatures, et aussi nue, dans le vide et tran-quille en elle-même, comme si elle n’en connaissait aucune ou qu’il n’en existât aucune. Elle doit voir, sentir, entendre et comprendre, et ne pas être attirée davantage, ni d’avoir autres sentiments par rapport aux créatures que si elles n’existaient pas du tout.


S’il s’avère que l’âme est aussitôt mue, troublée, et intérieu-rement obscurcie, comme de l’eau mélangée avec la terre est rendue trouble et obscure, dès lors il est nécessaire (comme il a été dit) qu’elle se tienne en elle-même parfaitement calme, comme une eau qui n’est pas remuée ; et ainsi les sens peuvent rester en bas, sans se mélanger eux-mêmes avec l’esprit. Et si cette tranquillité et cessation a été si difficile en elle aupara-vant, comme elle en a fait l’expérience, combien il lui sera maintenant difficile d’aller, de demeurer, de voir, d’entendre, de travailler avec les sens, et dans le même temps de rester tranquille sans être mue, ou troublée, ou mélangeant les sens avec l’esprit.


Certainement, celui qui devrait courir fortement ou se re-muer beaucoup en étant chargé d’une coupe d’eau à moitié pleine de terre ne serait pas bien capable de garder l’eau dans la coupe claire et sans mélange. L’âme, quand les images, pensées et troubles de choses absentes lui étaient présentés, ne pouvait se garder de façon paisible et les laisser passer sans s’en inquié-ter : comment pourra-t-elle maintenant se tourner réellement vers de telles images, pensées, choses extérieures qui sont en elle présentes, et cependant garder ses sens endormis comme si elle n’avait pas d’impression de tout cela, et comme si elle ne les observait pas ? En vérité, il semble que ce soit comme si nous voulions qu’un homme soit à la fois voyant et aveugle, endormi et réveillé, vivant et mort, rien et pourtant quelque chose.


Néanmoins pour l’âme fidèle que nous avons maintenant porté à jouir de son Dieu, et à qui nous avons donné un re-mède contre tous les empêchements qui peuvent la priver de son union avec son Dieu, tout ce qu’elle a obtenu maintenant dépend de ne pas la laisser en manque d’enseignement sur ceci ;

256 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


aussi nous nous efforcerons avec la grâce de Dieu de faire de cet art si obscur et difficile un art clair et léger pour l’exercer et nous lui apprendrons comment, dans toutes ses préoccupa-tions multiples et ses travaux, elle pourra persévérer sans gêne, en la jouissance ou du moins dans l’union avec son Bien-Aimé.


Et d’abord, pour que nous puissions mieux expliquer la dis-position de l’intérieur caché de l’âme qui doit rester unie avec Dieu sans empêchement et en toute multiplicité, laissez-nous encore user d’une similitude. Au commencement nous com-parions l’exercice de l’âme qui cherche Dieu à une navigation, pour lui faire comprendre combien différente était sa vie pré-cédente. Ensuite, quand elle s’approchait plus près de Dieu, nous avons expliqué et comparé la manière dont elle allait jouir de la lumière intérieure à la jouissance de la lumière du soleil par nos yeux corporels, à raison de la grande similitude que l’une a avec l’autre. Maintenant nous pouvons bien dire à son égard que l’état dans lequel elle doit vivre désormais n’est pas seulement différent de celui où elle était en premier lieu, mais, pour ce qui est de son exercice présent, comme l’eau de la terre, comme l’air de la terre, comme l’air de la mer. Parce qu’elle doit être encore plus séparée de tout ce qui est corporel, terrestre et créé, et en elle-même elle doit être encore plus nue, claire, et vide de ce qui a été auparavant en elle, de même que l’air est plus subtil et plus clair que la terre ou que l’eau.


Et elle doit non seulement recevoir cette divine lumière comme le corps à travers l’œil reçoit la lumière du soleil ; parce que l’œil est sensible et délicat, elle peut facilement être empêchée et rendue incapable de recevoir cette lumière ; et quoiqu’elle la reçoit réellement, c’est cependant d’une façon très limitée, car le corps entier, l’œil excepté, reste obscur et sombre, sans savoir ou discerner quelque chose de la lumière. Mais ici il est nécessaire que l’âme ne soit rien d’autre qu’es-prit ; et que tous ses pouvoirs, sens, et troubles soient complè-tement tirés en lui ; que ses opérations naturelles n’aient rien de corporelles mais soient purement spirituelles. Elle doit être comme un corps en qui chaque membre n’est qu’un œil, oui,

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257


un corps qui n’est rien d’autre qu’un œil unique qui reçoit la lumière du soleil de tous côtés aussi clairement et facilement.


Et parce que nous ne pouvons trouver un tel œil, nous avons comparé l’âme à un air clair, pur et ouvert, qui parmi toutes les choses créées, de par sa propre nature est le plus apte à jouir de la lumière du soleil en tout temps et sans empêchement. Et c’est pourquoi une telle âme qui désire dans toute multiplicité rester unie avec Dieu et intérieurement s’élever dans la lumière divine doit imiter la condition naturelle et la disposition de l’air — que nous allons maintenant exprimer plus largement.


La raison pour laquelle l’air, si facilement et de façon adap-tée, reçoit en lui-même la lumière du soleil, c’est premièrement parce que sa propre nature est subtile, car de toutes les créa-tures corporelles il n’y en a aucune aussi subtile que l’air, qui ne peut ni être vu ou touché ; secondement parce qu’il n’ad-hère pas à lui-même ni à aucune autre chose. Pas à lui-même, parce qu’il est facilement séparé et divisé, et qu’il cède sans résistance ou trouble à toutes choses qui lui arrivent. Mené par des vents violents d’un côté à l’autre, l’air reste clair, en tout cela il garde son état naturel. Il n’adhère à aucune chose exté-rieure, car bien qu’il touche et remplisse toutes choses, cepen-dant il ne se mélange soi-même avec rien, mais laisse tout très facilement, et se sépare de là comme s’il n’avait pas touché ou été touché. De plus, l’air n’est pas vraiment actif en lui-même, mais possède une pure réceptivité à toutes choses, tenant en soi-même d’une façon docile à tout. Si bien que ce ne sont ni l’eau, terre, feu, ni autres choses qui sont composées à partir de ces éléments, parce qu’ils sont soit trop grossiers de nature, ou trop adhérents l’un à l’autre, ou trop opératifs, de telle façon que le soleil ne peut pénétrer avec ses rayons et briller à travers eux, et dès lors seulement ne verse sa lumière que sur leur exté-rieur, mais que l’air est le seul élément qu’on trouve toujours prêt à recevoir la lumière, et dès lors doucement la lumière le traverse d’un côté à l’autre, et demeure comme habitant en lui.


Voyez ! Ceci devrait être la disposition intérieure de l’âme qui en tout temps, lieux, et occupations (comme il a été dit)

258 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


désire persévérer en union avec son Dieu, et garder cette lu-mière divine en elle sans empêchement.


Premièrement, l’âme doit être subtile, pure et claire, parce que, quoique qu’elle est telle par nature, étant créée un pur esprit par Dieu, elle est cependant devenue toute grossière et terrestre, parce qu’elle a tellement adhéré par une affection désordonnée aux choses terrestres, et parce qu’elle est totale-ment obscurcie en elle-même par le mélange de sens grossier. Et même si, par les exercices précédents, et particulièrement par la parfaite abnégation de toutes les choses créées, elle s’est séparée de cette adhésion et qu’elle est devenue toute pure et claire, cependant elle n’est pas encore assez pure, ni claire, ni suffisamment séparée des sens pour pouvoir retenir en elle cette lumière divine intérieure au milieu de la dispersion des occupations : pour recevoir la même chose qu’en étant séparée de toutes choses, sont requis[es] une incomparablement plus grandes clarté, pureté et subtilité. Car pour cela il est nécessaire que la lumière pénètre et brille également à travers les puis-sances et les sens de l’âme. Mais dans l’autre cas, il est suffisant qu’elle empêche [le mélange grossier] d’entrer dans l’âme.


Quand l’âme en son union est rentrée en elle-même, elle est comme une chambre qui reçoit la lumière à travers une fenêtre ouverte, et la renferme en elle, qui est bien illuminée à l’intérieur ; et celui qui se trouve dedans jouit de cette lumière renfermée, mais ne voit pas plus loin qu’entre les murs de cette chambre. Mais celui qui, dans la dispersion, tourné vers les créatures, retient la lumière divine doit être comme quelqu’un qui se tient dans l’air ouvert, où il voit de tous côtés, étant pla-cé entièrement et sans aucun empêchement dans la lumière, la reçoit abondamment, et d’où il voit loin de lui toutes choses.


Tandis que celui qui est dans la chambre et reste entre les murs ne perçoit pas toutes ces choses ; cette âme n’est pas en-core arrivée à une aussi grande clarté intérieure, parce qu’elle a seulement appris à se couper de toutes les créatures. Et dès lors elle a reçu cette lumière en elle, mais elle n’est pas encore venue au-dessus des créatures, et c’est pourquoi elle n’a pas

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encore la lumière de l’extérieur, ce pour quoi sont requises beaucoup plus de subtilité et de clarté. Car ses puissances et ses sens, qui sont maintenant fermés et détournés de toutes les créatures, doivent être ouverts et tournés vers l’extérieur


cependant avec une telle liberté et vacuité que la lumière divine puisse briller en elle et à travers elle comme la lumière du soleil brille dans et à travers l’air libre.


Secondement, elle ne doit pas adhérer à elle-même ni à au-cune chose hors d’elle ; et quoique cette âme, qui jouit de Dieu par le parfait abandon d’elle-même et pur amour (comme on a expliqué plus haut) pense être libre de toute adhésion, ne vou-lant volontairement adhérer à aucune créature, cependant elle n’est pas actuellement aussi détachée et libre que l’air — où tout ce qui peut extérieurement ou intérieurement arriver en elle passerait et ne laisserait en elle ni impression ni signe, ni en la moindre manière ne pourrait la mouvoir ou la troubler, pas plus que si elle était morte et insensible. Et dès lors elle est obscurcie en elle-même dans la dispersion des occupations et dans la disparité et elle est fermée à cette lumière venant de lui. Elle doit alors devenir si détachée et libre de toute adhé-sion de tout ce qui est en-dehors d’elle, qu’elle voit, touche, change et écarte d’elle-même, sans avoir à ce même instant aucun mélange, ne retenant rien ensuite, pas plus que si ces choses n’étaient pas en elles-mêmes, comme si elle ne les avait jamais vues ni connues. Et en cela est incomparablement plus demandé que d’être simplement détourné de toutes créatures et résigné en Dieu, comme auparavant elle a cherché à l’être.


Finalement l’âme doit aussi être entièrement défaite de ses puissances et de sa réalité grossière, et demeurer dans une réceptivité passive et pure envers cette infusion de lumière divine ; et quoiqu’elle a appris cela et l’a pratiqué de façon intérieure dans son silence et dans sa paix, selon les instruc-tions qui lui ont précédemment été données, cependant ce qui est nécessaire est incomparablement autre que dans l’union : il s’agit [maintenant] de garder cette simplicité d’esprit dans les soucis extérieurs et dans la dispersion des occupations. Parce

260 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


que là, elle doit travailler avec ses puissances et ses sens, et cependant si simplement qu’elle ne doit en aucune façon trou-bler sa paix intérieure ni s’écarter de son égalité sans dispersion ni de son union d’esprit, pas plus que si elle n’était entière-ment vide ; parce qu’autrement elle gênerait la lumière divine et l’expulserait hors d’elle-même.


Par cette similitude extérieure [avec l’air] nous pouvons bien discerner la disposition intérieure de l’âme qui, comme il a été dit, doit en toute dispersion retenir en elle cette divine lu-mière, et persévérer constamment dans cette union à Dieu. Et de même il apparaît qu’elle doit être entièrement détachée et libre de toute adhésion à elle-même et à toutes créatures, non seulement en volonté et désir, mais aussi en actes, et qu’elle doit avoir en elle la perfection suprême, l’amour pur et la foi nue que nous avons mentionnés, de telle façon qu’elle soit vrai-ment morte et annihilée envers toute affection, vivant seule-ment selon l’esprit en Dieu, étant plus un ange qu’un homme.





LES DÉFENSEURS


DU VÉCU MYSTIQUE


Les mystiques sont tenus en suspicion dès le premier tiers du XVIIe siècle. Constantin de Barbanson répond déjà, dans son Anatomie de l’âme publiée post-mortem en 1635, à de nom-breuses critiques faites aux Secrets Sentiers de l’amour divin (1623).


Puis le « ferrailleur redoutable 327 » Chéron publie en 1657 son Examen de la théologie mystique, qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la perfection de celui qui est parsemé de dangers et infecté d’illusions ; et qui montre qu’il n’est pas conve-nable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spi-rituels la conduite de l’âme, l’ôtant à la raison et à la doctrine : ce programme sera repris dans le procès de la fin du siècle mettant aux prises Nicole et Bossuet d’une part, Fénelon et Madame Guyon d’autre part. Nous lui consacrons une longue note rassemblant ses objections, parce qu’elles sont partagées par tous les « anti-mystiques » 328.


  1. Michel de Certeau à propos de Maur de l’Enfant-Jésus (1954) aux prises avec Chéron. Voir Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689, éd. du Carmel, 2007.


  1. Dans son Examen…, Jean Chéron, l’ex-provincial des carmes de la pro-vince de Gascogne, n’hésite pas à s’attaquer à Jean de la Croix, tout en prenant appui sur lui en le citant hors contexte !


Il se réfère singulièrement à trois auteurs : « l’anatomiste de l’âme » Constantin de Barbanson, Jean de Jesus Maria (Quiroga) auteur d’une très belle Théologie mys-tique, Sandaeus (ce dernier est rarement cité en France et il ne s’agit pas ici de sa précieuse Clavis). Les autres auteurs mystiques sont peu cités.


Chéron représente le théologien-philosophe anti-mystique rationnel.

262 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Ces derniers capucins défendent la voie mystique. Mais tel



Comme il est à l’origine de la première attaque violente du siècle, à laquelle nos « avocats du vécu mystique » vont tous avoir affaire, ses griefs (classiques) sont résumés ci-dessous à l’aide de citations de l’Examen, distribuées en cinq para-graphes reprenant les chefs d’accusation principaux.


  1. Mépris des mérites justifiant l’inaction : « D’où vient que tous ces goûts spiri-tuels, ces élévations, ces contemplations, ces états où l’âme se trouve sans aucun usage de sa [9] liberté, doivent être tenus pour suspects. Pourquoi cela ? Parce que tous ces états ne sont pas méritoires par eux-mêmes ; ce sont comme des intervalles où l’âme se repose sans avancer, sans combattre. […] Il nous a mis en ce monde pour travailler, il n’a garde de nous ôter par ces faveurs le temps qu’il nous a donné pour acquérir des mérites. »


  1. L’idée d’aimer ce que l’on ne connaît pas est confuse : « Théologie mystique [… est] une explication [18], raisonnement ou intelligence des choses ou des vérités divines […]. Cependant ces auteurs donnant le doctorat de la théologie mystique aux plus simples femmelettes. […] Quelques-uns même la mettent dans un seul acte, qu’ils appellent contemplation amoureuse […] si subtil et si délicat que l’âme ne le voit ni le sent […] comme on peut voir dans le Degré du Mont-Carmel [l’œuvre de Jean de la Croix !], [19] p. 116 & p. 122, d’où il suit que cette connaissance générale […est une] idée confuse […], car il faut connaître avant que d’aimer, et n’aimer rien par-dessus son mérite. […] Ainsi je ne sais pourquoi l’auteur de La Nuit obscure [du même], dit en la p. 110 que cette contemplation amoureuse est une lumière pure, simple, générale. […] L’anatomiste de l’âme […] dit que Dieu excite l’âme au plus intime de la volonté à aimer, sans savoir quoi ni comment, il suppose la même fausseté. » [24]


  1. Des descriptions de l’âme imaginaires : « Or, comme ils donnent à l’âme un fond, un milieu, un sommet, aussi lui donnent-ils un pourpris et un centre à ce pourpris, comme on peut voir dans l’auteur de l’Anatomie de l’âme […] [42] ; ainsi les mystiques parlent de la nature de l’âme « comme d’une arche de Noé, composée de plusieurs étages, comme d’un château qui a ses parties […] toutes imaginations fausses [43, 250] » ; or « il est obscur comment on peut voir et trouver dans un centre qui n’est qu’un point, une vaste solitude de divinité. » [265]


  1. La célèbre « supposition impossible » : « N’est-ce pas donc une erreur épouvan-table de mettre le soin de son salut entre les empêchements de la perfection et dire qu’il ne faut point craindre l’enfer, mais s’en rapporter à Dieu qu’il en fasse comme il voudra ? […] C’est une ruse de Satan. » [209]


  1. Les auteurs mystiques se contredisent, ils laissent tout lecteur mâle et peu mélanco-lique dubitatif devant ces « nouveaux mystiques » contraires à la doctrine évangélique : « Les maux que les visions des femmes ont causés dans l’esprit des doctes » [178] peuvent s’expliquer par les « productions de la mélancolie » [184]. Quant aux pro-ductions des « nouveaux mystiques » [198], « je laisse donc à penser au lecteur ce qu’il doit espérer de la lecture de ces livres […] : leurs auteurs si contraires entre eux se professent savoir tout par expérience, […] supposent que Jésus-Christ a souffert

Les défenseurs du vécu mystique

263


n’est pas leur objet premier ; il s’agit, loin de céder comme Chéron à une démangeaison de plume, de répondre à une fonction de maître de novice qui leur a été confiée au vu d’un accomplissement reconnu par leurs pairs. Ils évitent toute controverse, mais exposent pas à pas des degrés et des étapes qui laissent deviner l’expérience intime.


Une telle « mise en ordre » du vécu spirituel et mystique est nécessaire pour donner directions et conseils concrets à de jeunes disciples, expérimentant tel ou tel état qu’il faut donc présenter avec précision, dans une juste perspective d’évolu-tion, état qu’il faut dépasser en soulignant son caractère relatif, les risques de stagnation, etc. Le danger qui s’ensuivait, propre à toute systématisation en une échelle spirituelle à gravir, pou-vait être corrigé au cas par cas par les relations personnelles établies entre maîtres et dirigés durant les années de noviciat. L’insistance sur la grâce divine reste de toute façon toujours clairement affirmée.


Quant à l’utilisation qui aurait pu en être faite sans dis-cernement par des lecteurs extérieurs curieux ou imagina-tifs, elle n’était guère encouragée : ces « œuvres » mystiques se présentent comme des manuels proposant des médecines de l’âme et ne font pas profession de lyrisme. Elles reposent sur un vécu que leurs auteurs affirment réel et possible ; ce ne sont pas simplement des idées qu’ils développent. Aussi ont-ils été oubliés lorsque leur fonction a disparu par suite de l’assèche-ment spirituel qui eut lieu au XVIIIe siècle au sein des « reli-gions ». Ils demeurent sous-évalués par des érudits qui n’y ont pas trouvé une originalité intellectuelle.


Leur contenu expérimental authentifie la pérennité d’une vie intérieure indépendante de tel ou tel système intellectuel, théologie, etc., d’où leur grand intérêt. Ces traités fixent une tradition encore vivante mais en voie d’affaiblissement : la




mille reproches pour l’enseigner ; ce qui n’est point vrai, car la doctrine de Jésus-Christ est claire et facile à entendre. » [266]

264 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


nécessité d’en sauver par écrit l’essentiel a probablement été ressentie par un Simon de Bourg-en-Bresse comme par l’au-teur du Jour mystique. Cela conduit à de gros volumes (res-pectivement 800 et 1600 pages !), dont nous ne donnons ici évidemment qu’un parfum.


Les termes employés sont généralement clairs et simples, compte tenu des lecteurs non intellectuels auxquels s’adressent ces méthodes. On trouvera ces témoignages optimistes, témoi-gnant d’un vécu attesté vigoureusement.








Pierre de Poitiers (?-1683)




Conseiller des puissants et défenseur des mystiques


Pierre de Poitiers prend l’habit en 1625 et assure de nom-breuses charges à partir de 1648, puis séjourne à Rome où il est apprécié par deux papes et par Christine de Suède. Il publie un ouvrage longuement médité de 1600 pages, en deux tomes comportant dix traités, où il se propose d’apporter toute la lumière possible sur la « science amoureuse » : Le Jour mys-tique ou L’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique  329. Il défend ainsi auprès de Rome l’exercice de l’oraison de foi nue contre Nicole et d’autres « anti-mystiques » 330. Sa pensée est d’une très grande clarté pour définir les notions mises en cause (oraison de repos, foi nue, etc.) et il utilise la raison pour convaincre dès qu’il le peut. Il affirme avec grande sérénité la réalité de l’expérience mystique.


Le Jour mystique… fut admiré par une mystique en difficulté : Madame Guyon, qui, durant l’été 1694, rassembla, aidée par Fénelon, des extraits d’auteurs spirituels de toutes époques pour préparer les « rencontres d’Issy », nom pudique donné


  1. Le Jour mystique ou L’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, par le Révérend Père P. de P., provincial des capucins de la province de Touraine, chez Denys Thierry, 1671 – Pas de réédition, mais une traduction italienne : Il Giorno mistico…, stampato in Roma l’anno del Santissimo Giubileo, 1675 – l’édition d’un large choix du Jour mystique est en cours de préparation.


  1. Voir la notice qui lui est consacrée dans le DS 12.1653/56 : « auteur capital, […] l’un des théologiens mystiques les plus complets et les plus profonds ».

266 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


au procès fait aux « nouveaux mystiques ». Nous donnons ici environ le quart des passages reproduits dans les Justifications 331 de ces derniers : cité trente fois 332 comme « l’auteur du Jour mys-tique », Pierre est le seul contemporain mystique vivant bien représenté. Il prend une très honorable onzième place dans une anthologie qui couvre tous les siècles ; il faut remonter au début du XVIIe siècle pour trouver deux noms plus présents : Jean de Saint-Samson et François de Sales. De plus Madame Guyon renvoie trois fois à d’importants développements 333, ce qui est très exceptionnel, signe d’une considération que Pierre de Poi-tiers partage avec le seul Canfield.


Dans le florilège infra, le choix des extraits relevés par Madame Guyon est combiné à nos propres extraits. L’ensemble des deux apports suit le plan du Jour mystique 334. Nous indiquons les clés



  1. Les Justifications de Mme J.-M. B. de La Mothe-Guion, écrites par elle-même… avec un examen de la IXe et Xe conférences de Cassien, touchant l’état fixe d’oraison continuelle, par feu M. de Fénelon, Cologne [Amsterdam], J. de La Pierre, 1720. – Nous en préparons une réédition.


  1. Présent dans presque la moitié des 67 clés où sont abordés tour à tour les principaux thèmes spirituels, on retrouvera facilement tous les passages dans les éditions Poiret (1720) et Dutoit (1790), figurant en finale des clés, car leur classement est chronologique (tandis que dans le manuscrit à la B.N.F. de 1694 la préséance était accordée au fil conducteur intérieur).


  1. Il s’agit d’une fraction notable du Jour mystique : tout le troisième traité du livre II (renvoi dans clé XXIII « Foi nue ») ; tout le livre II (renvoi dans la clé XL « Nudité ») ; livre I, traité I, chap. iii à xiii (renvoi dans la clé LI « Quiétude », § 1).

  2. Celui des clés thématiques propres aux Justifications de Madame Guyon est alphabétique, donc arbitraire du point de vue spirituel. Le Jour mystique suit le plan suivant :


Préface. 11fos non paginés. Approbations, dont François [Pallu] « évêque d’Hé-liopolis, vicaire apostolique de Tonquin » [Philippe de Chamesson-Foissy, neveu du père de Madame Guyon, s’embarqua en 1662 avec Fr. Pallu et mourut à Golconde en 1674 (v. Vie par elle-même, 1.4.6)]. 2fos.


Livre premier. De la nature de l’oraison mystique, et de l’excessive activité ou pro-priété d’images.


Traité I. De l’existence, de la nature, de l’objet et des espèces de l’oraison mystique. Chapitre premier. Pour servir de préface à tout l’ouvrage. p. 3-92.


Chapitre ii. De l’oraison en général.

Pierre de Poitiers

267


des Justifications où ils sont cités. On a ainsi conjonction entre les deux plus amples mystiques de la fin du siècle.


Nous avons privilégié des sections extraites du premier traité du premier livre : elles forment une « suite » dont une lecture continue manifeste la qualité d’exposition de Pierre de Poitiers. On ne pouvait poursuivre au-delà pour représenter de façon équilibrée quelque mille six cents pages d’intérêt toujours sou-tenu ! L’existence de quatre livres suivants aux multiples traités et chapitres est signalée par quelques courts extraits…




Chapitre iv. De l’existence de l’oraison mystique, appelée communément contemplation sans formes ou images.


Chapitre v. Description de l’oraison mystique, et de ses différentes espèces. P. 131. Chapitre vi. De l’existence de la foi nue divine. P. 152-172.


[Le traité comprend 13 chapitres.]


Traité II. De la propriété des images, ou de l’excessive activité. P. 360.


Livre second. De la foi nue, tant divine qu’humaine, et de la satisfaction que la foi nue doit produire en l’âme.


Traité III. De la foi nue, divine et humaine. P. 417 [Le traité comprend 40 chapitres].


Traité IV. De la satisfaction que la foi nue doit produire… P. 681 [chapitre unique].


Conclusion. P. 717 (fin : p. 719).


Approbations. 4 fos non paginés. Table [ouvrent le tome II de l’édition]. Argument.


Livre troisième. Du sujet éloigné et du sujet prochain de l’oraison mystique.


Traité V. Du sujet éloigné de l’oraison mystique, ou qui sont ceux à qui elle doit être enseignée, et qui sont capables de la pratiquer. P. 1.


Traité VI. Du sujet prochain de l’oraison mystique, ou du fond de l’âme. P. 117.


Livre quatrième. De l’oraison de repos mystique savoureux et de celui qui est sec et sans goût.


Traité VII. Des diverses espèces d’oraison mystique savoureuse. P. 283. Traité VIII. Des différentes espèces d’oraison mystique sans goût. P. 497.


Traité IX. Du sacrifice de Jésus-Christ, ou méthode succincte et facile […] qui comprend les actes principaux et plus excellents de l’oraison. P. 702.


Traité X. Quelques matières ou sujet propres à entretenir ou augmenter la paix et le repos de l’âme en Dieu […] P. 780.


Conclusion. P. 848 (fin : p. 860).

268 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Le Jour mystique (1671)


Préface


[…] J’y parle aux âmes mystiques de cet amour savant et de cette science amoureuse, de cette sublime sagesse dont votre Apôtre entretenait les parfaits 335 ; et c’est vous mon Sauveur qui êtes le Prince et le Seigneur des sciences 336 ; c’est en vous que sont cachés et renfermés tous les trésors de la sagesse 337 ; c’est vous qui en avez la clef comme le Maître, et qui seul pou-vez ouvrir et fermer comme il vous plaît 338.


Je découvre le fond de la mystique, que vous avez rendu un abîme qui ne peut être rempli que de Dieu, qui a pour objet la connaissance et l’amour de ses incompréhensibles perfec-tions ; et c’est vous, mon Seigneur, qui seul pouvez combler cet abîme qui soupire après vous, parce que vous êtes l’objet et le trésor de son entendement, sous la considération d’une inef-fable beauté, comme vous êtes la vie et le repos de sa volonté par l’amour jouissant de son infinie bonté.


Cet objet est si éminent que, de toutes les lumières, celle de la foi nue est seule capable de l’éclaircir et de le découvrir à l’âme, qui vous connaît d’autant plus qu’elle sait que vous sur-passez toutes ses connaissances, toutes les idées et les images de l’être créé, et vous êtes d’autant plus cher et plus précieux à son cœur qu’elle prend plaisir d’adorer et [3ro] d’aimer en silence une beauté et une bonté qui se peut seule parfaitement connaître, et qui surpasse infiniment tout ce qu’elle en peut comprendre et concevoir. […]








  1. Cf. I Co 2, 6.


  1. Cf. I R 2, 3.


  1. Cf. Col 2, 3.


  1. Cf. Ap 3, 7.

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Livre premier. De la nature de l’oraison mystique, et de l’excessive activité ou propriété d’images


Traité I. De l’existence, de la nature, de l’objet et des espèces de l’oraison mystique


Chapitre premier. Pour servir de préface à tout l’ouvrage


Section 2. Raisons ou motifs qui ont porté l’auteur à faire ces traités…


[…] Mon principal dessein, comme je l’ai déjà insinué, est d’expliquer, déclarer, établir et défendre les vérités mystiques d’une façon scolastique et raisonnée ; en sorte néanmoins qu’en même temps je tâche de les rendre familières et intelli-gibles à tous, autant que l’excellence et la sublimité du sujet le peut permettre ; descendant de la théorie, qui travaille à éclai-rer l’entendement, à l’explication des opérations pratiques de cette science et oraison mystique ; afin que le lecteur soit rendu, comme parle un apôtre, non seulement intelligents et savants, mais aussi dévots et opérants.


J’en facilite les intelligences par des applications et des exemples familiers en chaque sujet, et use de termes communs, clairs et faciles ; évitant une élocution trop recherchée, nulle-ment propre à l’expression de ces matières, si spirituelles, dé-votes, et mystiques, où il semble que les paroles persuasives de l’humaine sagesse font évanouir l’onction de l’esprit, et cette force et vertu secrète qui semble ne se pouvoir [19] conserver que sous l’écorce de ces paroles simples et naïves avec lesquelles le Saint-Esprit s’est expliqué, publiant ces vérités par la bouche des apôtres et des âmes apostoliques, et dont il paraît que le fils de Dieu notre Seigneur s’est servi dans son Évangile. […]


Section 3. De l’utilité et de la nécessité de cette science mystique


[…] Cette science est une connaissance de Dieu expérimen-tale, acquise par la conjonction et union de la volonté embra-sée avec le même Dieu qui, par un lien sacré s’appliquant au cœur humain, l’attire à soi pour l’y consommer dans l’unité parfaite. Et comme il n’y a rien de plus utile à l’âme que ce qui lui sert pour obtenir sa vraie, sa sainte, et sa bienheureuse

270 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


fin, [22] qui est la possession et la jouissance de son Dieu, et que la théologie mystique est la chose du monde qui nous en donne une plus parfaite connaissance, et nous y conduit plus hautement et plus sûrement par ses préceptes, il faut conclure que c’est elle dont nous avons le plus besoin. […]


Or il est impossible d’arriver à cet heureux état d’oraison, ou de présence de Dieu habituée 339, qui est la fin de tous les exercices intérieurs, sans la science de l’oraison mystique.


Premièrement, parce qu’elle apprend à l’âme qu’il y a de cer-tains états où, ne pouvant et ne devant produire des actes sen-sibles, ou qui soient réfléchis ou aperçus, elle se doit contenter de ceux qui sont directs et ne se peuvent apercevoir ; qu’elle doit laisser les discours et les pensées de la méditation, et se satisfaire d’une oraison qui n’a ni pensée ni discours, quand Dieu l’appelle à un simple repos en un objet qui n’est point aperçu. En effet, comment cette âme pourrait-elle se tenir en ce simple [25] repos et en ce doux acquiescement au bon plai-sir de Dieu, incompatible avec le discours et les bonnes pen-sées, si elle ne la connaissait pas, et si même elle ne croyait pas qu’il y ait d’autres oraisons mentales que celles qui se font avec les actes intérieurs dont l’objet peut être aperçu ?


Secondement, cette théologie apprend à l’âme qui prétend à l’oraison continuelle quels sont les temps pendant lesquels il faut quitter les bonnes pensées et les opérations sensibles de la méditation, pour pratiquer celles de l’oraison mystique ; quelle est la nature de cette oraison et ses différentes espèces. Elle lui apprend que cette oraison de repos n’exclut pas toujours la pro-duction des actes, ni les bonnes pensées ; mais qu’elle s’en sert quelquefois comme de troupes subsidiaires, qui viennent à son secours ; que souvent même elle peut compatir 340 avec les occu-pations les plus distrayantes, si elles sont nécessaires ; et qu’enfin, quand le repos mystique est passé elle doit reprendre le soin de produire des actes, qu’elle n’a laissés que pour une meilleure




  1. Habituée : perçue de manière habituelle.


  1. Compatir : être compatibles.

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attention au repos mystique, qui en sa nature n’est autre chose qu’une parfaite complaisance au bon plaisir de Dieu. [26]


Section 4. Quels sont les auteurs qui doivent être appelés mystiques


[…] Mais afin qu’on puisse plus aisément connaître quels sont ceux entre les auteurs qui peuvent porter la qualité de mys-tiques, je remarque que ceux qui ont traité de l’oraison mentale sont de trois sortes. Quelques-uns ne parlent que de l’oraison qui se fait par production d’actes, de méditations, d’affections et de saintes pensées ; ceux-ci peuvent être appelés spirituels. Les autres traitent de la contemplation, mais seulement de celle qu’on nomme affirmative, laquelle a une connaissance de Dieu et des choses divines qu’elle contemple, ou réfléchie, ou qui le peut être, et admet quelques images, quoique subtiles et déliées. Et on peut donner à ceux-là le nom de contemplatifs. Mais les derniers sont ceux qui [28] parlent de la contempla-tion appelée négative, laquelle ignore l’objet qu’elle contemple, et qui n’est point autre que celle qui est sans formes ou images, ou autrement : l’oraison mystique, ou de quiétude, qui n’aper-çoit point l’objet de son repos, et ce sont eux seulement qui, à proprement parler, peuvent être appelés mystiques. […]


Section 5. D’où procèdent les difficultés qui se rencontrent à traiter, ou à entendre les matières mystiques, et les auteurs qui en ont écrit ; avec l’explication de quelques termes obscurs dont ils usent, et qui comprennent le mystère et le secret de leur science.


[…] Après lui avoir abandonné l’intime et la capacité de son être, tout son plaisir est de laisser faire [la volonté divine] en elle et par elle tout ce qu’elle voudra, par les ténèbres ou par les lumières, par les rebuts ou par les caresses, par les privations ou par l’abondance ; demeurant tranquille dans l’inquiétude des sens, dans le soulèvement des passions, dans ces obscurités et tentations ; en vue et par le respect de celui qui est, et qui opère toutes choses en elle selon qu’il l’entend et le veut par le motif de son bon plaisir, le suivant en tout ; aimant tous les états qu’il y opère, même les plus obscurs et dénués, et lui adhérant pour lors par un repos mystique, c’est-à-dire par des actes non

272 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


réfléchis et aperçus, de foi et d’amour nu en la pointe de son esprit. Par ce nu consentement, par cet abandon muet, par cet amour pur, l’incompréhensible est élevé en l’âme au-dessus de toute pensée et de tout acte apercevable. […]


Section 6. Suite du sujet précédent


De ce que nous venons de dire dans la section précédente, et de ce que nous ajouterons en celle-ci, il sera aisé de conclure qu’il doit y avoir une grande difficulté à bien expliquer et à entendre les opérations mystiques. Les raisons de cette diffi-culté se prennent, et de la part du sujet dans lequel résident ces opérations, et de l’objet qu’elles regardent, et du moyen de l’atteindre, et du terme de ces mêmes opérations.


Le sujet dans lequel résident ces opérations, c’est la pointe et le sommet de l’âme relevée au-dessus de ses autres puis-sances ; car comme on ne peut connaître l’opération [39] de cette pointe, on ne peut non plus connaître la pointe même, ou le centre de l’âme, qui ne se discerne que par son opération, comme l’esprit de l’homme non plus que ses puissances ne se connaissent que par leurs opérations. Ces opérations sont cachées, non seulement au démon, mais à l’âme même qui les produit ; parce qu’elles sont un repos, et que ce repos est un consentement obscur et non aperçu de la volonté, qui ne sait en quoi elle repose, ou à quoi elle consent. C’est une introver-sion de l’âme en son fond, dans lequel elle ne peut produire ni recevoir que des actes mystiques, qui sont des quiétudes sans formes et images, où Dieu opère au-dessus de toute intelli-gence. C’est une contemplation, ou une infusion passive dans cette âme, et un feu d’amour très ardent, mais secret, qui la porte à l’union et à la transformation en Dieu, telle et si excel-lente qu’il semble qu’on n’en peut parler que comme de Dieu même, qui est plus vivant et opérant en elle qu’elle-même ; et de cette conjonction, et union très intime et inexplicable, naît en elle une douceur et une expérience de Dieu qui surpasse toute science. [40]

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273


Si le sujet des opérations mystiques est difficile à com-prendre, leur objet le doit être davantage ; joint que c’est la di-vinité même, non raccourcie et bornée, ou revêtue de formes et images, mais telle qu’elle est en elle-même, au-dessus de tout concept et de toute pensée, et considérée dans le centre de son incompréhensibilité. Or comme cet objet est le plus relevé de tous, la science mystique qui le regarde surpasse toutes les autres sciences en mérite et en dignité.


Celles-ci ont pour objet des choses qui tombent sous le raisonnement humain ; celle-là est si sublime, et si cachée en ses mystères, que comme a remarqué un des plus anciens et plus illustres mystiques du monde, elle excède la vue et l’effort de toute intelligence naturelle. Le plus sage des hommes 341, parlant aussi de l’excellence de cet objet divin sous le nom de la Sagesse, dit qu’elle a choisi pour sa demeure le lieu très haut ; non seulement parce qu’elle se cache dans la profondeur infinie de son être, pour n’être parfaitement connaissable qu’à elle-même ; mais encore parce qu’elle choisit au-dehors d’elle la pointe ou la suprême portion de l’âme, comme le lieu qui seul est capable de le loger parmi les hommes. Et comme cette science est si [41] relevée par l’excellence de son objet, Dieu même, dit ce sage, s’en est réservé la maîtrise, et il promet par l’un de ses prophètes qu’il y instruira lui-même ses enfants, et qu’ils n’auront point d’autres précepteurs que lui.


Si nous considérons le moyen dont l’âme se doit servir en l’oraison mystique pour atteindre son objet, qui est la foi nue, c’est la plus excellente de toutes les lumières au-dessous de celle de la gloire ; mais aussi la plus subtile et la moins connaissable, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique. Elle est appelée nue, parce qu’elle ne donne de connaissance de Dieu à la volonté, et ne le lui propose que sous le concept général de Souverain Bien, et non sous le concept distinct d’aucunes perfections ou attributs particuliers. Nue encore, parce qu’elle élève l’âme au-dessus de tous les sentiments et de toutes les raisons humaines, qu’elle la dépouille de la connaissance de ses opérations, et



341. Salomon. Cf. Si 4, 5 (Vulg.)

274 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


qu’elle ne fait voir l’objet qui lui donne le repos, qu’obscu-rément, sa lumière ne lui montrant pas distinctement qu’elle se repose en Dieu, qui lui demeure caché, aussi bien que son acte, qui ne peut être réfléchi ni aperçu par une connaissance intuitive et formelle.


Enfin, s’il est question de parler du [42] terme de l’opération mystique, je puis dire, que c’est le plus noble qui puisse être produit par la créature dans l’état surnaturel de la grâce, puisque c’est une contemplation pure de la divinité, une jouissance de Dieu présent, qui rend l’âme une naïve image de toutes ses per-fections. C’est une complaisance intime, qui transforme l’âme en Dieu, et qui l’unit plus immédiatement à lui.


Il est vrai que dans les méditations et dans les contempla-tions affirmatives, la charité opère, et que gagnant la volonté de l’âme, elle change sa vie en celle du bien-aimé ; en sorte qu’elle ne veut que ce que Dieu veut, et que tout ce qu’il veut. Mais il faut avouer que les actes mystiques de l’oraison de repos sont plus unissants et plus transformants, et qu’encore qu’il y ait plusieurs et différents degrés de charité unissante, ou plusieurs sortes d’union divine, celle néanmoins qui se fait par les actes d’un amour mystique est si intime et si immédiat, qu’elle semble seule entre toutes les autres mériter absolument et par excellence le titre d’une parfaite union.


C’est de là que quelques théologiens mystiques, ne se pou-vant satisfaire des noms plus ordinaires qu’on lui donne, ont inventé quelques termes dont ils se sont servi pour expliquer l’éminence de cette union, [43] telle qu’ils la ressentaient et plus conformes à leurs expériences. Comme quand ils disent que l’âme, par la force de son divin amour, est unie à Dieu sans moyen ; qu’elle le contemple et le voit autant qu’il peut être vu en l’état de cette vie ; qu’elle cesse d’opérer, par une sainte oisiveté ; qu’elle est morte et anéantie en elle-même ; qu’elle est déifiée, toute transformée en Dieu, cachée et vivante en lui et

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de lui ; et pour dire tout, et plus que tout, en un grand mot : qu’elle est un autre lui-même, ou un même esprit avec lui 342.

En quoi ces théologiens ont suivi leur grand maître le divin Apôtre qui, parlant des âmes élevées, dit qu’elles sont mortes, ensevelies, anéanties et cachées en Jésus-Christ, et par Jésus-Christ en Dieu ; nous enseignant par ces termes mystiques que l’opération secrète du Saint-Esprit dans ces âmes est comme un tombeau, où elles expirent à la vie de la nature ; où le faux être est enseveli avec ses opérations, pour établir sur ses ruines la vie de la grâce et de Jésus-Christ, qui par ses opérations mystiques les embrasse, les abîme et les perd en soi-même, les pénétrant en sorte qu’elles ne se sentent non plus que si elles étaient anéanties en elles-mêmes ; pouvant dire avec ce même Apôtre, que [44] l’amour divin, au rapport du plus éminent de ses disciples, avait rendu extatique, qu’elles ne vivent plus elles, mais que Jésus-Christ leur Dieu et leur Époux vit en elles, duquel elles sont si intimement possédées, qu’elles n’agissent plus ni d’elles-mêmes, ni en elles, ni par elles, ni pour elles-mêmes, mais suivant en tout l’Esprit dominant et victorieux de celui qui est en elles plus qu’elles-mêmes, et qui, par les douces opérations qu’il produit en leur fond, suspend leurs propres actions, ne demandant d’elles qu’une entière obéis-sance et une soumission fidèle à ses attraits.


Et quoique l’âme ainsi embrassée et possédée de son Dieu en l’union mystique paraisse à quelques-uns n’opérer pas, parce qu’en effet elle n’opère pas d’elle-même, ayant quitté ses opé-rations propriétaires, il est néanmoins vrai qu’elle est d’autant moins oiseuse que moins elle semble opérer, et qu’elle est d’au-tant mieux et plus saintement occupée que moins elle paraît agir ; parce que l’union mystique qui se fait par des actes directs est ordinairement plus surnaturelle, plus divine, plus éloigné de l’opération humaine, et que sans être retiré par les vues, les réflexions, et les recherches de l’amour-propre, elle puise plus immédiatement sa vie, sa force, et son opération [45] en Dieu, duquel elle est, en cet état sublime et relevé au-dessus



342. Cf. 1 Co 6, 17.

276 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


d’elle, de toutes ses lumières et de sa capacité naturelle, une libre, actuelle et entière dépendance. Et je puis dire que cette dépendance dans l’âme est à proprement parler cet anéantisse-ment divin qui la conduit à la parfaite union. Anéantissement qui consiste non dans la destruction de son être naturel, ou libre et moral – puisque Dieu, qui lui a donné, lui veut encore conserver tout le bien qu’elle possède – mais dans la connais-sance qu’elle doit avoir qu’elle n’est d’elle-même qu’un pur néant, et que son être sensible, intellectuel et raisonnable, ses puissances, ses opérations, bien plus, que son être surnaturel et toutes les grâces qu’elle a reçues sont des impressions 343 de sa bonté et des effets de sa libéralité, qui ensuite exigera d’elle les devoirs de sa reconnaissance et de son amour. […]


Section 9. Dispositions nécessaires…


Dans l’oraison mystique, l’âme, par la foi nue, s’élève à un très pur amour, et c’est par cet amour que Dieu est connu. Il est connu et aperçu parce qu’il est goûté et savouré et que, comme dit très bien saint Grégoire, l’amour même est une connaissance qui procède dans les âmes de l’union avec celui qu’elles aiment 344, et outre que d’autant plus que l’amour est exquis dans les opérations mystiques, d’autant plus union y est étroite 345.


Section 10. [Dispositions nécessaires… suite]


C’est par l’humilité, je veux dire que c’est par l’anéantis-sement et par le dénuement de lumières, de sentiments, de facilités à produire ses actes et ses affections, que Dieu veut introduire [l’âme] au secret de sa face. On a beau lui recom-mander cette mort entière d’elle-même, cet abaissement et cet assujettissement de son entendement, cette humilité qui la doit rendre aussi simple, aussi douce et aussi docile qu’un enfant ; toutes ces théories ne la peuvent instruire du secret


  1. Impressions : actions laissant une empreinte.


  1. Saint Grégoire le Grand, Homélies sur les évangiles, II, 27.


  1. Cf. Justifications LXVI « Union ».

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de son néant et de l’humilité, si vous-même, ô mon Dieu, qui êtes descendu du plus haut des cieux pour nous enseigner, ne lui apprenez cette vertu. […] C’est ainsi que l’âme entre dans les sentiments d’une vraie humilité et d’une dépendance continuelle de son Dieu, auquel elle dit avec plaisir par les paroles d’un prophète parfaitement éclairé dans la connais-sance de son néant : C’est vous, ô mon Dieu, qui opérez tout en nous 346, ne faisant quasi autre chose de sa part qu’anéantir [84] comme imperceptiblement ses propres mouvements et ses opérations, pour laisser vivre en elle la vie et les opérations de Dieu 347. […]


Il faut connaître les manières différentes par lesquelles Dieu a coutume de conduire les âmes en leur intérieur, qui se ré-duisent à deux plus générales. L’une par voie de plénitude de lumières, de sentiments, de facilités, de production d’actes, de méditations, d’affections, de bonnes pensées et semblables, ou de goûts et suavités mystiques que Dieu va communiquant dans les différentes espèces de ce doux repos.


L’autre manière opposée est celle de dénuement, dans lequel l’âme n’a pour partage que la misère, la pauvreté, les ténèbres et les sécheresses, pendant lesquelles Dieu ne laisse pas de s’écou-ler dans son [86] intérieur, et jusques à son fond ; mais d’une façon quelquefois insensible et secrète qui ne se discerne que par la paix et le repos que l’âme possède dans ses privations.


Le directeur ayant reconnu le dessein de Dieu sur une âme, il lui doit enseigner que la solidité de la dévotion consiste à bien connaître la volonté de Dieu, pour la suivre en quelque état que ce soit ; évitant le défaut dans lequel tombent la plu-part des directeurs, qui considèrent et estiment les voies en elles-mêmes, et préfèrent les unes aux autres, non par rapport à la volonté de Dieu qui les doit choisir selon son plaisir, mais selon leur propre goût et affection, attirant ainsi les âmes et les faisant marcher dans leurs propres voies, où ils s’efforcent de les engager sans discrétion.



  1. Is 26, 12.


  1. Cf. Justifications XXVII « Humilité ».

278 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Le directeur fidèle et charitable fera donc connaître à l’âme quelle est l’idée véritable de la perfection à laquelle Dieu la destine. Parce qu’il arrive souvent qu’elle estime perfection ce qui ne l’est pas en effet, ou qui n’en a que l’apparence. Elle se persuade qu’elle ne peut être parfaite si elle n’est toujours unie à Dieu de pensée et d’affection, d’une façon qui lui soit connaissable ou sensible ; si elle ne suit ses divins mouvements dans une paix, dans une tranquillité et dans un dégagement entier [87] de tout le créé, mais facile et agréable. Et comme cependant elle éprouve ses misères et les faiblesses de la nature corrompue, elle se sert de moyens violents pour arriver à la fin qu’elle s’est proposée, et ces moyens ne lui succédant 348 pas, elle se trouble, elle s’inquiète de s’en voir éloignée, et tombe quasi dans un désespoir de la jamais atteindre.


Mais c’est ici que le directeur lui enseignera que tout son dessein dans les voies d’oraison doit être de s’attacher unique-ment à Dieu, c’est-à-dire à son bon plaisir, ne désirant d’autre perfection que celle de lui plaire, ni d’autres moyens pour y tendre et aspirer que ceux qu’il voudra. Il lui dira que les troubles et les inquiétudes dans l’âme ne procèdent que du dérèglement de la volonté. […]


Chapitre ii. De l’oraison en général


Section première. Ce que c’est que l’oraison


[…] Mais, selon ma pensée, la meilleure définition de l’orai-son, qui lui est plus essentielle et qui aussi est la plus com-munément reçue, est celle que lui donnent quelques Pères 349, disant qu’elle est une ascension, une montée, une élévation de l’âme en Dieu. Je dis qu’elle est la meilleure, parce qu’elle comprend toutes sortes d’actes intérieurs qui occupent l’âme de Dieu et la disposent à son union, que prétend 350 l’oraison.



  1. Succédant : réussissant.


  1. L’édition originale donne ici en marge le seul nom de saint Jean Damas-cène, Exposé de la foi orthodoxe, III, 24.

  2. Prétend : aspire à, espère obtenir.

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D’où il faut conclure que, bien que quelques saints res-treignent l’oraison mentale ou vocale au point de la simple de-mande qu’on fait à Dieu de quelque chose convenable, néan-moins, dans le sens le plus commun des Pères et des auteurs qui ont écrit de l’oraison, elle a plus d’étendue et comprend tous les actes intérieurs qui tendent au culte divin ; et ainsi nous pouvons dire que l’oraison mentale est une sérieuse ap-plication de l’entendement à la contemplation ou méditation de Dieu, des choses divines et des vérités importantes au salut, ordonnée pour enflammer la volonté à fuir les vices, à prati-quer les vertus, et enfin à aimer Dieu de tout son cœur. Sous cette définition, quelques-uns comprennent, et avec beaucoup de raison, toutes les choses qui peuvent être opérées en la vue de Dieu par le motif de sa gloire et [95] de son divin plaisir, de quelque nature qu’elles puissent être, non seulement les choses commandées et qui sont d’obligation, mais aussi les naturelles ou nécessaires, comme sont le boire, le manger et semblables.


C’est pourquoi un saint évêque de nos jours 351, grand maître en l’art de bien prier, considérant que Notre Seigneur nous enseignait et recommandait une oraison sans relâche et sans intermission, en tirait cette conséquence, qu’on pouvait donc prier par pensées, par paroles, par actions, et par souffrances, et qu’ainsi il n’était pas nécessaire à celui qui veut faire oraison d’être toujours à genoux ou en méditation actuelle, ni même de quitter ses occupations et emplois, quand ils sont néces-saires ou prescrits par la volonté de Dieu ; mais qu’il pouvait faire oraison en tous lieux, en tout temps, en toute rencontre, s’il voulait porter Jésus-Christ en son cœur, par l’amour. […]


Section trois. Excellence de l’oraison


[…] Sa nécessité paraît assez clairement dans les paroles du Fils de Dieu, qui nous enseigne qu’il faut, c’est-à-dire qu’il est nécessaire de toujours prier 352 ; et cette nécessité nous est ren-due évidente par l’expérience qui nous fait connaître qu’ayant



  1. Saint François de Sales.


  1. Lc 18, 1.

280 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


continuellement besoin de la faveur du Ciel, pour l’obtenir il est nécessaire de la demander.


C’est la présente raison qu’apporte l’angélique Docteur lorsqu’il dit que souvent, plusieurs grâces, même des néces-saires au salut, ne nous serons jamais conférées de Dieu que par le moyen de l’oraison, sa divine providence l’ayant ainsi décrété et ordonnée de toute éternité, de la même façon qu’elle a déterminé de ne nourrir et conserver les hommes que sous la condition qu’ils sèmeraient et cultiveraient la terre pour en recueillir les fruits 353.


Mais il me semble que toutes les louanges qu’on peut don-ner à l’oraison sont excellemment comprises en celle que ren-ferme [108] sa définition, qui l’appelle une élévation ou union de l’âme avec Dieu, qui peut monter jusques au point d’une parfaite transformation et unité d’esprit avec cette suprême Majesté, ainsi que dit l’Apôtre, qui, expliquant ailleurs comme se fait cette unité et cette transformation : Nous autres, dit-il parlant de soi et de ses semblables, contemplant la gloire de Notre Seigneur, nous nous transformons en sa même image, pas-sant d’une clarté à une autre clarté, selon que nous sommes pous-sés du Saint-Esprit 354. Par ces paroles, l’Apôtre nous enseigne que la méditation des perfections glorieuses de Dieu est en l’âme contemplative, ou contemplante, une vive image ou une vivante expression de ces mêmes perfections, d’où procède le saint amour, unissant la volonté à la Bonté qu’elle a connue, la faisant sortir d’elle-même pour adhérer à l’objet aimé, dans lequel elle fait sa demeure de cœur et de pensée, vivant plus en Dieu qu’en soi-même, et demeurant toute transformée en lui, sinon quant à la nature, ce qui n’est pas possible, au moins dans sa glorieuse qualité, n’ayant plus qu’un même cœur et une même volonté avec lui.


De cette doctrine bien conçue, il est facile de juger pour-quoi tous les saints Pères et docteurs de l’église, de concert et [109] comme à l’envi, ont dit qu’il n’y avait rien de plus hono-


  1. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q. 83, a. 3.


  1. II Co 3, 18.

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rable, rien de plus doux, rien de plus utile à l’âme, que d’être ainsi unie et transformée en Dieu par l’oraison.


L’honneur en est grand ; car si la servitude chrétienne est préférable à la couronne des rois et à l’empire du monde, quelle gloire sera-ce à une âme de devenir l’épouse de Dieu, et en cette qualité de s’unir étroitement à lui ? Le vrai Dieu d’infinie majesté regarde, aime et traite l’âme qui lui est unie par la charité comme son épouse ; et l’âme réciproquement regarde et aime Dieu, et traite avec lui comme avec son époux ; tout est commun entre eux, ils s’accordent partout, ils agissent et conversent amoureusement ensemble avec une mutuelle intelligence. L’exercice de cette amitié, qui procède en l’âme d’une charité parfaite, fait qu’elle veut à Dieu tous ses biens, qu’elle s’en réjouit, et qu’elle s’y complaît pour l’amour de lui-même ; et Dieu réciproquement aime efficacement l’âme, en sorte qu’il lui veut et lui communique ces mêmes biens ; et plus l’union est étroite, plus ces deux esprits observent la loi de cette amitié divine, plus ils s’embrassent et jouissent l’un de l’autre par une mutuelle bienveillance. [110]


Si la gloire d’une âme unie à Dieu par les actes de l’oraison est grande, il faut dire que le plaisir qu’elle y ressent ne l’est pas moins ; car l’oraison est le temps et le lieu de délices mutuels entre Dieu et l’âme, qui conversent ensemble avec des privau-tés dignes de l’infinie bonté et de la condescendance de cette suprême majesté. Je souhaite, disait une âme bien élevée, que mon entretien agrée à mon Dieu, car pour moi je n’ai point de plaisir qui égale celui d’ouïr sa voix et de jouir de sa présence.


C’est pour cette raison que quelques saints Pères et doc-teurs de l’Église ont assuré que le plaisir que l’âme ressent en l’oraison, si elle a atteint quelque degré d’union considérable, se peut appeler le Paradis de la terre. Le plus parfait bonheur de l’homme en cette vie, dit le Docteur séraphique, est d’être tellement uni à Dieu, qu’avec toutes ses forces et ses puissances étant recueilli en lui, il devienne un même esprit avec lui, en sorte qu’il ne ressente et ne voie que lui, et que toutes ses affec-

282 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


tions, plongées et réunies dans la joie du saint amour, reposent doucement dans la jouissance du Créateur.


Et l’Angélique en parle en même sens, lorsqu’il dit que dans les hommes parfaits, tels que sont ceux qui sont en la voie uni-tive [111] et qui ont atteint quelque éminent degré d’oraison, il y a quelque commencement de la béatitude future ; parce que bien qu’en cette vie ils ne puissent avoir la parfaite jouis-sance du souverain bien, qui est réservé pour l’autre, où ils ver-ront Dieu face à face, et à rideaux tirés, il y a pourtant en eux quelque ressemblance et quelque participation de cette éter-nelle félicité dans l’actuelle jouissance qu’ils ont de Dieu en l’oraison unitive ; puisque cette jouissance est une expérience vitale des douceurs de Dieu, et une certaine intime conjonc-tion de ce souverain bien avec l’entendement sous la raison de souveraine vérité ; et avec la volonté sous celle d’une bonté universelle, souverainement délectable, qui peut sans doute, et doit être appelée un avant-goût de la béatitude, l’âme produi-sant pour lors les actes les plus parfaits qui soient possibles, et que les théologiens appellent pour cet effet du nom de béati-tudes.


Ce qui est bien remarquable et considérable en tout ceci, c’est que la gloire et le plaisir qui est dans l’oraison est inséparable-ment accompagné d’une perfection et sainteté égale à tous les deux ; car comme l’union de l’âme avec Dieu se fait par la cha-rité, qui est le lien de toute perfection, et [112] que le propre de tout amour, et surtout du divin, comme plus efficace, est de transformer la volonté en ce qu’elle est, aimant Dieu elle de-meure toute déifiée et transformée en lui par la participation de son esprit, opérant plus que par ses passions et ses instincts, d’où résulte en elle une ressemblance merveilleuse dans la vie et dans le cœur avec le bien-aimé, fondée en une parfaite conformité de sa volonté à la sienne, d’où procède nécessairement l’exercice continuel de toutes les vertus qui rendent une âme vraiment sainte, et lui font toucher le point de cette haute et sublime perfection recommandée dans l’Évangile par Notre Seigneur,

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où il nous exhorte de nous efforcer d’acquérir une perfection semblable à celle du Père céleste 355.


Section iv. De trois sortes d’oraison


Bien que les espèces d’oraison traitées par les saints Pères et par les maîtres de la vie spirituelle paraissent fort différentes et en grand nombre, on les peut néanmoins réduire à trois géné-rales, qui comprennent toutes les autres.


La première, qui est la plus commune, est celle qui s’exerce par voie de méditations [113] ou de considérations, dont on tire les affections et résolutions convenables. La seconde est appelée contemplation affirmative. Et la troisième contempla-tion négative.


L’oraison appelée « de méditation » n’est autre chose qu’une ou plusieurs considérations tirées sur quelque sujet ou mys-tère, afin d’exciter et porter les affections en Dieu et aux choses divines ; ou bien c’est une œuvre des trois puissances intérieures et spirituelles de l’âme, mémoire, entendement et volonté, sérieusement employées ou appliquées à connaître et aimer celui par qui et pour qui elles ont été créées.


La seconde sorte d’oraison, que nous avons nommée contemplation affirmative, se fait en l’âme par une simple vue de la vérité qu’elle veut méditer, sans aucune variété de discours, étant éclairée et pénétrée d’une lumière céleste au moyen de laquelle sa volonté se porte incontinent et sans peine aux affections d’admiration, d’amour, de désir, de joie, de complaisance et semblables.


La troisième sorte d’oraison est la contemplation négative, autrement appelée par les mystiques sans formes et images, laquelle n’aperçoit ni l’objet qu’elle [114] contemple, qui est Dieu, ni la façon dont elle y tend et s’y repose, les actes de l’âme en cette oraison étant directs et ne pouvant être réfléchis. Car comme l’âme, dans sa voie surnaturelle, peut être éclairée de deux lumières — l’une distincte qui lui fait connaître des



355. Cf. Mt 5, 48.

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vérités aperçues et réfléchies ou qui le peuvent être ; l’autre indistincte, générale et confuse, qui ne lui fait rien voir de distinct et de particulier, mais lui donne une idée générale de Dieu comme d’une bonté infinie, dans laquelle elle se repose


la première lumière lui peut servir dans les oraisons de dis-cours et de méditations, ou de la contemplation affirmative ; la seconde n’est en usage que dans l’oraison mystique. […]

L’échelle de Jacob, remplie d’esprits angéliques qui montaient et descendaient par ses degrés, peut encore être le symbole de nos trois formes d’oraison, et des hommes angéliques qui font profession de s’élever par les degrés de l’oraison, qui est l’échelle mystérieuse par laquelle ils montent à Dieu — puisque, comme nous avons dit, l’oraison est une montée, une ascension et une élévation de l’âme en Dieu par ces différents degrés.


Les anges qui sont au bas de l’échelle appuyée sur la terre et qui commencent à s’élever, marquent ceux qui s’adonnent à l’oraison, dont ils tâchent de monter les [118] premiers degrés, dans lesquels ils pratiquent l’oraison de discours, s’efforçant par diverses considérations de reconnaître les vérités de la foi et de s’en instruire, tirant de saintes affections conformes aux mystères qu’ils ont médités ; qui sont plus ordinairement ceux de la vie, de la Passion de Jésus-Christ et de la doctrine toute céleste qu’il nous a enseignée, en tirant des conclusions et des résolutions pour l’amendement de leur vie. Et ainsi ils se dis-posent par le recueillement intérieur et l’usage des méditations prescrits par les plus sages maîtres de la vie spirituelle, à être élevés jusques aux degrés de la contemplation, que Notre Sei-gneur fait même goûter quelquefois aux imparfaits commen-çants pour les attirer à son amour.


Les anges qui ont quitté la terre et tiennent le milieu de l’échelle, mais n’ont pas encore atteint le sommet où Dieu repose, figurent les âmes profitantes et qui ont déjà bien avan-cé dans la voie de l’oraison ; tel qu’était celle qui désirait et demandait des ailes de colombe pour voler 356 et se reposer. Ces



356. Ps 54, 7.

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âmes ont déjà abandonné la terre, elles ne marchent plus par la voie des méditations de leur entendement en tant qu’il déduit une connaissance d’une autre, et une conséquence d’un prin-cipe ; et [119] leurs volontés ne se portent plus à Dieu, aux choses divines, en tant qu’elles leur sont représentées par rai-son et discours ; mais à la faveur de leurs ailes mystiques, qui sont de simples regards de leur intelligence et la propension affectueuse d’une volonté pleine de suavité en Dieu, elles se tiennent suspendues par le vol de la contemplation, et sans aucun travail pénètrent les choses divines, les goûtent dans le repos et par leur simple et amoureux regard se maintiennent dans leur attention à la divine présence.


Ceux des anges qui sont arrivés au faîte de l’échelle sur laquelle Dieu est appuyé représentent fort bien les âmes mys-tiques qui, s’élevant au-dessus de tous les actes d’entende-ment apercevables et réfléchis et des affections qui leur cor-respondent, atteignent jusques à leur sommet et jusques à leur pointe, seules capables de contempler Dieu en lui-même d’une façon inconnue, et de se reposer ainsi entre ses bras. Je veux dire que dans cet état l’âme est conduite par une lumière indistincte, générale et confuse, sans notion particulière de quoi que ce soit, sinon de Dieu comme incompréhensible, qu’elle adore et qu’elle aime dans sa plus haute pointe, qui en demeure pleine de recueillement, d’amour et de silence, [120] quoiqu’elle ne s’en aperçoive pas, à raison de la simplicité de cette opération.


La première oraison, étant toute dans les actes de la médita-tion, se peut expliquer par le discours, et il est aisé d’en donner et d’en suivre les méthodes.


La seconde, qui est la contemplative, est sans discours, éle-vée au-dessus des méditations, et se trouve dans un grand jour qui lui expose les vérités qu’elle veut connaître, mais ce grand jour n’est que pour elle ; elle ne peut déclarer par parole ce

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qu’elle voit et ce qu’elle aime, parce que c’est une manne qui n’est connue et goûtée que de celui qui la reçoit 357.


Mais ce qui se voit et se goûte dans l’oraison mystique, ou contemplation négative, est si secret et si caché, que celui même qui le reçoit ne peut ni expliquer, ni entendre ce que c’est ; ainsi que Cassien l’a fort bien remarqué, rapportant à ce propos une sentence de ce fameux Père des déserts, saint Antoine, qu’il appelle divine ou céleste, qui dit que l’oraison de celui qui se souvient de soi ou qui entend et prend garde à sa propre prière n’est pas parfaite 358. […]


Je ne prétends pas traiter ici des deux premières sortes d’oraison, qui sont la méditation et la contemplation affirma-tive, que plusieurs bons et savants auteurs enseignent en sorte qu’il semble qu’on n’y puisse rien ajouter. [122]


J’entreprends seulement d’éclaircir et expliquer la troisième sorte d’oraison, appelée mystique ou contemplation négative, qui semble en avoir plus de besoin ; et si je parle des deux autres, ce n’est qu’autant qu’il sera nécessaire pour la parfaite intelligence de celle-ci. Car comme il y a de la liaison et de la dépendance en l’usage de ces trois sortes d’oraisons, et qu’elles s’entraident toutes pour former en l’âme une présence habituelle de Dieu, il est malaisé de les séparer absolument, et même je puis dire que, comme l’oraison mystique ne rejette pas toujours celles qui se font par voie d’actes et de pensées, mais plutôt s’en sert quelquefois comme de troupes auxiliaires pour se conserver et maintenir dans son bien-aimé repos, aussi les lumières de cette oraison mystique peuvent apporter beau-coup de jour à ce qui est de plus obscur dans les deux autres, et que les maximes qu’elle donne sont fort utiles, et souvent nécessaires pour la résolution et l’éclaircissement des difficul-tés qui s’y rencontrent.







  1. Cf. Ap 2, 17.


  1. Cf. saint Jean Cassien, Conférences IX, 31.

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Chapitre iii. Du nom de l’oraison mystique, et en quel sens on le doit prendre


L’oraison mystique est celle que les théologiens mystiques appellent communément sans formes et images, et que nous pouvons dire être sans actes et sans pensées. Ou bien comme parlent les autres, c’est un repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelé acte, quoiqu’en effet il le soit, parce que ni son opéra-tion ni l’objet de son repos ne sont aperçus.


Et comme il est difficile à ceux qui n’ont pas l’intelligence de cette mystique théologie de comprendre comment l’âme peut faire oraison sans formes et images, et en sorte qu’elle soit sans pensées ou production d’actes d’entendement et de volonté, puisque l’oraison étant un parler avec Dieu et les pensées étant les paroles de l’âme, il semble qu’on ne peut pas parler à Dieu sans penser en lui, non plus que l’aimer sans affection. C’est pourquoi il faut remarquer d’abord :


Premièrement, qu’il y a deux sortes de [124] formes et images, ou pour parler plus intelligiblement, deux sortes de pensées ou d’actes intérieurs : les uns sont appelés mystiques, c’est-à-dire non aperçus ni réfléchis, sans lesquels l’oraison de repos ne se peut pratiquer ; les autres peuvent être aperçus et réfléchis. Or quand nous disons qu’il faut quelquefois faire oraison sans formes ou images, sans pensées ou actes, nous n’entendons pas parler des images ou des actes mystiques et non apercevables, mais seulement des autres, qui peuvent être réfléchis et aperçus.


Secondement, que sous le nom de pensées, actes, formes et images, je comprends les opérations de l’affection ou de la volonté, aussi bien que celles de l’entendement et de l’ima-gination, qui semblent s’expliquer mieux par le mot d’actes, comprenant ceux de toutes ces puissances.


Troisièmement, que le mot d’images vient de l’imagina-tion, et que celui de formes signifie les images formées par l’imagination, sans lesquelles l’entendement et la volonté ne peuvent opérer communément et naturellement. D’où vient que les mystiques, par les formes et les images, entendent les

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opérations apercevables de nos puissances intérieures, tant de la partie inférieure que de la supérieure. [125]


Quatrièmement, que bien que les mots de formes ou images soient plus usités parmi les mystiques que ceux de pensées et d’actes, je me servirai plus ordinairement de ceux-ci, comme plus intelligibles.


Et cinquièmement, que la connaissance de ceci est très né-cessaire, parce que sans elle nous ne pouvons bien entendre et moins encore bien pratiquer tout ce que nous avons à dire et à expliquer sur le sujet de l’oraison mystique.


Chapitre iv. De l’existence de l’oraison mystique, appelée communément contemplation sans formes ou images


Section première. S’il y a quelque oraison mystique, où il faille quitter les actes ou les pensées


Cette question fondamentale est des plus disputées, et dont la connaissance est la plus nécessaire puisque toute la fabrique et l’édifice de cette oraison ne peut subsister ni s’élever que sur la supposition de son existence, sur quoi je trouve deux opi-nions fort contraires. L’une est qu’il n’y a pas d’oraison men-tale qui exclut les formes et les images, en sorte qu’elle soit sans pensées et sans production d’actes d’entendement et de vo-lonté. Cette opinion est assez commune chez les scolastiques, et chez les autres qui ne sont pas appelés mystiques. Entre lesquels Crombecius [127] la tient formellement, soutenant que l’inaction dans l’oraison, ou l’oraison sans pensées, est une chose inconnue à plusieurs, obscure, difficile à comprendre, et telle que jusques à présent on a eu peine de connaître en fond ce que c’est. Et il dit ailleurs que les saints Pères ont estimé que ne s’occuper pas de bonnes pensées en l’oraison était une pernicieuse oisiveté.


Les raisons qu’ils apportent pour combattre cette sorte d’oraison sont :


Premièrement, qu’il semble y avoir de la contradiction à dire qu’on puisse faire oraison, ou parler à Dieu sans penser ; on ne peut parler à quelqu’un sans penser à lui, les pensées

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sont les paroles de notre esprit, on ne peut donc parler à Dieu sans penser à lui.


Secondement, les pensées de Dieu non seulement nous servent pour faire oraison, mais sont la même oraison.


Troisièmement, l’oraison étant union avec Dieu, une orai-son ne peut être contraire à l’autre, non plus que le jour au jour.


Quatrièmement, les âmes les plus dévotes sont celles qui pensent le plus en Dieu.


Cinquièmement, l’expérience journalière fait connaître que si on veut chasser une pensée, il en naît une autre. [128]


Sixièmement, une âme sans pensées est comme une souche de bois, la raison n’opérant pas en elle puisqu’elle n’opère que par pensées.


Septièmement, il semble que rejeter les pensées soit mépri-ser les actes de charité et des autres vertus.


Huitièmement, ce serait tenter Dieu que d’agir de la sorte.


Neuvièmement, cette sorte d’oraison comme on la décrit, a quelquefois tant d’attraits pour l’âme qui la pratique, qu’elle semble perdre la dévotion aux saints, aux oraisons vocales, et cesser de demander à Dieu ce qui est nécessaire à l’Église et aux particuliers.


En dixième lieu, il semble que cette sorte d’oraison empêche la commune méthode de prier, que saint Ignace a enseignée, et que les docteurs recommandent ordinairement. […]


Chapitre v. Description de l’oraison mystique, et de ses différentes espèces


Section 1. Ce que c’est que l’oraison mystique


L’oraison mystique de laquelle nous traitons, autrement appelée de quiétude, ou oraison sans formes et sans images, ou sans actes et sans pensées, est à proprement parler un certain repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelée opéra-tion ou acte, quoique vraiment il le soit, parce que ni l’objet de son repos, ni son opération ne sont pas aperçus, ou bien

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parce qu’elle ne connaît pas distinctement son objet et la façon dont elle s’y repose. […]


Section 2. L’oraison mystique expliquée et décrite par les mys-tiques sous les termes d’oraison de repos, ou sans actes, médita-tions et discours


[…133] Nous ne pouvons pas, dit [sainte Thérèse] en son Château, rentrer dans ce cellier par nos propres diligences ; Sa Majesté est celle qui nous y doit mettre, et qui doit entrer au centre de notre âme. Et pour faire davantage paraître ses merveilles : Il ne veut pas que de notre part il y ait autre chose, sinon que la volonté soit toute rendue à lui ; il ne veut pas qu’on lui ouvre la porte des puissances et des sens, mais il veut entrer dans le centre de notre âme sans aucune porte.


Je mets ensuite le témoignage du bienheureux père Jean de la Croix, que je puis appeler le fils et tout ensemble le père et le directeur spirituel de cette sainte Mère, qui en plusieurs endroits de ses écrits enseigne que dans cet état d’oraison de repos, [134] Dieu conduit l’âme dans une voie telle que si elle voulait opérer d’elle-même et par son industrie, elle troublerait l’action de Dieu en elle au lieu de l’aider. Qu’on ne doit pas contraindre ni obliger l’âme à méditer ni à s’exercer dans les actes à force de discours, ni à les procurer avec attachement, saveur et ferveurs ; parce que ce serait d’être un obstacle à Dieu, qui infond 359 la no-tion amoureuse sans beaucoup de différence, expression et multiplication d’actes. Il le prouve par la comparaison d’un peintre qui voudrait colorer un visage branlant et agité, qui au lieu d’asseoir et d’appliquer ses couleurs à propos, ne ferait que barbouiller, en disant de même que quand l’âme est en paix et en repos intérieur, elle sera troublée et distraite par les opérations et affections, telles qu’elles puissent être. Et ailleurs, blâmant les mauvais directeurs : il viendra, dit-il, quelqu’un qui ne sait que frapper sur l’enclume comme d’un forgeron, qui dira : « Allez, tirez-vous de là, c’est perdre



359. Infond : verse.

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le temps et demeurer oisif, méditez et faites des actes, car il est besoin que vous fassiez des diligences de votre part, ce sont des illusions et des tromperies » ; parce que ne compre-nant pas que cette âme est déjà en la vie de l’esprit, pour laquelle il n’y a plus de discours, où le sens cesse [135] et où Dieu est particulièrement agent, il lui ôte la solitude et la retraite, et ruine par conséquent l’ouvrage excellent que Dieu peignait en elle. […]


Section 3. L’oraison mystique décrite et expliquée sous les termes de contemplation sans formes et images


Cette oraison mystique est aussi souvent appelée contem-plation sans formes ou images, c’est-à-dire sans actes, pen-sées ou opérations qui puissent être aperçues.


Les créatures, dit Tauler 360 parlant de cette oraison sous le nom de Royaume de Dieu, nous servent d’empêchement, en ce que notre esprit s’en forme les images, et y adhère avec propriété ; car si nous pouvions nous rendre libres de toute image, propriété et affection, rien ne pourrait faire obstacle au royaume de Dieu en nous.


Si l’esprit, dit Ruusbroec 361, entreprend de contenter Dieu par lui-même dans sa propre lumière sans moyen, il est nécessaire qu’il soit libre de tout acte extérieur, comme s’il était sans action ; car si l’esprit s’occupe au-dedans des actes des vertus, dès là il s’embarrasse d’images en son in-térieur, pendant lesquelles il ne jouira jamais de la liberté requise pour la contemplation.


Tenez pour tout assuré, dit le père Benoît 362, que nuls actes, méditations, pensées, [137] aspirations ou opérations


  1. Sermon de Tauler, pour le dimanche avant la Septuagésime, p. 45 (Ser-mons, Cerf, 1991).

  2. Ruusbroec, L’Ornement des noces spirituelles, livre III : « [lumière] accordée dans l’être simple de l’esprit […] au-delà de tout don et de toute œuvre de créature, dans la vacuité totale de l’esprit […] il reçoit la clarté de Dieu sans intermédiaire » (trad. Louf).


  1. Benoît de Canfield, Règle, III, chap. ii « Qu’il n’y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle… » (éd. Orcibal).

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ne profitent ici (il entend l’oraison mystique) nul discours, exercice, enseignement, ni aucun moyen ne doit être entre l’âme et la volonté de Dieu. Et il dit plus bas 363 qu’il ne faut pas combattre les pensées superflues et distractions, ni atta-cher son esprit à quelque exercice particulier ; qu’il ne faut retenir aucunes formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, non pas même de Dieu et de ses perfections, qu’il ne faut pas désirer l’union sensible, ni chercher assurance ou connaissance expérimentale de son union ; parce que tout cela se fait par des actes qui ne sont pas Dieu, auquel l’âme doit s’attacher immédiatement sans aucun moyen.


Il ne faut plus, dit le Père Jean de la Croix 364, embarrasser l’âme dans les formes, les imaginations ou autres discours, de peur de l’inquiéter et la retirer de sa paix.


Et c’est le sentiment commun des théologiens mystiques, que l’âme en cette oraison étant capable de s’unir à Dieu intimement, le moindre petit entre-deux peut empêcher l’écoulement de la divine clarté, ce qu’ils entendent non pas seulement des péchés les plus menus, mais aussi des formes, des images et des notions ; parce que toutes ces choses sont un milieu entre le Soleil divin et le miroir de l’âme qui en doit être [138] revêtu. Ce qui est bien conforme à la doc-trine de saint Denys, qui dit que les choses divines étant sans limites et incompréhensibles, nous les devons en-tendre, autant qu’il est possible, sans bornes, moyens, figure ou proportion, n’attirant pas l’objet à nous et ne joignant notre entendement sinon à ce qui est suressentiel, et ainsi le séparant des formes, des figures ou des images, sans s’arrêter en choses ni moyen créé ; et c’est cela même que veulent entendre les mystiques quand ils disent qu’il faut fuir tout concept de Dieu. […]




  1. Ibid., chap. x « Des empêchements… ».


  1. Montée, II, xv : « Que l’homme spirituel apprenne à se tenir en amou-reuse attention à Dieu et dans le repos de l’entendement… » (trad. Marie du Saint-Sacrement).

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Section 2. Trois autres objtections résolues


[…] Et bien que la commune façon de prier se doive ordinairement proposer à tous, si toutefois Notre Seigneur admet dès le commencement quelqu’un à l’oraison de quié-tude, il doit y être aidé. On la peut aussi conseiller à ceux qui se sont exercés quelques années ès méditations, et qui sont déjà bien avancés et disposés à cette manière de prier avec quiétude intérieure en la présence de Dieu, leur don-nant avis 365 de ne pas quitter tout à coup les actes, mais peu à peu ; et cela ne cause point de division dans les commu-nautés, d’autant que la forme de prier par affection, avec peu de discours, est commune à plusieurs 366.


Chapitre x. De l’objet de l’oraison de repos mystique et quel il est


Section 2. Dieu est l’objet de l’oraison de repos mystique…


Après avoir vu qu’il y a un objet en l’oraison de repos mystique, il faut considérer quel il est.


L’objet de l’oraison du repos mystique n’est autre que Dieu, auquel l’âme se repose tandis que dure cette quiétude qui n’ad-met aucune pensée ; ce qui se prouve par les raisons suivantes :


La première est prise de la façon avec laquelle la volonté se repose en son objet ; car cet objet n’est point aperçu de la volonté, disent plusieurs ; ou s’il l’est, comme il est plus pro-bable, cette connaissance est si déliée et si directe qu’elle ne peut pas savoir en quoi elle se repose ; d’autant que l’enten-dement ne lui peut pas donner plus de connaissance qu’il n’en a. Or l’entendement ne saurait dire quel est l’objet auquel la volonté se repose, encore qu’il le voie, comme on ne peut discerner une chose qu’on voit de loin. L’entende-ment présente bien à la volonté un objet désirable, mais il ne peut dire ce que c’est ; de sorte qu’en cette oraison la volonté se repose sans savoir en quoi ; ce qui donne une



  1. « Comme fait le Moyen court » (Madame Guyon).


  1. Cf. Justifications XLVII « Prière vocale ».

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grande conjecture que [220] l’objet de cette oraison n’est pas créé, puisque la volonté, étant une puissance libre, ne se porte jamais à aimer un objet créé que l’entendement de lui fasse voir la convenance qu’il y a entre elles et son objet, et le bien qui y est. Car un objet créé n’a pas une telle sym-pathie avec la volonté, qui l’attire à soi comme naturelle-ment. Il faut donc que le bien de cet objet soit aperçu d’elle comme convenable ; et pour cet effet il est nécessaire que l’entendement raisonne et discoure sur les convenances de cet objet présenté à la volonté ; ce qui ne se peut faire sans un acte réfléchi ou aperçu, ou au moins qui le puisse être par l’entendement, lorsqu’il se réfléchira sur son acte. C’est pourquoi, quand la volonté se porte à un objet qui n’est point aperçu et qui ne le peut l’être, il faut dire que c’est le souverain bien qui lui est représenté, auquel elle se porte sans savoir ce à quoi elle tend.


Deuxièmement, dans cette oraison, la volonté se repose en Dieu plutôt par sympathie que par connaissance, comme les choses pesantes se portent à leur centre sans connaissance de la convenance qu’il y a entre elles et leur centre. Ainsi le fer est tiré par l’aimant sans connaître la convenance qu’il a avec lui. Le même arrive à la volonté lorsqu’elle se tient en repos sans savoir en quoi ; l’entendement [221] ne fait autre chose que lui montrer son objet sans raisonner dessus, et sans lui découvrir la beauté et la convenance du même objet avec elle ; cependant elle s’y porte avec affection, ce qui fait bien voir qu’il y a une grande sympathie entre cet objet et la volonté. L’entendement en cette oraison ne fait autre chose que ce que fait la main de l’homme qui prend la pierre d’aimant pour l’approcher du fer d’une distance proportionnée, lequel, sans être poussé ni élevé autrement que d’une sympathie naturelle, malgré sa pesanteur va embrasser ce cher aimant ; ainsi l’entendement présente et approche son objet de la volonté, sans lui découvrir quel il est, et sans l’aider à s’élever vers lui ; elle néanmoins 367,



367. « Voyez Moyen court, chapitre xi, paragraphe 3, de la pente centrale » (Guyon).

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par une sympathie naturelle avec les forces que la grâce lui donne, se porte à lui et s’y repose sans savoir en quoi, non plus que le fer attaché à l’aimant. Or qui peut avoir une si grande sympathie et convenance avec notre âme que Dieu, à l’image duquel elle est créée 368 ? La ressemblance est cause d’amour et d’union, et comme Dieu est la fontaine de tout bien, chacun a inclination naturelle de l’aimer comme un bien commun, de même que les fleuves sortant de la mer y retournent par un instinct naturel. Le bien commun est préféré au particulier, et chaque [222] partie s’incline et se porte au bien du tout, ce qui fait que la main s’expose aux coups pour préserver le chef ; ainsi, par un instinct naturel, chacun se dédie à Dieu comme à la fontaine de la béatitude, et comme une partie au bien du tout ; et cela s’accomplit bien plus parfaitement par la vertu de charité.


La troisième raison est prise de la façon avec laquelle la volonté embrasse son objet en cette oraison ; car c’est en s’élevant au-dessus de tout ce qui est créé et d’elle-même, au-dessus des sens, et même de la partie raisonnable, jusques au faîte de la pointe de l’esprit, montrant bien que son objet est plus relevé qu’elle et que tout ce qui est créé, puisque pour l’atteindre il faut s’élever au-dessus de tout, et monter à la plus haute guérite de son plus haut château. Et ce qui est plus considérable, c’est que cette âme ainsi éle-vée au-dessus des plus hautes montagnes des choses créées, étendant le rayon de sa vue autant qu’elle peut, elle voit néanmoins son objet si obscurément qu’elle ne s’en peut apercevoir, tant il se montre élevé au-dessus de tout. Or qui peut être si fort élevé au-dessus de l’âme faite à l’image de Dieu, que Dieu même ? Ce qui confirme ceci, est que l’âme ne pourrait s’élever plus haut pour atteindre un objet [223] sans savoir quel il est, si elle n’avait pour lui une inclination naturelle, qui est créée avec elle 369. […]



368. Harphius, Théologie mystique, libre I, chap. cvi.


369. Cf. Justifications LXVII « Volonté de Dieu », clé qui achève les Justifications (et précède un dernier ajout donnant de nombreuses références à la Règle de Canfield).

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Livre second. De la foi nue, tant divine qu’humaine, et de la satisfaction que la foi nue doit produire en l’âme


Traité III. De la foi nue, divine et humaine


De ce que dessus, je puis tirer cette définition de la foi divine, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique, et dire que c’est une connaissance générale du souverain Bien sans dis-tinction des perfections ou des attributs particuliers, et qui ne peut être réfléchie 370.


L’acte de foi nue ou mystique est enveloppé dans un autre, qui humainement n’est pas apercevable : parce qu’encore que dans cette oraison on s’aperçoive bien qu’on repose, on ne sait pourtant pas en [438] quoi ; ainsi l’acte de ce repos est simplement non aperçu, puisque l’objet ne se peut voir, qui est celui qui spécifie cette oraison. […]


La foi commune a son siège dans l’entendement. C’est pourquoi, encore que ces deux sortes de croyance soient par-dessus le sens, et même au-dessus de la raison, la foi mystique pourtant prend son essor plus haut, s’élevant au-dessus de toute opération apercevable. D’où suit une autre différence, savoir que la foi commune ne simplifie pas l’entendement comme fait la mystique, qui le dépouille de toutes pensées ; c’est pourquoi [441] elle est appelée simple, et non la commune 371.




Chapitre vi. De l’existence de la foi nue divine


Section première. Cette existence prouvée par raisons


[…446] Ceux qui pratiquent l’oraison de repos sans goût doivent être persuadés en leur entendement que le souverain bien est en ce repos qui fait qu’ils ne s’y ennuient [pas] et ne croient pas perdre le temps d’y demeurer.




  1. Cf. Justifications XXIII « Foi nue ».


  1. Cf. Justifications XXIII « Foi nue ».

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Section 2. Suite des raisons pour la preuve de l’existence de la foi nue


[…447] Sixièmement : bien que le repos soit sans saveur et souvent amer en soi, la volonté néanmoins s’y arrête et s’y plaît en même façon que s’il était bien savoureux, sans se mettre en peine d’être en l’un ou l’autre état, d’amertume ou de suavité ; ce qui fait voir que la volonté prend un goût raisonnable, et indépendant des sens. Si quelqu’un prenait une potion ou un morceau bien amer aussi volontiers que les viandes les plus savoureuses, on dirait que c’est à cause qu’il les croit fort utiles à sa santé. De même, quand on voit une âme également satisfaite du repos sans goût et de celui qui est savoureux, ce que l’expérience apprendra à ceux qui en auront acquis l’habitude, il faut que l’âme croie que l’un lui est autant profitable et agréable à Dieu, que l’autre. Et comme dans le repos savoureux elle reconnaît, par le goût qu’elle y a, si conforme à sa volonté et qui lui donne tant de plaisir spirituel et surnaturel, que c’est son Dieu et son souverain bien, elle s’attache de même au repos sans goût, où elle croit le même objet ; et parce que cette croyance n’est pas aperçu de l’âme elle est appelée foi nue.


[…448] Neuvièmement, l’assurance avec laquelle la vo-lonté se tient en cette oraison de repos sans avoir aucune lumière, ni des sens ni de la raison, qui lui fait connaître qu’elle est en bon chemin, est une bonne raison pour prou-ver qu’il y a une foi nue divine. Si un aveugle se trouvait la nuit dans un bois plein de tant et de si différents chemins, que le jour, même les plus clairvoyants et routiers eussent de la peine à les tenir sans s’égarer, et que cependant ce pauvre [449] aveugle arrivait sans guide au but où il prétend, il n’y a personne qui ne dît que quelque bon génie l’aurait conduit si droit. De même, quand on voit notre volonté aveugle cheminant par la nuit obscure d’une oraison où les plus éclairés ne voient goutte, et allant droit à Dieu avec si grande assurance, n’a-t-on pas sujet de dire que quelque lumière secrète et non aperçue la conduit ?

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[Tauler dit qu’Albert le Grand] nous assure que le centre de l’âme est très merveilleux, très pur et très certain ; que c’est la chose qu’on peut le moins arracher, et qui de toutes peut être le moins empêchée ; qu’elle est la plus inhérente et persévère le plus ; que nulle contrariété ou adversité ne se trouve dans ce fond ; point d’image, point sensualité, point de mutabilité ; il est sans aucune différence ou distinction qui procède de la fantaisie, comme dit saint Denys.[…] Il est le suprême entre toutes les choses, et il n’y a rien qui soit au-dessus de lui. Il est appelé très pur 372, parce qu’il n’a rien de commun avec la matière ni avec les choses matérielles ; très certain, d’autant que ses voies donnent la certitude à toutes les autres, et qu’elles ne la tirent point d’ailleurs ; ce qu’il dit pour nous apprendre que de cheminer par la vue de son fond est une voie bien assu-rée pour aller à Dieu. Il dit que ce fond ne peut être arraché, ni par la sensualité ni par les défauts des vices et des tentations charnelles ; il ne peut non plus être empêché, l’âme ayant ac-quis une grande lumière par son étude, par son effort et par sa diligence, [262] qui lui est tournée en nature et en habitude, en sorte qu’elle n’y ressent plus aucune peine ou difficulté. Il est fixe et invariable, parce qu’il ne ressent aucune contrariété, et que le plaisir qui se ressent en ce fond n’est mêlé d’aucune douleur, ni goûté dans la partie sensible 373.


Argument [qui ouvre le tome II du Jour mystique]


[…] « Je suis, dit-elle [la Sagesse], non comme une fleur renfermée dans un parterre environné de murailles de toutes parts, pour en empêcher l’abord à ceux qui la voudraient cueil-lir, mais plutôt comme une fleur qui pousse sa tige, épanouit et développe ses feuilles autant odorantes que belles et éclatantes,



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au milieu des champs nullement clos, ou comme un lys argen-tin aux filaments et martelets d’or dans une vallée qui marque l’abaissement où je me suis réduite vivant sur terre ; il ne tient qu’aux âmes d’approcher de moi. » […] Le saint Évangile nous représente cette même Sagesse incarnée comme une fontaine publique, qui souffre par l’abondance de ses eaux, et qui en de-mande la décharge. […] Il y convie et sollicite les âmes même qui semblaient en être les plus indignes et les plus incapables, telle qu’était la Samaritaine. […] Il ne manquera jamais de sa part à communiquer ses dons à tous ceux qu’il trouvera disposés à les recevoir. […] Il leur donnera cette eau vive et vivifiante, non goutte à goutte, mais avec abondance. […]


C’est ce que je prétends faire voir par ordre en ce petit traité, dans lequel il paraîtra que toutes les âmes chrétiennes sont capables de l’oraison et de la théologie mystique, qu’elle peut être utilement enseignée aux personnes qui vivent dans le siècle, et à celles mêmes qui y sont le plus occupées ; qu’on y doit instruire les novices ou commençants, les simples et les ignorants, aussi bien que les doctes. […]


Livre troisième. Du sujet éloigné et du sujet prochain de l’oraison mystique


Traité V. Du sujet éloigné de l’oraison mystique, ou qui sont ceux à qui elle doit être enseignée, et qui sont capables de la pratiquer


Chapitre premier. Des personnes capables ou incapables de l’oraison mystique


Section 3. L’oraison mystique doit être enseignée aux commençants et aux novices.


L’oraison sans actes et pensées, et qui n’a qu’un repos sans savoir en quoi on se repose, doit être enseignée aux novices et à ceux qui ne font que commencer la pratique de l’orai-son mentale, aussi bien qu’à ceux qui s’y sont depuis long-temps exercés ; et les livres qui en traitent [ne] doivent pas être défendus aux uns non plus qu’aux autres.

300 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Pour preuve de cette conclusion, qui paraîtra d’abord contraire aux sentiments de tous les docteurs, tant mystiques qu’autres, il faut remarquer que ceux qui ne sont pas mys-tiques, c’est-à-dire qui n’ont pas expérimenté cette oraison sans pensées et sans discours, bien qu’ils la croient, se per-suadent que pour la pratiquer, il faut quitter tout à fait les bonnes pensées, ne plus méditer, oublier la Passion de Jésus-Christ et les autres mystères de la foi, et qu’ainsi cette oraison doit être pratiquée, non par des commençants, mais par ceux qui ont déjà l’habitude de ces méditations, et qui sont telle-ment remplis de bonnes pensées qu’ils en ont fait un maga-sin au-dedans de [12] leur mémoire. Ils veulent qu’ils aient déjà acquis toutes les vertus, parce que, n’en produisant plus d’actes, on ne les acquerrait pas, puisque leurs habitudes ne se peuvent que difficilement obtenir sans de bons actes. Et comme on dit qu’une absurdité posée, il s’ensuit plusieurs autres, de cette opinion absurde et sans vérité, il s’ensuit une autre qui l’est encore plus, savoir qu’il ne faut pas permettre aux commençants et novices la lecture des livres qui traitent de telle oraison, ni en avoir connaissance. […]



Section 5. Il faut enseigner aux commençants l’oraison de repos sans goût.


Il faut enseigner aux commençants et aux novices, non seulement la pratique de l’oraison de repos savoureuse, mais encore celle qui est sans pensées et sans goût ; je veux dire qu’ils doivent être instruits comment il faut prendre patience durant les sécheresses car, s’il leur est nécessaire de savoir l’oraison qui se fait par le moyen des bonnes pen-sées et des discours, pourquoi ignoreraient-ils le moyen de bien employer le temps par union avec Dieu quand ils ne peuvent avoir des bonnes pensées et discours intérieurs ? Ce serait être semblable à ceux qui refuseraient du pain aux faméliques, pour en donner aux autres qui seraient rem-plis. Vous apprenez à vos novices à bien méditer quand ils peuvent aisément faire oraison ; et quand ils sont en disette

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et comme affamés, vous leur enfermez le pain, leur cachant l’oraison qui lors les peut sustenter.


Mais j’arraisonne ainsi les pères maîtres : si vos novices, [21] demandant conseil, vous disent qu’ils ne peuvent mé-diter ni avoir aucunes bonnes pensées tant ils se trouvent arides, que leur direz-vous, sinon qu’il faut avoir patience, se résigner et se tenir en repos selon le bon plaisir de Dieu ? Nous disons aussi la même chose quand nous enseignons l’oraison de repos sans goût. La différence qu’il peut y avoir, est que nous leur disons que, prenant patience et se tenant en un repos souffrant, ils font aussi bonne oraison que s’ils méditaient et avaient de bonnes pensées. Et vous, qui ne connaissez pas d’oraison de quiétude sans goût, vous les laissez dans la créance qu’ils sont sans oraison tandis qu’ils ne peuvent produire de bons actes. De là arrive que, comme il y a des âmes qui sont quasi toujours dans ces états d’ari-dité, croyant ne pas faire oraison, elles perdent courage et quittent tout là. Au contraire, j’ai vu quelques-uns de ces novices qui, ayant été instruits de cette oraison souffrante et attendante, témoignaient grande joie de pouvoir faire orai-son dans un état où ils la croyaient impossible, se tenant fort fidèles sur l’assurance qu’on leur donnait que dans cette attente ils étaient aussi agréables à Dieu, et souvent plus, que dans une plus douce oraison.


Et je puis dire que le défaut de cette [22] croyance est la pierre de scandale et d’achoppement où la plupart des com-mençants trébuchent, perdent cœur et souvent quittent tout à fait l’oraison, parce que, s’y trouvant en aridité et s’y jugeant inutiles, ils pensent que hors de là ils s’emploieraient en quelque bonne action plus utile, et que même ils pour-raient exercer mieux et plus fructueusement la patience. Car c’est tout au plus ce qu’on leur dit, que demeurant ain-si ils pratiqueront la patience ; mais ils ne se persuaderont jamais que ce soit une patience si utile comme de sortir de l’oraison et aller travailler manuellement faire quelque autre action pénible, dont le profit est évident plus que demeurer

302 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


ainsi à ne rien faire, ce leur semble ; et l’aversion naturelle qu’a l’âme de demeurer ainsi en sécheresse aidera fort à cette persuasion ; d’où il arrivera qu’elle cherchera toutes les occa-sions de sortir de l’oraison, contre la doctrine des saints ; ou si elle y demeure, ce sera avec trouble et inquiétude ; et ainsi elle n’aura garde de pratiquer l’oraison de repos sans goût, mais plutôt d’inquiétude très amère, sans pouvoir acquérir aucune habitude de tranquillité.


Et même, quand nos jeunes contemplatifs se persuade-raient que demeurer ainsi en l’oraison, c’est bien pratiquer la patience, si vous n’y [23] ajoutez qu’ils font une fort bonne oraison, à la longue ils s’ennuieront. Que si quelque âme plus stimulée ne quitte pas l’oraison, se voyant toujours dis-traite et sans pouvoir de la faire, elle tombera en une espèce de désespoir, pensant être délaissée de Dieu, parce qu’elle ne croit pas qu’il y ait d’oraison sans bonnes pensées et actes intérieurs, ou celle en laquelle on médite, ou au moins celle en laquelle Dieu opère par quelque opération surnaturelle. Elle voit qu’elle n’a rien de tout cela, car pour ce qui est des oraisons savoureuses et surnaturelles, ces âmes inquiètes qui ne pratiquent pas l’oraison de repos ne les ressentent guère.


Ajoutez à ce que dessus, que cette âme entendra dire que l’oraison est si profitable, que sans elle on ne peut arriver à la perfection, elle en ressent même de grands désirs ; voyez en quel désarroi vous mettez cette pauvre âme pour ne lui pas enseigner l’oraison de repos sans goût, et si elle n’entre pas dans un labyrinthe dont elle ne pourra pas trouver l’is-sue, parce que vous lui cachez l’oraison de repos, qui est le fils d’Ariane seul capable de l’en tirer.


Ce qui doit encore obliger les directeurs prudents et cha-ritables à découvrir le secret de cette oraison à leurs enfants, c’est qu’elle est un amour de Dieu sur toutes choses, une [24] élévation d’esprit à ce divin Objet et une union immé-diate avec lui, le sûr chemin qui conduit à l’oraison conti-nuelle. Il ne faut pas frustrer les novices de tant de biens, dont ils sont capables avec la grâce de Dieu, sans laquelle les

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plus anciens ne le seraient pas. Et quand on fait exception des novices, cela doit être entendu de ceux qui en abusent, comme il est prouvé ailleurs.


Et à ce qu’on pourrait opposer qu’il faut commencer par les choses plus faciles, comme dit Aristote, et que cette orai-son est presque inconcevable, je réponds que l’oraison sans pensées n’est pas plus difficile à entendre que celle qui se fait avec pensées et avec production d’actes, si elle est bien expliquée, comme il paraît par ce que j’en dis ailleurs ; et c’est une fausse persuasion de penser que l’oraison avec pen-sées est le rudiment et que celle de repos ne se doit pratiquer qu’ensuite, car elles doivent être exercées toutes deux dès le commencement, ainsi que je le prouverai en montrant quand il la faut pratiquer.


Les raisons que nous venons d’apporter pour faire voir que l’oraison mystique doit être enseignée aux commen-çants, prouvent encore que la lecture des livres qui en traitent leur doit être permise.


Chapitre ii. Si la théologie mystique doit être enseignée…


Section 2. Cette théologie doit être enseignée aux simples et aux ignorants.


[…] Ce n’est pas à la faveur de la science humaine que l’on arrive à la connaissance de la théologie mystique qui est sans formes et sans images, c’est-à-dire qui enseigne l’oraison sans pensées et sans autres actes qu’un repos obscur. C’est le sentiment des mystiques. Personne, disent quelques-uns 374, ne peut comprendre les secrets mystiques [30] par la pro-fondeur de la science ou par la subtilité de l’intelligence ou par quelque exercice que ce soit, mais la seule très heureuse expérience y conduira ceux auxquels il plaira à la divine libéralité de se communiquer par sa bonté 375.





  1. Harphius, Théologie mystique, livre 3, préface.


  1. Cf. Justifications XIX « Expérience ».

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Cette sapience, disent quelques autres, n’est pas de la terre mais du ciel, ne gît pas en belles paroles et bien agen-cées mais en la vertu du Saint-Esprit, ne procède pas de la subtilité d’esprit mais de la pureté de vie. En vain vous feuilletterez les livres si vous n’en cherchez la jouissance, car on ne la tire pas de la science mais de l’expérience, sans laquelle en entendra bien peu de tous ces parlers mystiques ; ce sont des secrets d’amour céleste : si on ne les goûte, on ne les comprendra point.


Traité VI. Du sujet prochain de l’oraison mystique, ou du fond de l’âme


Chapitre ix. Qualité, noblesse et excellence de la suprême partie de l’âme


Section 11. Effets de l’introversion de l’âme en son fond


L’oraison de repos, ou la fonction de la pointe de l’esprit, qui est une introversion de l’âme en son fond, produit en elle beaucoup de biens et d’excellents effets.


Premièrement, elle l’unit à Dieu, parce que cette introver-sion est un amour très pur et très ardent, et que, comme dit saint Denys, l’amour tend à l’union, faisant sortir l’âme de soi-même pour l’unir à l’objet aimé, dans lequel elle est plus vivante que dans le sujet qu’elle anime.


Secondement, l’âme, en vertu de cette conjonction et union si intime et si étroite avec Dieu, devient son épouse consacrée et dédiée à ses plaisirs, l’objet de ses complaisances, tout écla-tante des rayons de son ineffable beauté, et comblé de ses dons et richesses inestimables.


Troisièmement, dans cette union Dieu se découvre à l’âme, ôtant le voile des images et des nuages des créatures, et bien que cette manifestation où vision ne soit pas [272] intuitive, comme est celle des bienheureux, elle est néanmoins la plus grande qui soit sous le ciel, et l’âme y est enseignée de Dieu même, comme parle Isaïe. Là, parmi ces divins embrassements, il lui révèle ses secrets, et cette âme étant comme une belle

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glace vive et profonde, sans tache des images et des affections créées, il lui communique sa clarté ; aussi cette union est appe-lée du nom de mystique théologie, c’est-à-dire connaissance de Dieu très secrète, parce qu’au moyen de cette union, l’âme acquiert une certaine connaissance expérimentale qui surpasse la science, et qui pour cela est appelé sapience par saint Denys, ou très divine connaissance.


Quatrièmement, la suavité, la paix et le repos découlent encore de cette même source de l’expérience et de l’union de Dieu. Car cette introversion étant une conjonction très étroite de l’âme aimante avec le Bien-Aimé, il faut que la joie soit abondante, et que d’elle suivre la paix et le repos, qui même donne le nom à cette théologie et oraison mystique.


Cinquièmement, la perfection de l’âme par l’ornement de toutes les vertus est encore l’effet de cette amoureuse intro-version ; l’amour tend à l’union, transportant l’amant et le faisant sortir de soi-même pour [273] l’unir à l’objet aimé et le transformer en lui. L’âme qui aime puissamment Dieu se transforme si fort en lui de cœur et de volonté, qu’elle ne veut plus que ce que Dieu veut, et la volonté étant unie, toutes les autres puissances qui en dépendent demeurent transformées, et la vie de l’âme changées en la vie du Bien-Aimé, par une ressemblance la plus grande qui se puisse trouver entre Dieu et la créature. C’est pourquoi elle doit avoir toutes les vertus en un degré héroïque, comme il est bienséant à une âme qui a acquis la divine ressemblance avec le Dieu des vertus. Cette âme ainsi arrivée aux très purs et très aimables embrassement de l’Époux céleste, se trouve très conforme à l’image de Jésus-Christ souffrant, se plaisant non seulement à faire des choses grandes pour lui, mais à souffrir toutes sortes de peines exté-rieures et intérieures, par un amour nu, et soutenue de sa seule générosité, qui ne trouve de consolation qu’au seul accomplis-sement de sa sainte volonté.


Sixièmement, cette introversion conduit l’âme à l’état d’une oraison et présence de Dieu habituelle ou continuelle, qui est le but de la vie contemplative, parce qu’elle y apprend à ne voir

306 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


que Dieu est adhérer à lui seul en toutes choses ; et comme nos yeux ne peuvent apercevoir les choses de ce [274] bas monde sans voir la lumière par laquelle elles sont vues et rendues vi-sibles, de même cette âme élevée par cette lumineuse introver-sion voit Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, par lequel et pour lequel elle subsiste ; sans être diverti de cette divine présence, ni par les occupations extérieures, ni par la fréquence des hommes ; conservant par une intime, stable et essentielle introversion, l’unité d’esprit en toute multiplicité.


Livre quatrième. De l’oraison de repos mystique savou-reux et de celui qui est sec et sans goût


Traité VII. Des diverses espèces d’oraison mystique savoureuse


Chapitre premier. De la première espèce de l’oraison de repos mystique savoureux, qui est dans l’imagination et qui s’appelle assoupissement délicieux


Section 4. Différences entre l’assoupissement mystique et le corporel


Ces deux assoupissements diffèrent, premièrement, en ce que le corporel charge la tête de vapeurs, rend le corps pe-sant et paresseux au travail ; mais l’assoupissement mystique n’appesantit point le corps. S’il demande la retraite, ce n’est point par paresse, mais pour vaquer plus aisément à Dieu et se reposer en lui.


Secondement, le travail et l’occupation réveillent le corps, mais ils ne divertissent point l’âme de son assoupissement, quand elle ne s’y porte point par excès. [297]


Troisièmement, l’homme peut, ou procurer, ou éloigner par son industrie l’assoupissement corporel ; le mystique dépend de Dieu ; l’âme, pourtant, le pourrait empêcher par un grand divertissement, ou par la résistance qu’elle y apporterait.


Quatrièmement, si l’assoupissement corporel cause la pa-resse, qui est une espèce de tristesse, le mystique est bien diffé-rent, puisqu’il rend l’âme allègre et contente.

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Cinquièmement, l’assoupissement corporel rend l’homme terrestre brutal, hébété, empêche les pensées des choses spiri-tuelles ; le mystique rend l’âme dévote, intérieure, la confit en douceur et la plonge en Dieu.


Sixièmement, l’assoupissement corporel procède quelque-fois de lassitude et empêche les fonctions du corps et l’esprit ; le mystique rend l’âme allègre, prompt et plus propre à opérer, au moins spirituellement.


Section 6. Quelques raisons qui prouvent qu’en cet assoupisse-ment mystique l’âme a une attention particulière à un objet qui n’est pas aperçu


[…] La quatrième raison : l’expérience apprend que cet assoupissement mystique s’entretient mieux, se conserve et se rappelle quand il diminue, par des imaginations que par des raisonnements et des discours d’entendement. Car quand ce repos savoureux diminue, l’âme le rappellera facilement par de petites imaginations. Par exemple, que tout ce monde n’est rien, que Dieu est tout, et par un rebut de tout ce qui n’est point Dieu, formé plutôt avec l’imagination, comme si elle chassait loin toutes choses, que non pas par discours et rai-sonnement. Ou bien, s’imaginant une grandeur immense à laquelle seule elle adhère en rejetant tout le reste. […]


Section 8. Les sens externes sont à demi liés dans cet assoupisse-ment mystique, et comment.


Je dis que les sens externes sont à demi liés dans cet assou-pissement mystique, par un repos savoureux de la volonté et par une connaissance mystique et directe, tant de l’entende-ment que de l’imagination. Ce que pour mieux entendre, il faut savoir, premièrement, que la concupiscible et l’irascible n’y opèrent point du tout ; secondement, que la volonté n’y produit aucun acte ; troisièmement, qu’il n’y a aucune pensée ni de Dieu ni d’autres choses : la volonté se tient en un repos agréable, adhérant à un objet qui n’est point aperçu, auquel nonobstant elle a si grande attention, qu’il l’élève, la suspend, la tient occupée sans produire ni actes, ni pensées, mais une

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simple suspension. C’est encore une grande tranquillité de l’âme, qui s’essore 376 et s’élève vers ce bien non aperçu ; elle s’agrandit, même, au-dessus de soi et de tout ce qui n’est point goûté dans ce repos, avec un désaveu, au moins virtuel, de tout ce qui est au-dessous de lui.


[…] Puisque ce tourment et agitation de la partie inférieure ne nous ôte point le goût, ni le repos et la quiétude de la vo-lonté, de quoi nous mettons-nous en peine ? Qu’il demeure tant qu’il voudra, il suffit que nous soyons assurés que Dieu nous le laisse pour exercer notre patience.


Le second avis que je donne à l’âme, est de ne s’efforcer point plus que de raison de ramener le sens à son devoir, parce que cet effort qu’elle fera pour l’apaiser et l’atttirer à son goût ne lui peut être que préjudiciable en tel état, pour plusieurs raisons. Premièrement, parce qu’il est inutile, le sens n’obéis-sant pas à la raison. Secondement, voyant ses efforts inutiles, elle aura de l’inquiétude, croyant que la furie de cette partie inférieure est un empêchement pour jouir de son doux repos, et que ce désarroi est un grand mal, et cette inquiétude est très contraire à cette oraison de repos, et la tristesse à son goût.


La troisième raison est que, travaillant en son esprit pour apaiser les révoltes de la partie inférieure, la volonté embrasse plus d’affaires qu’elle n’en peut digérer : le soin d’apaiser ses sens est seul capable d’engloutir toute son attention ; celui d’entretenir le goût de Dieu n’en demande pas moins ; [406] ayant deux fusées à démêler, si difficiles qu’à peine peut-elle satisfaire à l’une, comment le pourrait-elle à toutes deux ? Et ainsi elle tombera accablée sous le faix. […]


La quatrième raison est que le pénible et inutile travail que prend l’âme d’apaiser le sens troublé, lui fait perdre le goût de son repos savoureux ; parce que l’attention qu’elle donne au sens diminue celle qu’elle doit à l’entretien de ce goût, et que le défaut d’attention et de coopération à telles grâces les diminue ou fait évanouir tout à fait. […]




376. S’essore : prend son essor.

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L’entendement a honte de voir qu’il n’entend pas ce que l’âme veut, et ainsi il va de part à autre comme étourdi et tout étonné ; car il ne s’assied et ne se repose à chose aucune. La volonté est si plongée en Dieu, que l’inquiétude de l’entende-ment lui donne une grande peine ; et partant, il ne faut point qu’elle en fasse cas, car il lui ferait perdre beaucoup de ce dont elle jouit ; mais il faut qu’elle le laisse là, et qu’elle s’abandonne entre les bras de l’amour. Car Sa Majesté lui enseignera ce qu’elle doit faire en ce temps-là, et quasi le tout gît a s’esti-mer indigne d’un si grand bien, et à s’employer en actions de grâces. Il arrive souvent que quelqu’un, voulant empêcher un autre de se noyer, se noie avec lui et perd la vie qu’il lui veut sauver ; ainsi l’âme voulant tirer le sens au point de tranquillité et de repos, se noit avec lui dans les eaux de ses inquiétudes, perdant la grâce de son précieux repos 377.


Traité VIII. Des différentes espèces d’oraison mystique sans goût


Chapitre premier. L’oraison mystique sans goût produit ses actes sèchement et difficilement


Section 2. De la nature des sécheresses


[501] Les sécheresses, qu’on appelle autrement des noms de délaissements, d’abandons, de privations et semblables, ne sont autre chose que la difficulté que ressent l’âme à faire orai-son. Ces sécheresses rendent le cœur stérile de bonnes pensées et sont semblables à une bise ou à un vent froid qui flétrit les fleurs de la dévotion et qui amortit et éteint toute suavité et suc spirituel.


Et comme le palmier produit ses dattes en des lieux arides, comme l’or se tire d’une terre sèche et stérile crevassée, et la nacre de perle de la mer salée, cette oraison de même produit ses actes en amertume de cœur, ses bonnes pensées sont sèches et arides. Il ne faut point parler à une âme qui est en telles sécheresses de garder de méthode en la production de ses actes,



377. Cf. Justifications XVII « Distractions ».

310 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


non plus qu’à un prédicateur ou orateur qui a perdu la mémoire du discours qu’il avait prémédité ; il faut qu’il dise ce qui lui viendra en bouche le mieux qu’il pourra, à peine d’être sifflé. Que l’âme de même qui se trouve en ce pitoyable état d’oraison s’échappe et se tire de ce bourbier le mieux qu’elle pourra.


Section 2. Le mot de négligence ou nonchalance mystique usité et approuvé dans la théologie mystique


[…] Nos mystiques sont quelquefois contraints d’user de termes extraordinaires pour signifier des choses fort difficiles à connaître et expliquer, et spécialement cette union avec Dieu qui se fait sans pensées. […] En tête de cet escadron mar-chera une [669] Déborah, car Dieu a donné le salut en la main d’une femme. C’est sainte Thérèse, qui ne déguise point les mots, mais les prend en leur plus naïve signification pour se donner à entendre. Voici ses paroles 378 : « Il faut, dit-elle, lais-ser l’âme entre les mains de Dieu, qui fasse ce qu’il lui plaira d’elle ; avec la plus grande négligence de son profit et la plus grande résignation à la volonté de Dieu. » En cet endroit on ne peut prendre ce mot que pour une négligence mystique, voulant dire que l’âme se doit laisser conduire à Dieu par la voie qu’il lui plaira, négligeant son propre profit ; et que quand il lui semblera qu’elle n’avance pas en l’oraison, n’ayant au-cune bonne pensée, elle ne se doit pas mettre en peine de ce prétendu avancement, mais s’unir à Dieu par la voie ou par le moyen qui lui plaira davantage. Le bienheureux Jean de la Croix, parlant de l’oraison de quiétude ou de repos, laquelle espère parmi les aridités et les sécheresses, dit 379 que si en ari-dité et en sécheresse qui excite l’âme d’être seule et en repos, ceux à qui cela arrive se savaient calmer et négliger, tout œuvre intérieur et extérieur qu’ils prétendent faire par leurs industries et par leurs discours, ne se souciant d’autre chose que de se laisser conduire à Dieu, ils jouiraient en ce loisir sans souci de





  1. Le Château intérieur, Demeure VII, chap. vii.


  1. La Nuit obscure, I, chap. ix.

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cette délicate [670] réfection intérieure, laquelle opère au plus grand loisir et négligence de l’âme.


Le Père Jacques de Jésus, dans les notes qu’il a faites sur les œuvres de ce bienheureux Père, use aussi du mot de sainte négligence, et en la phrase seconde 380 il montre qu’il ne faut point avoir soin ni souci d’opérer, c’est-à-dire d’avoir de bonnes pensées, pour jouir d’une autre opération. C’est, dit-il, parlant de lui, ce qu’il savourait souvent et qu’il répète savoureusement, que nous laissions l’âme libre et sans souci, ajoutant que comme cette opération et cette faveur que reçoit l’âme est réellement de Dieu, le soin et la prétention nuit pour lors, voire même au spirituel ; or quiconque dit prétention dit affection avec effet que l’âme a de tenir ce qu’elle a prétendu, y ayant en cela un peu de propriété et regardant cette œuvre comme fille de ses diligences et où elle a bonne part.


Le père Constantin use aussi de ce mot de négligence 381. […]


Section 3. Le mot de négligence mystique en sa propre signification…


Les mots de négligence ou de nonchalance sont équivoques, en ce qu’ils peuvent être pris pour signifier la paresse ou la lâcheté ou pour un acte mystique servant au repos et à l’union avec Dieu ; et nos théologiens le prennent non au premier sens, parce qu’en la théologie mystique on ne blâme rien plus que la paresse, mais au second, enseignant par ce terme qu’il ne se faut pas soucier de produire des actes et qu’il les faut négliger en quelque façon, afin de donner lieu au repos mystique et à l’union avec Dieu ; et ils attribuent cette négligence mystique à toute l’oraison de repos, parce qu’il est nécessaire à l’âme de négliger sans mépriser les opérations et les bonnes pensées, afin de vaquer à l’union et au repos mystique en Dieu.





312 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Bien que j’approuve le sens que les contemplatifs donnent à cette négligence mystique, si on la prend néanmoins pour une nonchalance de produire des actes et de s’entretenir en bonnes pensées, elle ne convient, à proprement parler, qu’à cette [672] onzième espèce, en laquelle l’âme a une lumière et un touche-ment intérieur qui lui fait goûter ou pénétrer qu’en l’état où elle est, elle ne se doit point soucier de la production d’actes, puisque par eux elle ne se peut unir à Dieu, et que même ils sont empêchement à ce repos mystique, si elle prend un soin trop grand de les rechercher quand elle ne les peut avoir.


Sans cette lumière ou ce touchement intérieur, je ne conseil-lerais pas à l’âme de pratiquer cette nonchalance ou négligence de bonnes pensées, crainte qu’elle n’en fît pas assez d’état ; mais cette lumière donne le remède à ce mépris, quoiqu’il soit vrai que l’âme n’a pas toujours cette lumière et cette vue toutes les fois qu’elle pratique l’oraison de repos.


Il faut que je tâche de faire comprendre quel est l’acte de cette négligence mystique, afin qu’on connaisse par même moyen pourquoi les docteurs contemplatifs assurent qu’elle est nécessaire à toute l’oraison de repos, et pourquoi je dis qu’il est dangereux de la pratiquer hors de cette onzième espèce.


Cette nonchalance ou négligence mystique est donc en l’âme un acte de grande résignation à la volonté de Dieu, qui pour lors ne veut pas qu’elle puisse avoir de pensées. [673] C’est une indifférence de les avoir ou non, qui la rend satisfaite de ce que Dieu ordonne ; ce qu’elle peut faire en deux façons. La première, c’est lorsqu’étant en telle sécheresse qu’elle ne peut avoir de bonnes pensées, ou qu’ayant un repos savoureux ou un goût qui l’entretient suffisamment sans autres pensées, elle ne se met pas en peine d’en procurer, et pour lors, bien qu’elle ne fasse point de réflexion que c’est par un tel motif qu’elle néglige ces bonnes pensées, et se contente de se tenir en repos et en tranquillité, elle ne laisse pas de les négliger en effet. La seconde, c’est quand elle a une lumière et une vue que, pour se tenir en ce repos mystique et mieux pratiquer la tranquille patience, elle doit négliger ces bonnes pensées et de-

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meurer indifférente ; et pour lors cette négligence est exprimée et signifiée à son entendement par cette vue et lumière. […]


Section 4. Comment l’entendement et la volonté opèrent dans cette oraison


L’entendement opère en cette oraison par une vue simple sans discours, et la volonté par un repos délicat.


Nous avons dit ci-dessus que la volonté avait une noncha-lance de produire des actes et ne se souciait point d’avoir de bonnes pensées ; parce que l’entendement lui fait voir qu’elles ne lui sont pas possibles et qu’elle se peut unir à Dieu sans elles ; et qu’ainsi Dieu ne lui en voulant pas donner, elle se devait tenir soumise à sa volonté, ce qui lui donne ce repos.


Mais il faut savoir que l’entendement n’a pas toutes ces connaissances par forme de discours et de plusieurs pensées, mais par une simple vue contemplative sans raisonnement, et par une lumière fort déliée qui lui fait voir qu’elle se doit tenir contente bien qu’elle ne puisse opérer par bonnes pensées ni faire autre chose que se tenir en repos mystique. Cette lumière vient de la foi nue humaine, qui est réfléchie en tant qu’elle est humaine, mais directe en tant qu’elle est divine. C’est-à-dire que cette lumière donne une connaissance réfléchie à [676] l’âme qui lui fait voir qu’elle ne peut opérer, et qu’elle ne s’en doit point mettre en peine ni s’inquiéter de ce qu’elle ne peut pas avoir de bonnes pensées, et qu’elle ne s’unira pas moins à Dieu par une patience tranquille que par l’opération. Toute cette connaissance lui est donnée par une lumière de la foi nue en tant qu’elle est humaine, non par discours ou diverses pensées mais par une simple vue ; et cette même lumière excite la volonté à se tenir en repos sans qu’elle voie par connais-sance réfléchie en quoi elle se repose ; et c’est la foi nue, en tant qu’elle est divine, qui lui donne cette connaissance qui est seulement directe mystiquement. Cette lumière lui montre encore, non seulement qu’elle ne peut point opérer, mais qu’en l’état auquel elle est, elle ne doit pas s’y efforcer ; parce que si elle voulait opérer et chercher de bonnes pensées et des

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méditations, elle empêcherait l’oraison de repos, qui pour lors est en son droit et en ses appartenances, et la lumière qui lui


fait produire cet acte de ne vouloir point opérer porte toutes les raisons et les motifs qui l’y doivent induire, mais la plupart virtuellement ; au moins l’âme ne s’en aperçoit guère.








Simon de Bourg-en-Bresse († 1694)



On ne sait presque rien de ce capucin de la province de Lyon qui fit profession en 1652, fut prédicateur et mourut à Saint-Étienne en 1694 382. Il avait le capucin Archange Ripault en particulière estime 383, en dehors des auteurs mystiques plus anciens, d’où se détachent tout particulièrement Jean de la Croix, Catherine de Gênes et Harphius.


Les Saintes Élévations (1657)


Cet unique bel ouvrage 384 de Simon constitue un manuel qui veut mettre de l’ordre dans la théologie mystique telle qu’elle est comprise au milieu du siècle : en treize points, huit degrés, dont chacun est divisé en de nombreux chapitres (nous ne les indiquons généralement pas au sein de degrés repré-sentés ici de façon fort condensée)… L’ouvrage, du fait de son



    1. DS 14. 868/70 (art. par Willibrord). Simon nous a été recommandé par le P. Derville, s.j., avec Martial d’Étampes et Pierre de Poitiers.

    2. Frère mineur de la province de Paris, Archange Ripault est un auteur controversiste que nous n’avons pas retenu. « Il laisse en mourant (1650) de grands exemples de vertus. Le Parlement assiste à ses funérailles » (DS 1.830).


    1. Les Saintes Eslevations de l’âme à Dieu par tous les degrez d’oraison, par le R. Père Simon, de Bourg-en-Bresse, capucin, en Avignon, chez Jaques Bramereau, imprimeur de Sa Sainteté…, 1657, 803 p. et table ; nous utilisons l’exemplaire rare des A. S. S. ; 2e éd. Paris 1661, puis 1662 et 1674, etc. [Les Saintes Eslevations… comportent treize points, 1-62, suivis de huit degrés, 63-601, suivi de Traité de la contemplation véritable de Jésus-Christ, 602-709, Traité de la sainte Eucharistie, 710-790, Conduite intérieure d’une sainte âme, 790-803, Table. – Les Traités et la

Conduite présentent moins d’intérêt.]

316 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


approche expérimentale et très fine psychologiquement, est d’une lecture intéressante dès le départ, ce qui est rare chez nos auteurs à visée didactique, qui opèrent de manière progressive et qu’il vaut donc mieux souvent aborder par la fin de leurs traités. Loin de toute illusion, peu étincelant, le style est sobre, équilibré, doux et suave. Le fond est direct et élevé.


Un maître expose son expérience des âmes même si, en introduction, il veut inciter à douter de son expérience per-sonnelle. De plus on ne traîne pas ici longtemps dans la pré-mystique : dès le troisième degré, l’âme comprend que Dieu habite en elle par « infusion continuelle de sa grâce ». La pré-sence de Dieu incline à la parfaite conformité. La simplifica-tion conduit à l’unité.


[La diversité des tempéraments :]


[9] Le septième point est qu’il faut néanmoins avouer que tous ne sont pas bien propres pour cette vie, car les uns sont trop actifs et remuants, propres seulement pour les oraisons vocales. Les autres, trop curieux, ne peuvent s’ajuster qu’aux hautes spéculations des perfections divines ; les autres, pour être d’un naturel rude, ne sont après qu’à [sic] 385 la médita-tion des fins dernières. Les autres ne peuvent être frappés que par des objets sensibles, si bien qu’ils ne peuvent sortir de la considération de la vie et de la mort du Sauveur. Les autres sont d’un esprit petit, incapable de choses grandes, et pour le monde et pour Dieu. D’autres vivent dans un perpétuel laby-rinthe de scrupules inextricables. Et d’autres passent encore presque tout leur temps dans des aridités très pénibles, sans aucun plaisir.


Et ce qui est très remarquable, Dieu infiniment sage se conforme pour l’ordinaire au [10] naturel et à l’état d’un cha-cun, et lui donne les grâces qui lui sont propres, à l’actif pour le diriger dans la vie active, au contemplatif pour la vie contempla-tive, au religieux pour sa religion particulière, et au séculier pour



385. Ne sont par suite propres qu’à…

Simon de Bourg-en-Bresse

317


sa vie séculière et divertie. Car c’est de lui qu’il est écrit qu’il atteint d’un bout jusques à l’autre fortement, et dispose toutes choses suavement 386. Et pour ce sujet les théologiens disent que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. […]


[Les degrés :]


Mais aussi depuis que Dieu par sa grâce plus abondante nous a fait passer au troisième degré et aux suivants, qu’il nous a bouché la veine de la méditation et qu’avec son secours nous nous sommes formés une sainte habitude de sa simple et amoureuse présence, communément nous ne devons pas retourner à une méditation longue et pénible, car nous retour-nerions sur nos pas ; au lieu d’avancer nous reculerions, du terme du repos nous [12] reprendrions le travail du chemin et nous nous divertirions de Dieu et de son union glorieuse.


[…] Lorsque Dieu par sa très grande bonté nous a admis dans les degrés passifs et purement surnaturels, savoir le troi-sième, le quatrième, le cinquième et le sixième — car pour le septième peu d’âmes y parviennent, du moins dans sa rigueur et âpreté —, nous allons de l’un à l’autre comme il plaît à Dieu et nous devons nous laisser conduire par lui sans aucun soin de nous-mêmes, puisqu’il s’est rendu notre très amoureux direc-teur. Et quelquefois dans un même jour nous parcourons tous ces quatre degrés et il ne faut que quelque petite rencontre pour nous faire passer de l’un à l’autre. Je sais bien que plu-sieurs reprennent les auteurs qui ont voulu enseigner ce qui ne se peut enseigner que par le Saint-Esprit, disent-ils. Et ainsi le docte Gerson corrige le pieux Ruusbroec par ces paroles : vous avez séparé la fleur de sa racine car, comme la fleur retranchée de sa racine et tenue par les mains se flétrit soudain et perd toute sa beauté, ainsi ces sublimes manières d’oraison, retirées de leur source véritable qui est Dieu, et de sa sainte opéra-tion en nous, et exposées à la connaissance d’un chacun, elles perdent tout leur lustre et éclat.




386. Sg 8, 1.

318 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Mais je réponds que nous devons donc blâmer, ce que tou-tefois nous n’oserions avancer [13], saint Denys, saint Bona-venture, Hugues de Saint-Victor, Harphius, sainte Thérèse, le bienheureux Jean de la Croix, le Révérend Père Benoît de Canfield et tant d’autres écrivains mystiques. […]


Au premier degré, nous nous occupons en plusieurs et diverses méditations prises sur des sujets tous différents ; et par ainsi, nous agissons beaucoup, et sommes dans une grande multiplicité.


Au second, nous restreignons et recueillons notre esprit à une seule méditation, qui est celle de Dieu, et encore pour le regard de sa seule immensité, de son existence et de sa simple présence ; et par ainsi nous commençons à nous simplifier.


Au troisième, nous ne recherchons plus comme Dieu est présent, et nous ne nous évertuons plus grossièrement de pro-duire des affections en sa simple présence ; mais par l’abon-dance de la grâce et opération de Dieu en nous, et par une sainte habitude nous possédons les sentiments de sa simple présence et nous conservons une vue intérieure de lui tout pré-sent, dans laquelle nous formons nos affections, non plus acti-vement et grossièrement, mais passivement et intimement ; de sorte que nous devenons encore plus simples et détachés de nous et de nos actes.


Au quatrième, non seulement nous retranchons les médita-tions, mais encore les diverses affections sur Dieu présent. Et communément nous nous contentons d’une élévation simple, amoureuse et respectueuse, notre esprit sur Dieu tout présent ; et par ce moyen nous [22] sommes rendus encore plus simples.


Au cinquième, comme plus passif et surnaturel, Dieu nous fait perdre notre propre activité et tout notre effort grossier du quatrième degré avec lequel nous tâchions d’élever notre esprit à lui ; de sorte qu’il nous fait faire cette élévation d’une manière plus passive et surnaturelle, et par même moyen il nous rend plus simples et intimes.


Au sixième, Dieu nous prive du regard de notre entende-ment sur lui tout présent, et il ne nous laisse que le seul amour :

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319


amour sans aucune connaissance actuelle et par conséquent obscur et ténébreux, dont nous restons tout désolés, craignant de retourner en arrière et de devenir oisifs et moins spirituels, quoique pourtant nous devenions plus simples, plus intimes et plus élevés, en ce que nous sommes très noblement occupés au meilleur, qui est l’amour.


Au septième, Dieu nous laisse bien son amour, voire même il nous l’augmente ; mais il nous prive de tout le sentiment d’icelui ; voire même il nous en donne un sentiment tout contraire, par les diverses rébellions de la partie inférieure, et par le peu d’action et de résistance sensible de la partie supé-rieure, dont nous restons encore plus troublés et angoissés ; mais en vérité plus simples, plus éloignés de nous et de nos actes, plus purgés de nous-mêmes et de nos imperfections, et plus déiformes.


Et au huitième, non seulement nous pratiquons toutes les vertus les plus excellentes [23], mais encore nous n’opérons plus imparfaitement, bassement, activement et humainement, mais très parfaitement, hautement, passivement et divine-ment ; en ce qu’en toutes nos œuvres nous sommes comme continuellement mus et agis de Dieu. Et par même moyen nous vivons dans une très grande simplicité, nudité et aliéna-tion de nous-mêmes.


Et par cette simplification parfaite de nous-mêmes, nous acquérons une union, et si j’ose dire, une unité très admirable avec Dieu ; car, comme dit l’Apôtre, celui qui, défunt et étran-ger de soi-même, adhère intimement à Dieu, il devient très glorieusement un même esprit avec lui 387. […]


Et de grâce, remarquons bien ceci : vivant toujours en nous-mêmes et opérant par nos industries, nous n’acquérons que des vertus naturelles, morales, imparfaites et petites ; mais vi-vant en la présence de Dieu, nous exposant devant lui et nous dépouillant de nos propres activités pour laisser agir Dieu en





387. Cf. I Co 6, 17.

320 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


nous, nous recevons de lui des vertus surnaturelles, infuses, très parfaites et excellentes.


Et de là il arrive que tant d’âmes peu soigneuses de vivre avec Dieu, trop actives et arrêtées en elles-mêmes, après les quinze et les vingt ans de leur vie dévote, sont, hélas, comme le premier jour, sans expérience du vrai Esprit, sans connaissance des opérations divines [26] et intérieures, et sans aucune vertu surnaturelle ; et même, aveuglées par elles-mêmes et par leurs opinions perverses, elles pensent qu’il n’y a pas d’autre vrai chemin que le leur, qui est de toujours agir, et presque jamais elles ne s’aperçoivent de leur retardement, dont elles décrient et méprisent cette voie divine plus passive qu’active.


Or ce sont ces œuvres, lesquelles, parce qu’elles sont inté-rieures et comme étant les plus parfaites pour notre regard, nous donnent aussi une connaissance plus parfaite de Dieu, savoir une connaissance amoureuse, savoureuse, expérimentale et très certaine ; nous le font connaître et comme toucher, non seule-ment par le ouï-dire, par l’opinion et par la foi, mais encore par le goût et l’expérience ; nous communiquent la vraie sapience, qui est une science savoureuse ; et nous rendent en vérité sa-pients, c’est-à-dire savourant et expérimentant d’une manière ineffable que Dieu est, qu’il nous est très essentiellement et substantiellement présent, que c’est lui qui par soi-même opère si divinement en nous et qu’il est un abîme infini et inépuisable de bonté, d’amour et de suavité. [29] Et plus Dieu opérera de la sorte en nous, plus parfaitement aussi nous le connaîtrons ; or le second degré bien pratiqué est une grande disposition aux opé-rations et communications plus intimes de Dieu. De sorte que tout cet exercice n’est autre que cette connaissance savoureuse, expérimentale et amoureuse de Dieu.


[Il faut « oser aspirer à ces choses » :]


Abus et ignorance extrême de dire que ces choses sont trop hautes et extraordinaires, lesquelles ne doivent pas être pour-suivies d’un chacun ; car si elles sont hautes, et 388 quoi de plus



388. Au sens de : « Eh ! quoi de plus glorieux… »

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glorieux que d’aspirer à elles et travailler pour les acquérir ? Sainte Thérèse a bien dit que les âmes magnanimes qui pré-tendent à une haute vertu réjouissent Dieu et reçoivent de lui ses grâces plus abondantes, mais que les pusillanimes qui vont languissant après une vie commune contristent le Saint-Esprit et demeurent toujours pauvres de vertus.


Et puis ces choses ne sont hautes et extraordinaires [35] que par une opinion erronée, ou bien par la paresse et la corruption de notre vicieuse nature ; et comme elles ne demandent pas les hautes spéculations et qu’elles consistent particulièrement en amour, certes elles sont pour tous, et particulièrement pour les plus simples ; et de vrai elles ne requièrent qu’une volonté bonne, véritable, sincère et ardente, laquelle je puis appeler toute-puissante, parce que Dieu tout-puissant ne manque pas de la fortifier toujours de ses grâces, et pour cela saint Bernard assure avec vérité qu’elle est le plus grand trésor du monde.


Abus encore et ignorance de n’oser aspirer à ces choses par crainte des périls et illusions de Satan ; car les dangers de l’océan et des pirates ne détournent pas les avares marchands de la navigation et du riche trafic des Indes. Et cet homme ne serait-il pas extravagant, lequel s’arrêterait aux fondations de sa maison, sans vouloir bâtir plus haut par crainte de la hauteur ?


Et puis tant s’en faut qu’il y ait du danger de marcher avec Dieu, au contraire c’est la sûreté même. Sainte Thérèse a bien dit que ce très bon Seigneur ne permettra pas, si nous le cher-chons fidèlement et purement, que nous reposions dans le sein de l’étranger. Et quel danger en un exercice qui retranche les hautes spéculations et qui ne consiste qu’en amour ? Au contraire, les dangers sont dans une vie basse et languissante ; car comme nous ne prétendons pas aux choses hautes, nous n’atteignons pas seulement aux médiocres, mais [36] nous allons donner dans les péchés mortels et dans la damnation.


Abus encore et ignorance insupportable d’attendre que nous soyons extraordinairement tirés de Dieu, et ne nous pas éver-tuer de notre part. Car ce n’est pas la coutume de Dieu de faire des miracles sans sujet ; et pour une âme qui est extraordinai-

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rement conduite de Dieu, il y en a deux cents qui n’ont qu’une conduite ordinaire. Desquelles Dieu demande non seulement une mortification exacte, mais encore des bonnes et revenantes méthodes, à faute de quoi elles anéantiront tous les desseins et toutes les opérations de Dieu en elles ; c’est pourquoi l’Apôtre nous apprend que nous sommes les coopérateurs de Dieu 389.


Qui me dira pourquoi […] si peu reçoivent de Dieu des grâces extraordinaires ? […] Comme nous lâchons nos yeux à la picorée 390, que nous parlons à tout propos, que nous suivons les impulsions de notre volonté, que nous sommes attachés à notre jugement, que nous ne voulons souffrir aucune persécution et, en un mot, que nous ne nous faisons aucune violence pour vivre étroitement selon la discipline des saints, ces imperfections jour-nalières détruisent autant et encore plus que l’oraison ne bâtit ; nous [43] ne voulons donner aucun sang à Dieu et Dieu très justement nous dénie son Esprit 391. […]


[47] Sixièmement 392, n’entreprenons jamais aucunes occu-pations quoique bonnes et saintes, si elles sont par-dessus nos forces, car accablant notre esprit, elles empêcheront de voir et goûter Dieu. […] L’exemple de saint François est admirable en ceci, lequel s’occupant à faire un panier d’osier, comme ce panier lui fut venu en pensée pendant son oraison et lui eut donné quelque distraction, il l’alla jeter au feu, avec ces paroles : « Je te sacrifierai au Seigneur, puisque tu as empêché le sacrifice de mon oraison que je lui présentais. »


Soudain que nous commençons à goûter Dieu en l’orai-son, nous nous sentons pousser de profiter aux âmes, et leur communiquer nos lumières et nos affections ; mais nous de-vons modérer nos ardeurs, jusques à ce que nous soyons plus confirmés en Dieu ; et du commencement nous devons nous représenter qu’il n’y a que Dieu et nous au monde ; autrement,


  1. I Co 3, 9.


  1. Picorée : pillage.


  1. Cf. l’apophtegme devenu proverbial : « Donne ton sang et reçois l’Esprit » (Apophtegmes des Pères du désert, série alphabétique, Longin, 5).

  2. Nous avons omis ce qui précède.

Simon de Bourg-en-Bresse

323


voulant prendre l’essor, et n’ayant encore [48] que du poil sou-let 393, nous tomberions ridiculement.


Certes nous ne devons pas nous employer avec tant de zèle pour le bien des consciences que nous en perdions le repos de la nôtre. Et partant, qu’il nous suffise d’avoir un ardent désir qu’un chacun boive ce vin très délicieux que Dieu nous verse avec tant de libéralité ; mais ne nous entremettons pas d’en être les distributeurs ; si Dieu ne nous y appelle, nous devons avoir une très petite opinion de nous, et reconnaître combien nous sommes malpropres pour profiter à autrui.


Il est très bon que cette soif ardente du salut de notre pro-chain soit en nous, mais elle y doit être par l’opération de Dieu, et non pas excitée par nos propres soins, et Dieu nous l’ayant donnée, ce sera après à lui de s’en servir comme il trouvera bon.


Septièmement, ne nous actuons pas trop aux occupations bonnes et nécessaires, ne nous donnons pas tout entier, et avec violence à icelles, ne nous en rendons pas les esclaves, ne nous proposons jamais d’en venir à bout à quelque prix que ce soit, et ne nous opiniâtrons pas de vouloir tout achever au terme du temps que nous nous serons donné.


Mais faisons le tout avec modération et sans empressement, conservons-nous toujours les maîtres de nous-mêmes, et re-mettons-en à Dieu toute l’issue, car notre principale intention doit être de ne pas quitter de vue cet Être souverain, et de plaire uniquement à Son adorable Majesté. Et puis il n’y a chose si contraire [49] au vrai repos de l’âme que de s’opi-niâtrer de venir à bout d’une entreprise. Dieu ne peut plus disposer de nous, ni nous mener où il lui plaît : c’est le forcer de s’accommoder à nos fantaisies, c’est préférer nos volontés esclaves à la sienne souveraine, c’est nous rendre maîtres et propriétaires de nos volontés perverses, c’est arrêter le cours du Saint-Esprit.


Et pour cela saint François nous avertit que nous travaillions fidèlement et dévotement, en telle sorte que nous n’éteignions



393. Étant encore imberbes.

324 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


pas l’esprit de la sainte oraison et dévotion, auquel toutes les autres choses doivent servir.


Huitièmement, ne nous embarrassons pas en plusieurs orai-sons vocales et ne donnons pas de taxe ni à leur nombre ni à leur durée, car elles empêcheraient notre oraison mentale, beaucoup plus utile et plus parfaite ; elles divertiraient notre esprit uni à Dieu, et elles feraient que nous ne resterions pas libres pour suivre l’attrait et l’impulsion de Dieu.


Mais conservons-nous dans une telle liberté que là où nous trouverons notre repos, nous nous y arrêtions et goûtions les douceurs qu’il plaira à Dieu nous départir. Le but de tous nos exercices spirituels est de jouir de Dieu ; donc, l’ayant rencon-tré, les moyens qui nous y conduisent doivent cesser ; notre Dieu se présentant à nous, quittons tout le reste, et nous arrê-tons à lui seul.


Et pour cela, sainte Thérèse assure que ceux qui prennent comme à tâche de dire plusieurs oraisons vocales n’arriveront jamais à quelque degré de bonne oraison s’ils ne quittent ce prix fait 394. [50]


Neuvièmement, éloignons de nous tous scrupules, car comme cette présence de Dieu est toute fondée en amour, les scrupules qui procèdent d’une crainte servile et mercenaire lui sont entièrement contraires. De plus, cette présence de Dieu demande un esprit tout tranquille et quiet, et les scrupuleux au contraire sont tous dans le trouble et l’inquiétude.


Dixièmement, retranchons de nous tous troubles en deux choses, au combat de nos passions et dans nos chutes et of-fenses. Et pour le regard de la première, lorsque quelque pas-sion déréglée ou quelque désir extravagant se mutine contre nous, ne combattons pas leur violence avec une trop grande contrainte. […]


[59] En quinzième lieu, dépouillons-nous de toutes les consolations sensibles, comme de cette tendresse de cœur, de ces larmes. […]



394. S’ils ne quittent ce préambule.

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Et partant, n’ordonnons pas notre oraison et notre service de Dieu à cet amour sensible et enfantin, mais à l’amour es-sentiel, pur et nu.


Premier degré


[Très court : neuf pages sont ici omises]


Second degré, qui est de la méditation sur la sainte présence de Dieu


Après quelques mois passés aux degrés précédents, nous de-vons entrer en celui-ci, qui est toujours de la méditation, mais sur la sainte présence de Dieu [73] […] pour l’aimer et l’ado-rer de tout le cœur. C’est la très douce et comme continuelle jouissance de fruition de lui comme de notre souverain bien. C’est, après quelques distractions et occupations extérieures, regretter amoureusement sa perte et son absence, et soudain nous replonger plus intimement dans lui. […]


[82] […] Nous vivrons dans une joie et jubilation toute divine, très pure et comme continuelle ; et ainsi le pratiquait le saint roi David parmi les soins de son état.




[98] […] Il y a deux présences de Dieu : l’une imaginaire et l’autre intellectuelle. L’imaginaire […] lorsque nous nous figu-

326 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


rons Dieu immense présent comme un feu d’une vertu infinie, remplissant et échauffant tout le monde et nous dans ce feu tout ardent ; comme lumière infinie remplissant et éclairant tout l’univers, et nous dans cette lumière comme des globes de cristal pénétrés par lui, connus de lui et éclairés par lui pour le connaître ; comme un océan infini, et nous dans cet océan comme des éponges, tout imbus et pénétrés de lui, vivant en lui, abîmés et perdus dans lui.


La présence intellectuelle est lorsque nous nous représentons Dieu tout présent, sans former en notre imagination aucunes images corporelles. Du commencement que nous nous adon-nons [99] à l’oraison, nous devons communément pratiquer la présence imaginaire pour passer à l’intellectuelle. […] Nous devrons nous représenter Dieu, non seulement comme un très pur esprit subsistant nécessairement par soi-même, non seulement comme le seul et unique être, mais encore comme inexcogitable 395, incompréhensible et ineffable ; de sorte que, comme nous ne pouvons pas comprendre son essence infinie et incompréhensible, de même nous confessions que son exis-tence et sa présence, laquelle est la même et unique chose avec son essence, nous est aussi incompréhensible.


[189] L’amour de Dieu est unique, mais il comprend trois actes : le premier est de vivre en la présence de Dieu, car le vrai et l’ardent amour imprime dans notre esprit un continuel res-souvenir de notre Bien-Aimé ; c’est pourquoi les platoniciens disaient mystérieusement : quiconque aime meurt, meurt en la pensée de soi-même et de toute autre chose, pour vivre par ressouvenir dans son bien-aimé ; le second est de faire en toutes choses la volonté de Dieu, car le propre des vrais amants est d’avoir le même vouloir et non-vouloir ; et c’est encore cela que signifie cette parole : quiconque aime meurt, meurt à toute propre volonté, pour suivre toutes les volontés de son bien-aimé […] [190] ; le troisième acte du divin amour : […] que nous accomplissions toutes nos œuvres, quelles qu’elles soient, très purement et uniquement pour Dieu. Et nous pouvons



395. Inexcogitable : impensable.

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327


encore appliquer à ceci cette parole : quiconque aime meurt, meurt à tous ses propres intérêts pour ne vivre que pour les intérêts de son bien-aimé.


Mais encore pour le regard de 396 ce troisième acte, quelle fin très noble donnerons-nous à nos souffrances et à nos actions ? […]


Les Pères de la vie spirituelle enseignent communément que nous devons souffrir nos maux et faire nos œuvres pour la vo-lonté de Dieu comme des bons serviteurs qui ne doivent vivre que pour la volonté de leur maître ; ou bien pour la gloire de Dieu, comme ses bonnes créatures, qui n’avons été produites de lui que pour le glorifier ; ou bien pour le bon plaisir de Dieu, comme des bons enfants qui ne pensent qu’à donner du plaisir à leur père ; ou bien encore pour le pur amour de Dieu, comme des chastes épouses qui n’ont de vie que pour [191] aimer leur époux.


D’autres disent que nous pouvons offrir nos souffrances et nos œuvres à Dieu, afin qu’il en fasse et qu’il les applique à quelle fin qui lui plaira ; d’autres ajoutent encore que, comme Jésus- Christ en tant que notre Chef offrait continuellement à son Père, avec une perfection inestimable, non seulement ses souffrances et ses œuvres, mais encore les nôtres, nous devons présenter à Dieu cette même très pure offrande de notre Sauveur.


Mais disons de plus que la divine essence, comme celle qui seule existe, nous doit tellement embraser et transporter d’amour que nous souffrions tous nos maux grands et petits, et accomplissions toutes nos œuvres naturelles et surnaturelles, actuellement, clairement, assurément et purement dans l’oubli de nous et de tout ce qui est créé, et dans la vue et l’unité de cette divine essence, sans que nous en sortions jamais. C’est-à-dire parce que Dieu seul est, vit et règne, et afin que lui seul soit, vive et règne comme le seul et unique être, et que la créature, quelle qu’elle soit, ne soit pas, et particulièrement nous ni aucun intérêt et plaisir nôtre. C’est-à-dire encore que




396. Pour le regard de : en ce qui concerne.

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nous connaissions, goûtions et expérimentions que, souffrant ou faisant telle chose que Dieu veut, nous nous anéantirons nous-mêmes et donnerons place à Dieu comme au seul et unique être.


[192] Et remarquons qu’en souffrant ou faisant une telle chose dans la vue de Dieu infini, parce que lui seul est, et afin que lui seul soit, non seulement nous verrons Dieu en elle, mais par abstraction de toute chose particulière, et par l’anéantissement de tout ce qui n’est pas Dieu, nous le verrons absolument partout, ou plutôt nous le verrons absolument en lui-même ; ou bien encore nous ne verrons que lui seul, et nous nous sentirons très admirablement et continuellement emportés et engloutis en tout ce que nous souffrirons et serons dans cet Être infini, comme si nous avec toutes choses étions fondus en lui.


Et par même moyen, nous verrons Dieu, non pas dès lors que nous souffrons ou opérons, mais comme dès le commen-cement, ou plutôt comme étant sans commencement et sans fin, car nous le verrons comme l’être absolument éternel et nécessaire, et comme le seul et unique être.


[194] Nous ne pouvons voir et trouver chose aucune, et particulièrement nous-mêmes, hors de Dieu.


Nous ne pouvons faire chose aucune hors de Dieu et en laquelle Dieu ne soit.


Nous faisons toutes nos œuvres comme si Dieu les faisait et non pas nous, et ainsi par icelle nous contemplons Dieu, nous nous unissons à lui, nous entrons en lui, et nous jouissons de lui.

Combien que nous connûmes sensiblement d’avoir Dieu en nous, et en la même manière que le sentait la Sainte Vierge ! Nous n’en serions pas plus émus, comme si nous ne l’avions pas en nous, mais en lui-même ; imitant cette très sainte Mère de Dieu, laquelle, portant entre les bras son Fils, le portait comme si elle ne l’eût pas porté, mais comme si ses bras eussent été ceux de Dieu et comme s’il se fût porté soi-même.

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Quand bien nous ressusciterions les morts, ferions les plus grandes merveilles du monde et posséderions tous les trésors de la terre et du ciel, nous n’en serions pas émus sinon en tant que Dieu le voudrait, nous ne nous en soucierions, nous ne les estimerions ni en eux ni pour nous et nous les rapporterions fidèlement à leur source bien-aimée.


Si nous sommes loués, nous ne nous y complaisons aucune-ment, et aussi nous ne nous en troublons, altérons et émouvons, parce que nous sommes tout remis à Dieu, et que nous lui ren-voyons toutes ces louanges comme au seul et unique être. [195]


Si Dieu voulait publier au monde notre transformation en lui, dont il nous a gratifiés, nous ne nous en inquiéterions pas, mais nous dirions avec une très douce paix : « Seigneur, toute l’œuvre est vôtre, faites de moi à jamais tout ce qu’il vous plaira. »


Si nous sommes accueillis de douleurs, de mépris et de per-sécutions, nous ne nous troublons pas, mais nous demeurons toujours tranquilles et contents, parce que nous demeurons dans notre rien, que nous ne nous recherchons pas nous-mêmes et que nous savons que celui qui seul est opère tout cela.


Si Dieu quelquefois se cache et soustrait de nous d’autant plus qu’il semble que par cette soustraction, rigueur, âpreté et amertume il s’éloigne de nous, d’autant plus nous retournons, nous nous cachons, nous nous reposons, et nous nous trans-formons en lui sans aucune douceur ni sentiment, parce que demeurant toujours dans notre néant, nous connaissons que chose aucune ne nous appartient. […]


[196] Mais de plus, nous goûterons beaucoup plus de contentement en toutes ces choses que nous n’en aurions jamais ressenti en suivant notre propre volonté, et nous re-cherchant nous-mêmes, car toute la peine et contradiction de renoncer à nous-mêmes sera en même temps changée en une joie extrême et ineffable, en ce que nous posséderons, non pas quelque grâce ou vertu créée, mais Dieu même infini, lequel seul nous contemplerons, aimerons et goûterons pour l’amour de lui-même. […]

330 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Troisième degré, qui est de l’oraison affective sur la présence de Dieu


La contemplation est un regard de l’âme sur Dieu présent ou sur ses perfections, ou sur quelqu’un de ses sacrés mys-tères : regard simple, c’est-à-dire sans la multiplicité et com-position de la ratiocination. Regard libre, libre des péchés, des affections déréglées et des soins superflus de la terre. Regard clair, non pas [223] qui exclut la foi obscure, mais qui la per-fectionne et qui apporte beaucoup plus de lumière, de goûts et d’expérience des choses divines, que la méditation. Regard par conséquent certain et assuré, à raison de la plus grande lumière et plus parfaite expérience des choses divines. Regard qui engendre l’admiration, parce que, par sa grande lumière et parfaite expérience, il nous fait voir les choses divines d’une façon nouvelle et plus parfaite. Regard qui par sa vivacité cause comme la suspension et aliénation de l’âme. Regard qui pro-cède de l’amour de Dieu et se termine en icelui. Bref, regard qui comble l’âme de joie, parce qu’il est sans le travail de la ratiocination, que par sa grande lumière il nous donne une assurance des choses de Dieu, qu’il est tout dans le goût et l’expérience de Dieu, et qu’il est tout composé d’amour. […]


Hélas ! C’est ici la pierre d’achoppement, le retardement spirituel, et comme la ruine totale de tant d’âmes, lesquelles fondées sur ce dire mal entendu, que l’amour divin n’est pas oisif, mais actif, et sur l’exemple des saints toujours agissants pour Dieu, mais lequel elles ne comprennent pas, elles passent toute leur vie dans leurs activités et industries naturelles, et dans les méditations du premier degré, lesquelles elles rap-portent aux œuvres extérieures de vertus morales et de bon exemple. [225] Et par ainsi jamais elles n’arrivent par leur grande faute aux affections saintes, passives et infuses, à une nue et simple présence de Dieu, et à son vrai amour divin et fruitif. Toujours pleines de leurs activités grossières et re-muantes, jamais elles ne donnent lieu en elles à l’opération de Dieu sublime et pacifique : elles demeurent toute leur vie sans aucune expérience de tant de merveilles, unions, onctions et

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331


fruitions, que Dieu opère divinement dans l’âme recueillie. Et quelquefois, se voyant tout toujours sans le goût de Dieu, elles quittent entièrement l’oraison. […]


Et par ainsi deux choses sont nécessaires pour cette sainte oraison : la première est une [232] âme vide d’elle-même et de tout ce qui est créé, et l’autre l’attouchement efficace de la grâce. Et nous l’entendrons par ces comparaisons familières : une pe-tite plume mouillée demeure et se salit toujours de plus en plus sur la terre, mais celle qui est bien sèche est emportée en haut à la moindre bouffée d’air ; de même l’âme mondaine et terrestre s’infecte toujours de plus en plus en affections des choses d’ici-bas, mais celle qui est desséchée de toute humidité, mondanité et terrestréité, au moindre souffle et mouvement du Saint-Es-prit est emportée jusque dans le sein de la divinité. […]


[240] Mais surtout nous ne devons pas nous arrêter dans la douceur de ces consolations, car nous nous arrêterions au milieu comme à la fin, au chemin comme au terme, à la créa-ture comme au Créateur. Nous ravalerions notre esprit de la hauteur souveraine du donateur à la bassesse de son don, nous outragerions la vérité de cet Être infini, seul, unique et tout présent, nous arrêtant à nous et à cette douceur comme à quelque chose et à quelques êtres. Nous offenserions le nu et pur amour, qui veut servir Dieu sans ses caresses. Bref, nous rendrions la consolation raisonnable sensible, et de sensible, sensuelle et charnelle, par un très grand désordre. […]


Au degré précédent, j’ai mis pour une affection l’humilité devant Dieu, et je la mets encore en celui-ci, mais tout sur-naturel et passif. Donc comme nous expérimentons la très intime assistance, opération et présence de Dieu souverain en nous, et que nous nous sentons tout abîmés et perdus dans la Divinité toute présente qui nous ravit à elle, appréhendant vi-vement, passivement et fruitivement Sa Majesté infinie toute présente, qui daigne [249] opérer si familièrement et efficace-ment en nous et notre vileté, indignité et infidélité extrême, nous n’osons pas bonnement jeter nos regards intérieurs sur ce trône éclatant et éblouissant de majesté. Nous nous unissons

332 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


très intimement à Dieu, et nous nous éloignons infiniment de lui. Nous vivons devant lui et dedans lui avec une peine et contrainte ineffable et beaucoup plus grande qu’un chétif pay-san ne vit pas devant la majesté d’un roi. Bref nous ne pouvons plus supporter le poids infini de cette grandeur infinie. […]


[252] Les bienheureux envisagent l’Essence divine à clairs rayons, l’aiment très ardemment, et jouissent d’elle avec des voluptés inconcevables. Donc aussi, par proportion, comment ne nous sentirions-nous pas tous noyés dans cette source infi-nie de douceurs spirituelles, et très heureusement submergés dans ce torrent impétueux des voluptés célestes lorsque nous découvrons la divine face de notre cher Époux « amoureuse-ment riante sur nous 397 », et que nous contemplons autant que cette vie le peut permettre, au midi, la nue Divinité, sans le brouillard des distractions, dans l’abondance de sa céleste lumière et dans l’ardeur de son amour.


Quatrième degré, qui est de l’élévation amoureuse, adorante et offrante de notre esprit à Dieu présent


Certes, Dieu tout bon par sa grâce et opération efficace est la vraie cause de cette oraison passive et surnaturelle. Mais en deux manières, car il ravit quelques-uns en petit nombre à ce don sublime d’oraison extraordinairement dès le commencement de leur conversion : il les élève à cet heureux principe de contem-plation tout d’un coup, et il se donne à connaître, à goûter et [256] à jouir à eux, sans aucune préalable méditation ni même mortification ; et puis par ce doux feu d’amour, il consume en eux toutes leurs impuretés vicieuses et les porte à une très exacte mortification, car si bien la contemplation n’est pas toute ver-tu, néanmoins elle cause toute vertu. Mais pour l’ordinaire il conduit la plupart à cette oraison excellente, bellement et pas à pas par sa grâce commune, et par leur fidèle coopération. […]


[258] Savoir est quand la volonté déjà déprise de l’affection de toutes les choses d’ici-bas, dame en tout le royaume inté-



397. Citation de Benoît de Canfield, Règle III, v.

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rieur, dominante sur toutes les autres puissances, maîtresse de son propre vouloir, recueillie, tranquille et actuellement amou-reuse et désireuse de Dieu, et de plus mue et agie par le Saint-Esprit, elle désire, passionne et recherche la face et présence de celui qu’elle aime. Et partant elle commande imperceptible-ment, mais efficacement à l’entendement de s’élever et s’écou-ler en Dieu tout présent, non pas par des sublimes conceptions de ses divines perfections pour s’exciter à l’aimer, car elle n’en a pas besoin, mais par un nu et simple regard sur lui tout pré-sent, comme sur le seul et unique être et sur le seul aimable, et uniquement et infiniment pour l’amour de lui-même ; car comme elle est toute amoureuse, ce lui est assez de trouver la face et la présence de celui qu’elle aime, pour l’aimer et l’adorer. Et elle ne peut durer un seul moment sans lui, et toutes autres choses la désuniraient et l’ennuieraient, d’autant que l’amour ne se peut contenter que de la présence et compagnie du Bien-Aimé, et non pas seulement dépeint et imaginé en l’esprit, mais encore réelle et véritable tant que faire se peut. […] Et par ainsi cette vue sur Dieu n’est pas une [259] imagination contrainte et forcée, mais elle est une redondance, une suite et un effet admirable de la volonté aimante et recueillie, laquelle cherche la face et la présence de son Dieu. Et par même moyen, elle n’est pas une oisiveté, mais bien une opération très sublime de toute l’âme, laquelle agit très noblement en Dieu par ses deux puissances, l’entendement et la volonté. […]


[276] Premièrement, l’essence divine est infinie et incom-préhensible à nos esprits finis et très petits. Donc toutes nos ratiocinations et spéculations humaines, au lieu de la com-prendre, elles la rétrécissent à leur capacité finie, et partant elles doivent cesser et succomber à sa gloire infinie, quand elle nous en fait la grâce.


Deuxièmement : aucune spéculation humaine ne nous peut transformer en Dieu, mais elle nous laisse toujours en nous et ajuste Dieu à nous ; mais c’est l’amour, et particulièrement le surnaturel qui, nous faisant sortir hors de nous, nous ravit et

334 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


transforme en Dieu ; et par conséquent cette vue, laquelle est toute amoureuse et surnaturelle.


Troisièmement : la méditation est un chemin pour aller à Dieu, mais cette vue simple est l’union actuelle de notre âme à Dieu.


Quatrièmement : la méditation remplie des images des choses créées distrait l’âme déjà avancée, la divertit du bien tranquille que Dieu lui donne à goûter, qui est lui-même, et par son in-quiétude et multiplicité donne de la peine à la volonté plongée par amour en Dieu ; de sorte qu’ayant donné [ain]si la vie à l’âme commençante [277], maintenant que l’âme est avancée, elle lui donnerait comme la mort, l’empêcherait notablement et la divertirait, la distrairait et la désunirait de Dieu.


Cinquièmement : la méditation par la production et mul-tiplication de ces actes cause l’être, et nous fait agir comme si nous étions quelque chose, et partant elle est naturelle et humaine. Mais cette simple vue nous dépouillant de nos propres actes et de notre façon ordinaire d’agir, elle nous cause un heureux anéantissement, et par même moyen elle est surnaturelle et divine.


Sixièmement : la méditation travaille l’esprit, le lasse, et à la fin l’ennuie et le dégoûte, mais cette vue simple et amoureuse de Dieu, de Dieu l’objet unique de notre béatitude, nous dé-lecte à merveille, et nous fournit toujours de nouveaux goûts.


Nous outrepassons et abandonnons toutes nos premières imaginations, de sorte que nous ne nous imaginons plus Dieu éclatant de majesté sur le trône, et nous chétifs devant lui ; ni comme un feu de vertu infinie et nous brûlant d’amour dans ce feu ; ni comme [285] une lumière immense et nous tout pé-nétrés et éclairés d’elle comme des globes de cristal, ni comme un océan sans fond et sans rive et nous comme des éponges, tout imbus et pénétrés de lui. Mais nous le concevons comme un esprit très pur, infini, inconcevable, incompréhensible et ineffable, car toutes telles imaginations étant mendiées des choses corporelles, elles représentent très mal Dieu ; et par conséquent elles ne nous peuvent servir de moyen véritable, légitime et proche pour nous unir à Dieu. […]

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[294] Nous nous sentons admis dans une solitude immense, dans laquelle Dieu seul habite, et en laquelle nous ne rencon-trons ni nous ni aucune autre créature. […] Nous conversons familièrement avec lui et demeurons unis et transformés en lui, mais avec des respects comme infinis. […]


[308] […] Bref, nous mettrions différence entre le sentir et non-sentir, c’est-à-dire quand, par grande lumière et attraction intérieure, nous serions profondément recueillis en Dieu, nous croirions assurément qu’il nous est tout présent, qu’il est tout, que nous et toutes créatures ne sommes rien, et que sans cela nous ne le croirions pas, et par ce moyen nous ferions Dieu plus grand en un temps et moindre en l’autre, nous ferions les créatures rien en un temps et quelque chose en l’autre ; nous nous considérerions quelquefois comme rien et d’autres fois comme quelque chose.


Et de tout ce discours, reconnaissons avec le même très éclairé auteur 398, les abus de ceux [sic], et les tromperies de leur amour-propre, lesquels réfléchissent continuellement sur eux.


Et encore, pour mieux satisfaire à leur nature et sensualité, ils recherchent des excuses en leurs défauts, car ils se laissent tromper par ce prétexte de vertu qu’il faut coopérer avec Dieu et n’être pas oiseux ; et que cette union par le seul acte direct sans le réflexe, par la seule foi sans la lumière d’oraison, est trop vague, ne donne pas assez d’appui et de force à l’esprit.


Et toutefois ils devraient savoir que bien souvent dans l’orai-son nous sommes moins oiseux que moins de nous opérons, que nous sommes plus noblement et utilement occupés [309] que moins nous agissons ; et que cette union par l’acte direct, comme elle est surnaturelle, divine et bien éloignée de l’opé-ration humaine, elle unit l’âme immédiatement à Dieu, et par conséquent la fortifie à merveille sans qu’elle s’en aperçoive.


Et s’ils se regardent bien eux-mêmes, ils trouveront que c’est leur amour-propre, la recherche d’eux-mêmes, leur peu de foi, leur infidélité, leur pusillanimité et leur impatience qui les font



398. Benoît de Canfield.

336 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


ainsi sortir de l’anéantissement et de la perte d’eux-mêmes, de Dieu, de son opération et de l’engloutissement heureux qu’ils pourraient et devraient faire d’eux en Dieu, pour retourner en eux et à leurs propres actes, par lesquels ils vivent toujours en eux.

Et hélas ! Combien, combien d’âmes, par cette tromperie de se procurer l’union divine par leurs actes réflexes et naturels, quand Dieu surnaturellement ne leur en donne pas le senti-ment, demeurent longues années et toute leur vie à la porte de la contemplation, sans jamais rentrer dedans ? Jamais Dieu ne se donnera pleinement à nous si nous ne nous vidons de nous-mêmes entièrement. […]


[339] Donc pour remède, coopérons fidèlement aux lu-mières et aux attraits que Dieu nous donne en tout temps, pour toujours le contempler par une foi très vive comme le seul être existant infini en majesté, devant qui tout ce qui est créé, fini et dépendant paraît moins que rien. Et par ainsi nous donnerons aux affaires l’attention seulement nécessaire, sans trouble, sans inquiétude et sans quitter la vue de notre grande tout soute-nant [sic]. Et par même moyen nous jouirons de Dieu autant dans l’embarras des compagnies et des opérations extérieures, comme dans le repos de l’oraison ; nous ferons de l’amour pra-tique l’amour fruitif 399; et nous rendrons la nuit de la vie active comme un jour clair et chaud de la vie contemplative, ce qui est le sommet et le comble de toute perfection. […]


Chapitre xxiv du quatrième degré


Voici cinq défauts subtils que nous commettons, soit en nos distractions, soit en nos recueillements 400.


Le premier, nous contestons et combattons contre nos pen-sées superflues, nos distractions et nos tentations, et contre les objets d’icelles, comme contre quelque chose de réel ; et par



  1. Simon a bien lu Canfield.


  1. Ce chapitre, inspiré de l’analyse canfieldienne (Règle III, x), aborde un autre sujet que celui des degrés. Cet excursus prend place au milieu des degrés (le cinquième suit ce chapitre et le suivant).

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ainsi elles s’impriment bien souvent plus vivement dans notre esprit, et nous inquiètent davantage.


Donc pour remède, après le reproche contre nous-mêmes et la confusion devant Sa Majesté infinie — laquelle sonde nos cœurs, découvre nettement toutes nos extravagances [342] et jamais ne nous abandonne —, anéantissons toutes choses, et particulièrement nous-mêmes, dans cet abîme infini d’être, de lumière et de vie ; et ce même abîme qui anéantira nos personnes et tout ce qui est créé, dissipera et perdra soudain toutes nos distractions et tentations, et nous tenant fermes et assurés en notre rien, nous nous livrerons tous à notre très grand Tout, et le laisserons combattre pour nous.


Le second est que, lorsque nous nous voyons distraits, pour nous recueillir, nous nous introvertissons. Mais première-ment, l’introversion suppose l’extraversion, et cependant nous devons être continuellement unis pour le total engloutisse-ment de nous et de toutes choses dans notre grand Tout infini, le seul être existant, de sorte que chose aucune créée, quelle qu’elle soit, ne nous puisse distraire et désunir de lui. Deuxiè-mement, nous introvertissant, nous nous enfuyons craintive-ment des choses, lesquelles nous devrions généreusement faire fuir et évanouir par la vue vive de Dieu tout présent et qui seul est en vérité. Troisièmement, plus nous nous enfuyons de peur d’elles, comme de quelque chose réel, et plus leurs images s’impriment dans nos esprits et nous remplissent de distrac-tions et de tentations. Quatrièmement, c’est toujours à refaire, car en nous nous enfuyant ainsi des choses, soudain que nous devons recommencer quelque œuvre extérieure, nous sommes derechef distraits et abattus en icelui. Cinquièmement, en nous introvertissant, nous nous recherchons imperceptible-ment nous-mêmes, et aspirons à quelque [343] consolation sensible, comme il appert parce que nous ne croyons pas d’être bien introvertis, et nous nous ne nous contentons pas nous-mêmes que nous n’ayons quelque goût et expérience sensible pour nous assurer de que nous sommes unis.

338 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Donc, pour remède, lorsque nous nous trouvons distraits et désunis de Dieu, soudain relançons-nous en lui, par une foi vive, mais simple et nue, par un nu et pur amour, par l’anéantissement de tout ce qui est créé, de nous et de tous nos propres intérêts et plaisirs, comme si nous n’étions pas, et par la vue vive de Dieu comme de l’être infini et seul existant.


Le troisième est que nous cherchons Dieu, car telle re-cherche suppose l’absence de ce très grand Tout infini, lequel nous est toujours très présent, et même qui est le seul être existant, et par conséquent elle fait que nous ne pouvons pas le trouver, en ce que nous le cherchons mal et par une manière qu’il ne faut pas.


Donc, pour remède, possédons continuellement celui qui nous est toujours plus présent et intime que nous-mêmes, et qui est notre souverain bien. Et si nous l’avons pour quelque peu quitté de vue, soudain trouvons-le, possédons-le et em-brassons-le très étroitement par la perte et l’anéantissement de nous et de tout ce qui est créé, et par la vue vive de lui comme du seul être en vérité existant.


Le quatrième est que nous désirons Dieu, car tout désir marque en nous du vide et de [344] l’imperfection, et étant dans le désir, nous ne sommes pas dans la possession et la jouissance.

Donc pour remède, possédons continuellement Dieu notre bien souverain et infini, tout et uniquement présent, qui nous remplit tous de tout lui-même, et qui se donne à nous en jouissance et fruition très admirable, en tant que la condition de cette vie le peut permettre ; et ne veuillons jouir de lui qu’en la manière qu’il lui plaira.


Le cinquième est que nous jetons notre regard comme de nous-mêmes en Dieu, et par ainsi nous faisons quelque mou-vement et acte propre pour tendre à Dieu.


Donc pour remède, demeurons continuellement unis à Dieu, par un regard sur lui comme sur le seul être existant, et par l’anéantissement de nous et de tous nos actes propres, comme venant de nous. Et par ainsi ce notre regard sera un regard non

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pas actif, mais passif et infus, tiré de Dieu hors de nous sur lui ; de sorte que nous demeurerons toujours en notre rien.


Le soleil en son midi frappant par ses rayons un cristal trans-parent, il le pénètre intimement et l’éclaire de toutes parts. Et par son efficace il tire de lui vers soi une splendeur réciproque, et cette splendeur réciproque du cristal vers le soleil est non pas tant du cristal comme du soleil, lequel en frappant, péné-trant et illuminant le cristal, lui fait jeter et réciproquer cette splendeur vers soi. De même Dieu jetant ses regards amou-reux [345] sur l’âme, dardant ses lumières favorables sur elle et la prévenant et comblant de ses grâces efficaces, il tire d’elle par sa vertu infinie des regards très intimes d’un amour réci-proque, lesquels en vérité ne sont pas tant de l’âme comme de Dieu, lequel étant tout esprit, vie et lumière, prévient, pénètre, illumine et embrasse divinement l’âme.


Chapitre xxv du quatrième degré


Ces trois défauts, et qui seront les derniers, regardent la recherche de nous-mêmes.


Le premier est l’attache à quelque exercice de vertu, de dévo-tion et de prière, car nous sommes propriétaires de nous-mêmes et de notre exercice, et nous nous rendons quelque chose, et partant incapables d’être anéantis et transformés en Dieu.


Donc pour remède, rendons-nous libres et dénués de toute propriété, du prix fait de nos prières vocales et de tout exer-cice particulier de dévotion, pour suivre en tout temps l’attrait divin, pour recevoir pleinement en nous à toute heure l’opé-ration divine, pour mourir entièrement à nous, pour nous anéantir [346] totalement, pour nous abandonner absolument à Dieu, pour nous laisser absorber et transformer en lui et par lui, et pour le contempler sans cesse sans aucun empêchement.


Le second est, comme j’ai déjà dit, que nous recherchons l’union sensible, ou bien quelque lumière, connaissance et assurance en l’esprit, que nous sommes unis, sans quoi nous ne sommes pas contents et craignons d’être éloignés de Dieu.

340 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Donc pour remède, ne recherchons jamais aucune connais-sance perceptible ni par les sens ni par l’esprit, pour savoir si nous sommes unis ; mais unissons-nous à Dieu vivement autant que nous pourrons, mais par la foi simple et obscure, par un nu et pur amour, et par l’acte direct, vif et attentif, et non pas par le réflexe.


En un mot, permettons à cet Être infini que, par ses lumières, opérations et mouvements intimes, il nous réduise à rien, car n’étant plus quelque chose, et ne voulant plus être, nous ne nous fierons plus à nous et à nos actes, et nous ne nous recher-cherons plus nous-mêmes ; mais voyant et expérimentant que Dieu est le seul Tout, nous l’envisagerons continuellement et uniquement, nous ne nous fierons qu’en lui seul, nous n’aspi-rerons qu’à son pur amour, nous ne rechercherons purement que lui seul, et par ce moyen nous serons parfaitement anéan-tis en nous, unis, absorbés et transformés en lui.


La troisième est la trop grande recherche de ces imperfections et autres semblables ; car [347] par ainsi nous agissons trop, nous nous rendons quelque chose, demeurons toujours dans nous-mêmes, et nous quittons la vue de notre grand Tout infini.


Donc pour remède, recherchons et remarquons ces imper-fections par une vue subtile sur icelles, et puis continuons notre vue vive et amoureuse sur Dieu.


En nous engloutissant et anéantissant dans ce divin abîme, nous nous oublierons de nous, de nos imperfections et de toutes choses, et Dieu duquel seul nous nous ressouviendrons, combattra pour nous, et nous rendra quittes de ces imper-fections, beaucoup mieux que si nous faisions plusieurs bons propos sur icelles, outre que cette simple vue de Dieu parfai-tement pratiquée nous dépouille insensiblement de tous les défauts contre elle.


Et ainsi sainte Catherine de Gênes disait : plusieurs font des bons propos, et plus ils en font et moins ils les gardent, parce qu’ils les font tacitement appuyés sur eux-mêmes ; et Dieu, pour punir leur présomption et leur donner l’expérience de leur faiblesse, permet leurs chutes et rechutes continuelles.

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Donc, hé, mon Dieu, je ne veux pas former des bons propos sur l’amendement de mes fautes et l’acquisition des vertus ; seulement je veux vivre continuellement dans la vue vive de votre Être souverain et de mon pur néant ; et encore non pas comme de moi, puisque je ne suis rien, mais de votre grâce et opération en moi, et dans cette vue je vous laisserai avec une grande confiance ma malice [348] extrême à corriger comme étant entièrement incorrigible à mes faiblesses et à m’octroyer les vertus qu’il vous plaira, lesquelles sont toutes par-dessus mes forces, mes forces qui ne sont que faiblesses.


Cinquième degré, qui est du don de la présence surnaturelle, passive et infuse de Dieu


[398] […] Cette divine présence est une sainte oisiveté.


[…] Sainte et divine, lorsque notre entendement et notre volonté agissent certes très noblement et sont grandement occupés, mais en telle sorte qu’ils sont entièrement soumis et terrassés sous les divines opérations ; lorsque nous ne ramons pas à force [399] de bras, mais que nous voguons à pleines voiles, enflés par le souffle du Saint-Esprit ; lorsque nous ne sommes plus tant agissant nous-mêmes, comme souffrant les divines opérations en nous. […]


[410] […] La théologie mystique est une appréhension et connaissance surnaturelle très haute et expérimentale de Dieu, de sa bonté infinie et de sa présence très intime, obtenue par l’union très sublime d’amour et de douceur que la volonté a de lui. […]


Sixième degré, qui est de l’amour admirable de Dieu, sans vue et connaissance actuelle


[457] Et c’est pour lors que l’âme ne regarde plus Dieu comme un autre, un second et un distinct d’elle, car l’aimant très purement et lui adhérant très intimement, sans aucune vue et connaissance sur lui, et ne se pouvant plus regarder elle-même, par conséquent elle ne voit aucune distinction entre lui et elle. Et par ce moyen elle devient, comme parle l’Apôtre

342 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


un même esprit avec lui 401. Et, oh merveille très grande : la condition d’égalité, laquelle Aristote requiert ès amants, se rencontre admirablement entre Dieu infini et l’âme, ce chétif vermisseau, car l’âme ne pouvant plus voir de distinction entre Dieu et elle, non seulement elle entre dans une certaine égalité avec Dieu, mais encore dans une union, une unité, une trans-formation, et une perte de toute elle dans Dieu. […]


Septième degré, qui est de l’amour sans sentiment, mais avec des sentiments tout contraires ; ou bien de la priva-tion et déréliction intérieure, passive et surnaturelle


Au second, troisième, quatrième, et cinquième degré, nous nous écoulons comme continuellement en Dieu tout présent et actuellement ressenti ; et nous conversons avec lui par mille actes délicieux d’admiration, d’adoration, d’offrande et d’autres. Mais c’est comme avec un second, un autre et un distinct de nous. Au sixième degré, cette distinction est ôtée, en ce que nous aimons Dieu sans aucune connaissance et vue sur lui ; mais elle n’est pas ôtée parfaitement, en ce que nous connaissons, que nous aimons et que nous ressentons notre amour, de sorte que nous ne sommes pas parfaitement anéantis et, dans la pre-mière purgation de ce degré, cette distinction est encore plus parfaitement ôtée, par le terrassement et la mort de notre nature inférieure, mais l’esprit vit encore par ses actes.


Or Dieu prétend que, par une très intime union de nous à lui, cette distinction s’évanouisse entièrement, que nous ne sortions plus aucun acte nôtre, et que nous ne puissions plus nous voir nous-mêmes comme si nous [527] n’étions pas et que jamais nous n’eussions été ; afin que de Dieu et de nous il se fasse un même esprit, par le total anéantissement de nous-mêmes, par une entière transformation et diffusion de nous en Dieu, et par un amour très pur que nous lui porterons, comme au seul et unique Être, conformément à cette parole de l’Apôtre : « Qui





401. I Co 6, 17.

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adhère à Dieu comme à l’Être infini tout soutenant et unique, il devient un même esprit avec lui 402. » […]


Mais en cette seconde purgation, l’âme est entièrement dé-chassée de la présence de son Dieu, elle ignore et méconnaît tout son amour, elle résiste à ses rébellions sans aucun senti-ment, elle opère vertueusement sans connaissance ni satisfac-tion. Que si craignant de se perdre parmi ses extrêmes misères et ne pouvant vivre sans son Dieu, sans sa présence et sans son amour, elle s’efforce de s’élever amoureusement vers lui, elle sent soudain comme un poids de pesanteur insupportable qui tombe sur son entendement et sur sa volonté, comme si tous ces degrés passés n’eussent été que fiction et tromperie.


Donc, que l’âme en cette seconde purgation terrasse et anéantisse entièrement tout son esprit ; et pour ce faire, qu’elle ait l’œil ouvert à la pratique de ces quatre choses.


Premièrement, qu’elle ne veuille pas et qu’elle ne s’efforce de se former un tel intérieur, qui ait toujours Dieu présent ; car elle redoublerait ses peines, voyant tous ses efforts inutiles, comme serait celui qui courant pour [531] sauter un ruisseau, serait retenu et empêché sur le point qu’il serait de le sauter. Elle se distrairait de la contemplation sublime très pure et non ressentie que Dieu lui infond 403. Voire même, elle détourne-rait, par ses efforts contraires, cette divine infusion ; c’est pour-quoi Dieu lui dit : Détourne de moi les yeux de ton esprit, car ils m’ont déjà fait tant de fois envoler  404.


Secondement, qu’elle se dépouille de tous ses actes précé-dents de vertu si excellents, comme d’adoration de Dieu, de conformité à son saint vouloir, d’offrande totale à Sa divine Majesté, d’anéantissement de soi-même, et autres, et qu’elle se contente pour toute son opération et sa coopération avec Dieu, non plus grossière, mais très spirituelle et subtile, de sa conformité, de sa confiance, de sa paix et de sa tranquillité,




  1. Cf. I Co 6, 17.


  1. Infond : verse.


  1. Cf. Ct 6, 4.

344 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


non pas active, mais passive au sommet de son esprit, non pas ressentie, mais démentie.


Troisièmement, qu’elle ne veuille pas retourner et réfléchir sur soi, pour juger de soi, puisque privée de l’action de son en-tendement et remplie de ténèbres, elle ne peut former aucun jugement assuré de soi-même ; outre que ces retours sur soi ne se font que pour se contenter soi-même, et ne procèdent que de l’amour-propre ; mais qu’elle s’abandonne à Dieu et le suive à l’aveugle et par une foi pure et nue. Et nous lisons de la bienheureuse Mère de Chantal qu’elle fit à Dieu le vœu très admirable de ne jamais, en ses distractions, tentations et angoisses, retourner et réfléchir sur soi [532] pour apprendre ce qu’elle faisait et chercher quelque consolation, mais d’aller toujours droitement à Dieu. […]


[533] Et elle se contente très paisiblement de tous les mépris que Dieu fait d’elle, et elle se donne en proie à iceux, comme à un objet propre à son néant pécheur et damné.


Et comme par la grande connaissance de son entière indi-gnité, elle était accoutumée à recevoir avec plaisir les mépris et rebuts des hommes, ainsi avec ce même esprit, quoique la chose lui soit beaucoup plus sensible, elle s’accorde à ceux que Dieu fait d’elle.


La foi y est très ferme et surnaturelle, puisqu’elle y est sans aucun sentiment et satisfaction de sa nature ; mais qu’elle y est toute pure et nue. […]


L’amour y est tout divin, puisque l’âme se contente de son seul amour intellectuel et encore nullement ressenti, et par ainsi tout pur et tout nu. Et pour l’amour sensible, elle ne veut pas et y renonce pour jamais, et il est tout caché et couvert, non pas toutefois perdu ; car au moindre rayon divin il se fait vivement sentir, et éclate par soupirs, larmes et jubilations.


C’est cette parfaite union de nous à Dieu, et si j’ose dire unité, sans aucune distinction ressentie de lui et de nous, la-quelle Dieu prétend de nous, et de laquelle l’Apôtre parle : qui adhère nûment à Dieu, il devient un même esprit avec lui ; car comme nous n’opérons plus, ou du moins si peu, et qu’encore

Simon de Bourg-en-Bresse

345


nous ne [535] ressentons pas ce peu, nous ne pouvons plus nous voir et nous sentir, mais nous demeurons tout absorbés et perdus en Dieu.


[…] C’est une déification très excellente et inexplicable. Et entre autres raisons, parce que l’âme apprend à se passer de Dieu même pour son amour, c’est-à-dire qu’elle renonce à tout le goût de Dieu et à Dieu même, pour tout ce que Dieu la regarde. […]


Huitième degré, qui est de la sainte opération, et des vertus sublimes ; fruits nécessaires des degrés précédents. Solitude surnaturelle et admirable des âmes d’oraison.


Dieu nous dit et nous promet par son prophète ; je condui-rai moi-même l’âme juste, ma bien-aimée, dans la solitude, et là je parlerai privement à son cœur et pour donner des effets glorieux à ses saintes promesses 405.


Il loge surnaturellement et passivement l’âme sainte dans une solitude très admirable, pour l’entendement et pour la volonté, pour la pensée et pour l’amour tout ensemble, dans laquelle elle ne peut voir ni sentir, ni aimer aucune créature, ni encore elle-même, mais Dieu seul.


Solitude si vaste et si profonde que, quoi que l’âme fasse, en quelque lieu qu’elle soit, et quelque compagnie qu’elle fréquente, il lui semble que chose aucune d’ici bas ne [563] l’accompagne, que tout n’est que songe et moquerie, que tous les hommes sont morts pour elle, que tout est perdu et anéanti pour son regard, et qu’elle-même n’est pas, mais que Dieu seul est, lequel par conséquent elle veut uniquement contempler et aimer.


Solitude encore si naturelle et bien-aimée que l’âme traitant d’affaires, parlant et conversant, elle ne sorte pas d’icelle, ni n’en veut pas sortir, mais elle souhaite ardemment et espère fortement par la grâce de son Dieu, de vivre sans interruption dans icelle, et de mourir heureusement avec elle.





405. Cf. Os 2, 16.

346 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Et de vrai, l’âme unie intimement à Dieu par pensée et par amour, comme à l’être infini tout soutenant et unique, elle devient in-unissable à toute créature. Tout occupée par ces deux nobles puissances, l’entendement et la volonté, en Dieu, cet Objet infini, tout l’ennuie, toute personne la lasse, et toute amitié des créatures la surcharge, jouissant de Dieu par un regard amoureux sur lui tout présent, lui, dis-je, l’Objet infi-niment rassasiant des bienheureux ; elle est tout abstraite et aliénée de tout le reste, comme d’un pur rien.


Elle opère à l’extérieur comme les autres, et ne manque pas au devoir de sa vocation, mais bien différemment des autres pour l’intérieur, car c’est sans attache ni plaisir ; elle parle au-dehors aux personnes, mais plus au-dedans avec Dieu ; elle rit honnête-ment à l’extérieur, mais sans aucun goût intérieur ; elle mange, et ne sait bonnement quoi ; elle vit, et ne sait pas comment. […]


Les effets de cette conformité, uniformité, et si j’ose dire déiformité de notre volonté [572] avec la divine, sont très excellentes. […]


1. Nous dressons les yeux de notre esprit pour considérer attentivement et exécuter diligemment tout ce que Dieu veut faire de nous, sans nous soucier d’autre chose. […]


  1. En toutes nos œuvres extérieures et intérieures, nous nous unissons en un moment à Dieu, pour connaître en icelles sa volonté, et lui donner au même temps des effets.


  1. Nous faisons toutes nos œuvres non pas comme si nous les faisions nous-mêmes, mais comme si Dieu les faisait, et hors lui nous n’en pouvons faire aucune. Et ainsi en icelles et par icelles nous trouvons toujours Dieu, nous le contemplons, nous nous unissons à lui et nous jouissons de lui. […]


8. Nous jouissons d’une grande liberté d’esprit, exempts de tous scrupules et de toutes inquiétudes intérieures, disant sou-vent à Dieu : « Seigneur, vous savez comme je ne veux autre [chose] que l’accomplissement de votre sainte volonté, faites-me-la connaître, s’il vous plaît. » […]

Simon de Bourg-en-Bresse

347






Et de vrai, il n’y a que les seules personnes d’oraison qui sachent véritablement aimer le prochain. […]


[582] […] Elles lui portent toujours le même amour cor-dial, parce que ne l’aimant et ne le pouvant aimer que pour Dieu, et nullement pour elles, leur amitié est immortelle. Parce qu’étant toujours en l’oraison aux portes de la divine miséri-corde, et ne pouvant vivre un seul moment sans elle, elles ne peuvent que pardonner et faire miséricorde au prochain. […]


[596-601 : Le traité se termine par une longue traduction de Catherine de Gênes.]









Paul de Lagny († 1694)




Missionnaire visiteur


Paul de Lagny prend l’habit à Amiens en 1630. Il est mis-sionnaire au Levant de 1640 à 1649, puis de 1660 à 1662.


Presque aussitôt après son retour de mission, le Père Paul de Lagny fut nommé maître des novices au couvent de Saint-Jacques, au chapitre de 1651. « C’était une véritable mère spirituelle pour ses enfants ; il les aimait tendrement, et s’il était obligé de leur faire pratiquer les coutumes de l’Ordre par quelques mortifications ou des réprimandes publiques, il adoucissait cela par des termes si doux, si affables, dans les conversations particulières, que l’on courait à lui comme au médecin des âmes. Il leur apprenait ces conversations divines que l’âme religieuse goûte dans l’oraison, la retraite et le si-lence. » Pendant la dizaine d’années qu’il exerça cette charge (avec deux interruptions pour être secrétaire provincial), le P. Paul de Lagny s’efforça de former des religieux qui seraient capables de remettre sur pied l’ancienne pratique qu’il avait vue s’observer dans sa jeunesse 406.

Deux fois maître des novices à Paris, confesseur des capu-cines, il se consacre pendant trente ans à la visite des malades pauvres et meurt au couvent Saint-Jacques. Il laisse une dou-zaine d’œuvres, dont deux en grec.



406. Le Chemin abrégé de la perfection chrétienne, par le Père Paul de Lagny, capucin, éd. S. François d’Assise, 1929, « Notice » par le P. Ubald d’Alençon, p. 7.

350 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


De l’Exercice méthodique de l’oraison mentale… (1658), beau mais long texte, un peu diffus de par sa volonté de répondre aux besoins divers de novices, nous présentons des extraits du cinquième traité de la première partie. Le Chemin abrégé de la perfection chrétienne (1673, 1929) est, dit-on, son chef-d’œuvre spirituel. Tout tient dans la conformité à la volonté de Dieu, comme pour Canfield. Alors « l’âme supposant les soins que Dieu a de son salut, elle ne s’en met plus en peine. […] Elle se fie totalement à sa souveraine bonté 407. » Nous pensons quant à nous que les deux œuvres sont de qualité comparable.


Exercice méthodique… (1658)


Cette œuvre de taille généreuse reflète la découverte de l’intériorité 408.

La vie intérieure commence par une période heureuse de quelques années où

[189] toutes les consolations sensibles qu’on reçoit au ser-vice de Dieu, ne sont autre chose qu’un épanouissement du cœur, qui se réjouit par l’appréhension d’un bien présent, de sorte que selon que le bien est plus ou moins fortement conçu dans l’imagination, aussi la joie qui en résulte paraît plus ou moins sensible. De cette explication, il est facile de connaître que tous les goûts qu’on ressent dans les exercices de la piété se retrouvent uniquement au cœur, comme dans leur propre sujet, et seul capable de joie et de tristesse ; et qu’étant choses sensibles, ce n’est rien de spirituel ; que si néanmoins on leur en donne quelquefois le nom, ce n’est qu’improprement et pour les distinguer des autres satisfactions qu’on ressent, lorsque les




  1. DS 12. 565/9.


  1. Exercice méthodique de l’oraison mentale en faveur des âmes qui se retrouvent dans l’estat de la vie purgative…, par le P. Paul de Lagny, capucin, Paris, 1658. – L’ouvrage de près de 700 pages serrées comporte une première partie didactique en cinq traités, et propose en seconde partie des « considérations sur les mystères de la foi ». Le cinquième traité couvre 63 pages (175 à 237).

Paul de Lagny

351


sens jouissent parfaitement de leurs objets et qu’il n’y a rien d’ailleurs qui en divertisse le plaisir.


De plus il faut encore remarquer que toutes les consola-tions sensibles n’étant que dans le sens et non jamais dans la volonté, ils ne sont d’aucun mérite devant Dieu ; c’est pour-quoi toute âme qui en jouit, dans quelque degré que ce soit, ne doit point s’en estimer meilleure ni plus vertueuse, qu’autant qu’elle les fait accompagner des actes de vertu ; quoiqu’elles lui peuvent servir pour devenir plus vertueuse, ainsi que nous dirons ci-après. Et comme je ne suis pas du sentiment de ceux qui en font une estime extraordinaire, aussi je ne tiens pas à l’opinion des autres, qui les combattent comme choses mau-vaises ou périlleuses. Parce que, encore bien qu’il y puisse avoir de l’abus dans l’usage qu’on en fait, et que la partie sensitive de l’âme qui les reçoit soit entièrement corrompue, néanmoins la grâce se les appropriant, et la volonté s’en servant selon le dessein de Dieu, l’on en peut faire réussir de bons effets, ainsi que l’expérience nous fait voir tous les jours. […]


Il ne faut ni s’y arrêter ni les mépriser ; c’est en effet «une merveille de voir les douceurs dont Dieu prévient les personnes qu’il veut attirer ». Paul de Lagny en donne les raisons, dont la quatrième : « Il lui départ des goûts sensibles […] plus déli-cieux que ceux qu’elle ressentait dans son vice », ce qui offre un substitut à l’ascèse trop contraignante (l’œuvre est publiée sept ans après sa nomination comme maître des novices).


Puis lorsque la première étape purgative est accomplie, vient le temps de consolations moins sensibles où l’âme, moins recourbée sur soi, se réjouit d’un bien commun plutôt que privé.


[196] Chapitre v. Des consolations intérieures que l’âme reçoit de l’oraison dans les vies illuminative et unitive


Il faut premièrement savoir que les âmes de ce second état sont toutes embrasées d’amour, que l’amour est un feu, et que les faveurs qu’elles reçoivent de Dieu sont autant de gouttes d’huile épanchées sur leur cœur ; mais qui doute que l’huile jetée dans le feu n’excite des flammes et que les grâces de Dieu

352 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


reçues dans un cœur purifié ne l’enflamment encore davantage en son saint amour que lorsqu’il était rempli d’immondices ? Dans le premier état de la vie active, l’âme est encore terrestre, et presque toute matérielle ; c’est pourquoi toutes les consola-tions qu’elle y reçoit de Dieu, quoique spirituelles de la part de leur principe, tiennent encore néanmoins beaucoup de la terre et de la matière, à cause de la grossièreté du sujet qui les reçoit. Mais dans la vie illuminative où l’âme est purgée de cette gros-sièreté des opérations de la vie active aussi bien que de ce vice, elle a beaucoup plus de disposition pour ressentir la présence de son Bien-Aimé, et la douceur de ses grâces dans leur pureté. Et comme elle a plus de disposition, aussi les reçoit-elle avec plus de suavité et en plus grande abondance, comme témoigne le dévot prophète David par ces paroles : « Ô mon Dieu, que vous faites de caresses, et que vous donnez de [197] douceur aux âmes qui vous craignent et qui vous aiment 409. »


C’est dans cet état qu’on entend ces âmes craignantes Dieu tantôt tressaillir de joie, ou pâmer de douceur et fondre en consolations sensibles, quelquefois éclater par des cris, pressées qu’elles sont des assauts que l’Esprit de Dieu leur donne. […]


Ces âmes donc aiment leur divin Époux, non précisément parce qu’il leur est bon, mais principalement parce qu’il est bon en lui-même. Elles rendent de grands services et de profonds respects à son nom adorable, non simplement parce qu’il est tout comme de l’huile, et de l’huile épanchée qui se prodigue et se communique à tout ceux qui en veulent, mais souveraine-ment parce qu’il est saint en soi-même, aimable et digne de toute louange. Et la satisfaction qu’elles en reçoivent paraît beaucoup plus pure et [199] plus grande que dans les états précédents, parce que comme le bien universel est absolument préférable au particulier, aussi y a-t-il plus de plaisir de se réjouir d’un bien commun que d’un bien privé. Et c’est la raison pourquoi la principale joie des bienheureux dans le ciel ne procède pas tant de ce qu’ils possèdent Dieu le souverain bien en leur particulier, comme de ce que Dieu est le souverain bien de soi-même et



409. Ps 30, 20.

Paul de Lagny

353


de toutes les créatures raisonnables ; ils entrent dans les intérêts de ce premier de tous les êtres et de ce bien universel, duquel dépend le bonheur de tous les êtres particuliers. […]


Mais suivent bientôt des années de « peines intérieures » — l’expression est préférable, car plus large que le terme de séche-resses. Les six sortes de délaissements ressentis appellent neuf remèdes : notre auteur se veut complet et livre des chapitres vi à ix l’expérience qu’il a acquise par lui-même puis auprès de ses dirigés. Citons trois extraits qui concluent cette longue analyse.


[212] Chapitre ix. Le troisième principe des peines intérieures qu’on ressent en l’oraison, c’est Dieu même qui par une certaine manière de délaissement tout mystérieux semble abandonner l’âme à elle-même et la laisser en proie à ses ennemis. […]


[217] Le cinquième remède sera de faire réflexion à quel dessein vous venez à l’oraison. À quelle intention ? Et ce que vous y prétendez faire ? Si vous y venez à dessein de vous y satisfaire vous-même et en intention d’y être fort recueilli pour y être fort consolé, je vous conseille de ne pas passer outre et de ne pas commettre cette espèce de sacrilège, convertissant les dons de Dieu en votre propre gloutonnerie spirituelle. Si vous prétendez de faire une bonne méditation, pour tirer une bonne résolution, et de cette résolution passer à la pratique de la vertu, afin de vous rendre plus agréable à Dieu, votre atten-tion est droite jusque-là. Mais si vous vous inquiétez, parce qu’il a plu à Dieu que vous ayez passé tout le temps de votre oraison en distractions, en ténèbres ou en aridités, dès lors vous pervertissez votre intention quand vous recherchez votre propre satisfaction et non celle de Dieu, quand vous désirez qu’il s’accommode à vous et non vous à lui. […]


[221] Les opérations des âmes de cet état étant presque toutes dégagées des fantômes de l’imagination et des goûts sensibles du cœur, elles ne sont plus sujettes à être trompées, ni par la splendeur des lumières, ni par l’obscurité des ténèbres, ni par l’amorce des douceurs, ni par la privation des conso-lations qui flattent ou qui abattent la nature, puisque s’éle-

354 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


vant au-dessus de cette basse région, elles ne font estime que des opérations relevées de l’esprit et de la vertu. Reste donc qu’elles viennent immédiatement de Dieu, qui veut éprouver la fidélité de ses épouses par son absence, qui les délaisse par la suspension de ses grâces sensibles pour les combler de celle de l’Esprit, qui les afflige au corps pour les faire mériter en l’âme et qui, enfin, les abandonne pour leur faire ressentir quelque chose de l’état douloureux où sa sainte âme fut réduite, lorsqu’elle se vit aban-donnée de son Père à la croix, et par cet abandon s’unir plus parfaitement à elle. […] Car le moyen de se parer contre Dieu ? Que si c’est son œuvre, qui le pourra détruire ? Et s’il a dessein de perfectionner l’âme par cette voie, qui osera lui contredire ? Le saint homme Job décrit parfaitement bien cette peine inté-rieure de l’âme juste, avec son remède, comme celui qui avait eu expérience de l’une et de l’autre. […]


Il est temps d’insister sur l’exercice à poursuivre quelles qu’en soient les peines :


[222] Chapitre x. De l’oraison continuelle


Plusieurs estiment l’exercice de l’oraison, plusieurs en parlent, plusieurs le commencent, et très peu néanmoins en continuent la pratique, nonobstant les mouvements intérieurs que Dieu leur donne de s’y abandonner plus souvent. […]


Je remarque deux raisons principales :


Du côté de la volonté, en ce que l’âme […] se lasse enfin de ce pénible exercice de la mortification […] pour se donner une large liberté qui lui permet de voir, de parler, de manger, de se divertir, de passer le temps, etc. […]


[223] la seconde raison se prend de la part de l’entendement, qui ne peut s’accoutumer aux ténèbres, aux aridités ni aux pri-vations que Dieu envoie souvent à l’oraison pour supplanter son orgueil et son appétit insatiable qui veut toujours voir, goûter, connaître, raisonner, afin de faire éclater ensuite cette lumière divine en l’âme. Mais comme notre esprit ne connaît et n’ap-prouve pas cette sorte de conduite, parce qu’étant purement spi-rituelle, elle combat la sienne qui est toute sensible, de là vient

Paul de Lagny

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qu’il se dégoûte de la pratique de l’oraison, où il ne trouve pas le goût et les lumières qu’il prétendait y rencontrer. […]


À ces deux raisons plus universelles, l’on en peut ajouter une troisième, fondée sur la pusillanimité de plusieurs âmes qui, se contentant d’une vertu médiocre, n’aspirent pas d’en acquérir la perfection ni par conséquent de pratiquer souvent l’oraison mentale, qui est le moyen plus efficace, plus ordinaire et plus facile que Dieu nous présente pour l’obtenir. […]


[224] J’exposerai plusieurs raisons qui prouvent l’obligation que nous avons de toujours prier, et en montrent les conséquences.


La première, s’il est vrai qu’il n’y a point de moment que Dieu ne nous fasse part de ses grâces, soit naturelles ou surna-turelles ; soit en soutenant notre être, soit en concourant pour le faire opérer ; aussi ne doit-il point avoir de moment que nous ne reconnaissions ses bienfaits, à moins que de nous en rendre indignes et de passer pour des ingrats. Mais quelle est cette reconnaissance qu’il demande de nous, sinon la prière, par laquelle nous adorons sa grandeur, nous louons ses perfec-tions et nous le remercions de ses grâces ? […]


La deuxième : si l’âme est d’autant plus à estimer qu’elle fait des opérations plus nobles. Quoi de plus relevé que de prier Dieu sans interruption ? Puisque par l’oraison conti-nuelle nous nous élevons continuellement de la terre au ciel, nous nous unissons véritablement à notre premier Principe, nous arrivons à la fin pour laquelle il nous a créés ; nous imi-tons tous les anges qui l’adorent sans cesse et ressemblons à la sainte humanité de Jésus-Christ Notre Seigneur qui est assis à la droite de Dieu son Père, où il nous sert de médiateur et qui prie continuellement pour nous au ciel cependant que nous sommes pèlerins en terre. […]


Le prix qui justifie toute cette peine est le degré le plus élevé décrit ainsi par Paul de Lagny :

356 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Chapitre xi. Les sept degrés de l’oraison continuelle 410


[…] Le cinquième et dernier degré d’oraison continuelle s’appelle habituel, et s’entend être véritablement formé en l’âme, lorsqu’ayant passé par tous les degrés précédents, d’ac-tuel, d’assidu, de persévérant et de fréquent, enfin il se forme une grande facilité dans les puissances de tendre toujours à Dieu par le moyen d’une certaine habitude actualisée, qui l’oc-cupe sans interruption et fait que l’âme se trouve plus en Dieu qu’en soi-même ; et qu’elle le considère davantage le Bien-Aimé de son cœur, dans toutes les actions qu’elle fait, que les actions mêmes qu’elle opère quoiqu’avec application d’esprit.


Ce degré consiste en deux opérations principales, dont la première est une élévation habituelle de l’esprit au-dessus de toutes choses créées, qui fait que l’âme ne peut plus rien considérer avec attention et estime, qu’autant que les choses ont du rapport à Dieu, de sorte que ne les pouvant pas même regarder avec réflexion, elles ne font plus aucune impression sur les sens ; et ainsi l’âme demeure toujours désoccupée de toutes les créatures, et ne s’en trouve jamais embarras-sée jusques au point de l’empêcher d’être unie à Dieu, et ce par un regard confus, qui lui fait contempler la beauté de sa divine face dans toutes choses sans en pouvoir être divertie, que par de petits accidents qui ne sont pas de durée ; et ce re-gard confus par lequel l’âme contemple Dieu incessamment, est une oraison continuelle, dont le Saint- Esprit est le pre-mier moteur, pour l’y conduire sans erreur, pour la faire agir à l’extérieur sans en être divertie, et lui faire enfin obtenir toutes les grâces qui lui sont nécessaires. Et c’est en ce sens qu’il faut entendre ces paroles de l’Apôtre, quand il assure que le Saint-Esprit aide notre faiblesse en l’oraison, comme ne sachant [232] pas ce que nous y devons demander ; mais qu’il




410. Ces derniers extraits sont secs et assez banals. Nous les donnons néan-moins, parce qu’ils présentent les caractéritiques communes à tous nos auteurs capucins (le modèle canfieldien de la conformité à la volonté conduit à : « l’âme devient lumineuse »).

Paul de Lagny

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demande pour nous avec des gémissements inénarrables 411, en ce qu’il nous fait prier d’une manière si extraordinaire et si rele-vée qu’il n’y a que lui seul qui, pénétrant le secret des cœurs, en puisse avoir la connaissance.


La seconde opération de ce degré consiste dans une adhé-sion très forte et très immuable de notre volonté à celle de Dieu, que nous regardons par une vue confuse, mais conti-nuelle, comme le principe et la fin de toutes nos actions, de sorte que notre volonté étant fondée et enracinée dans l’habi-tude de toutes les vertus morales et divines, aussi bien que dans celle de la charité, comme témoigne l’Apôtre : In cari-tate radicati et fundati  412. L’âme devient lumineuse et douée de cette suréminente science de Jésus-Christ, qui surpasse de beaucoup celle que le commun des hommes est capable de concevoir par les lumières de la raison naturelle, parce que celle-ci se reçoit dans l’intelligence, et se réduit en acte par des espèces déiformes que Dieu répand continuellement dans cette âme, qui l’élèvent au-dessus de la commune ma-nière d’agir des autres, pour toujours aimer Dieu au -dessus de toutes les créatures, et sans en pouvoir être divertie par ses passions que bien difficilement, à cause de l’abondance de la grâce qu’elle reçoit sans cesse, et de la forte habitude des vertus qu’elle a contractée ; si bien que connaissant et aimant toujours Dieu habituellement, elle l’honore, elle le loue, elle l’adore, elle le prie sans interruption.



Le Chemin abrégé de la perfection (1673)


L’éditeur et grand connaisseur des spirituels franciscains, auquel nous empruntons les extraits qui suivront, écrit 413 :


Il y a là vingt et un sections ou chapitres, et l’on sent dans le P. Paul l’héritier direct du P. Benoît de Canfield et de ces





  1. Rm 8, 26.


  1. Ep 3, 17 (« enracinés et fondés dans la charité »).


  1. Le Chemin abrégé…, op.cit., « Notice », p. 14.

358 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


vieux Pères Maîtres des capucins de la rue Saint-Honoré 414. On trouve chez lui, comme chez ses prédécesseurs, la même distinction entre la volonté essentielle et la volonté éminente, la même prédication de la conformité de notre volonté avec la volonté divine, le même enseignement que notre oraison se conforme d’ordinaire à l’état de notre volonté, parce que dans l’oraison « l’entendement reçoit beaucoup plus d’assistance de la volonté dans les aspirations surnaturelles […] que la volonté n’en reçoit de l’entendement ».


Et tout est présenté dans un style parfait et nous lisons au-jourd’hui ces pages avec un plaisir infini, comme si l’on man-geait un fruit savoureux.


Si nous osions exprimer ici notre pensée entière au sujet de ce petit livre d’or, le Chemin abrégé, nous dirions que de tout ce que les capucins français ont écrit sur ce sujet au XVIIe siècle, aucun volume n’est plus totalement et plus bellement représentatif de leurs doctrines spirituelles.


Nous proposons des extraits des sections VIII à XIX (un choix plus limité aurait favorisé les dernières sections).


Section VIII. Pratique générale de cet exercice qui explique les trois états de la volonté de Dieu et de l’âme qui s’efforce de l’accomplir


[…] L’exercice de la volonté de bon plaisir de Dieu nous rend agréables à Sa divine Majesté par la spéciale pratique des trois vertus théologales, foi, espérance et charité, qui sont ici dans leur force. D’où il s’ensuit que l’âme ne cherche plus que Dieu, ne veut que Dieu, n’aime que Dieu, n’opère que pour


414. Note intéressante pour l’histoire capucine, relevée du P. Ubald : « Avec leurs dates approximatives voici les noms de ces PP. Maîtres : Pacifique de Saint-Gervais, 1574-1576 ; Mathias Bellintani del Salo, 1576-1588 ; François de la Briga, 1588-1590 ; Luc de la Terce, 1590-1592 ; Anselme de Rhegio, 1592-1594 ; Benoît de Canfield, 1594-1595 ; Archange de Pembrock, 1595-1596 ; Honoré de Champigny, 1596-1599 ; Archange de Pembrock, 1599-1606. Le noviciat passe alors au couvent de Meudon, où le premier Père Maître fut le P. Louis d’Argentan. Le P. Benoît de Canfield sera aussi le premier Père Maître au noviciat de Rouen en 1595 pendant six ans, et il aura pour successeur le P. Louis d’Argentan (1602-1606). »

Paul de Lagny

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Dieu, ne soupire qu’après Dieu et ne veut connaître que Dieu. Non par les lumières de la raison naturelle, qu’elle trouve im-parfaite, mais par celles de la foi qui sont toutes divines et nul-lement sujettes à l’erreur. Cet état appartient aux profitants, comme le précédent appartient aux commençants.


L’exercice de la volonté de Dieu, que le saint Apôtre ap-pelle parfaite 415, est propre aux saintes âmes qui ont acquis l’habitude des deux états précédents par la destruction de leur propre volonté et par la fidèle pratique de celle de Dieu, non avec interruption et par reprises comme auparavant, mais ha-bituellement et sans discontinuation, autant qu’il est possible à la faiblesse humaine. D’où s’ensuit l’état d’union qui ordi-nairement demeure invariable jusques à la mort.


Les grâces qui se trouvent le plus en usage dans ce troisième état sont les dons du Saint-Esprit qui éclairent l’entendement et fortifient la volonté humaine d’une manière éminente pour leur faire connaître et aimer Dieu autant parfaitement que la créature est capable de le connaître et de l’aimer sur terre.


Section IX. Premier état de l’exercice de la volonté de Dieu et de l’âme commençante qui le pratique


Quiconque aura un véritable désir de s’adonner à ce saint exercice, doit premièrement faire réflexion sur chacune de ses actions particulières pour connaître si elle est conforme à la volonté de Dieu. Puis s’étant aperçu que Dieu veut qu’il la fasse, par le moyen des règles données ci-dessus, il la rappor-tera à Dieu par cet acte ou un autre semblable : « Mon Dieu, je me propose de faire cette action avec le secours de votre sainte grâce, parce que vous le voulez et me le commandez, comme étant votre bon plaisir et votre plus grande gloire. »


Réitérez cet acte à chaque action indifférente que vous en-treprendrez, spécialement si vous êtes distrait de Dieu. Car si ayant commencé la journée ou quelque action avec intention de faire la volonté de Dieu, et que votre esprit demeure tou-



415. Cf. Rm 12, 1.

360 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


jours recueilli en lui, par une tendance amoureuse vers Sa di-vine Majesté, il ne sera pas nécessaire de quitter cette union de votre esprit et de votre volonté avec Dieu, pour faire ce qui est déjà fait par un nouvel acte. Cet acte serait plutôt une espèce de distraction de Dieu qu’une véritable application de Dieu.


Ne vous arrêtez pas tant à vouloir connaître trop curieu-sement la volonté de Dieu comme à la bien faire. Plusieurs s’inquiètent pour savoir le bon plaisir de Dieu dans les choses indifférentes et négligent de s’y conformer dans celles qu’ils connaissent leur être commandé. Exécutez fidèlement ce que vous savez certainement être dans l’ordre des volontés de Dieu. Pour la pleine intelligence de ce que vous devez faire dans les matières douteuses et indifférentes, elle vous sera donnée à proportion­ que vous avancerez en la vertu. […]


Section X. Les trois perfections qui doivent accompagner les actes des commençants


[…] Que toutes vos actions soient accompagnées des trois perfections suivantes, savoir : de pureté, de fidélité et de force.


Quant à la pureté : […] enfin souvenez-vous que cette pu-reté d’intention est la première perfection et le fondement de votre divin exercice, aussi bien que de toute action vertueuse. Vous devez vous accoutumer de la pratiquer au commence-ment de chaque action indifférente qui n’a pas de rapport avec la précédente. J’ai dit : « au commencement de l’action », parce que quand vous aurez produit l’acte de pureté d’intention de ne vouloir faire l’action présente que pour plaire à Dieu en ac-complissant sa sainte volonté, il ne faut plus penser qu’à bien faire l’œuvre qui vous est commandée, sans faire réflexion sur la volonté de Dieu comme si elle était distincte de l’œuvre, puisque la volonté de Dieu et l’œuvre ne sont ici qu’une même chose. De sorte que vous ferez toujours la volonté de Dieu si vous faites bien l’œuvre qu’il vous commande.


Quant à la fidélité que vous devez apporter pour bien faire chacune de vos actions, elle doit être telle que vous n’épargniez aucune puissance ni aucune peine nécessaire pour bien réussir

Paul de Lagny

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dans l’exécution de la volonté de Dieu, appliquant tout votre esprit pour bien penser à ce que vous faites, employant toutes vos forces pour vous en acquitter dignement, et donnant tout le temps convenable pour conduire votre action à la perfection que Dieu vous demande. […]


Quant à la persévérance, elle consiste à ne pas vous lasser dans l’exercice de la volonté de Dieu, mais à y persévérer dans tous les moments, toutes les heures, tous les jours, toutes les semaines, tous les mois et toutes les années de toute votre vie. Ceux-là ne continuent pas à faire la volonté de Dieu dans tous les moments de leur vie qui n’emploient aucun moment de leur vie pour la bien faire. Les autres ne la font pas à toutes les heures du jour qui passent la plus grande partie du jour sans y penser. Les autres ne s’y occupent pas tous les jours qui ne servent Dieu que par humeur et par reprises. Les autres ne font pas la volonté de Dieu toutes les semaines ni tous les mois qui ne la font que semaine à semaine, et comme par quartier. Enfin il y en a qui ne l’accomplissent pas toutes les années de leur vie, puisqu’ils en passent la plus longue partie à faire leur propre volonté ou à ne point faire réflexion sur celle de Dieu. Mais pour vous, ne cessez point d’être à Dieu, afin que vous remportiez la couronne qui vous est due et qui est promise à la persévérance. […]


Section XI. Second état de l’exercice de la volonté de Dieu et de l’âme profitante qui le pratique


Après que vous vous serez exercé si fidèlement et si longue-ment dans les pratiques de la volonté de Dieu en qualité de juste, que vous en aurez contracté l’habitude, détruisant vos vices par l’affermissement des vertus contraires, vous vous apercevrez que votre âme étant prévenue de nouvelles lumières, elle sera invitée et même pressée par les sacrés mouvements du Saint-Esprit de passer du premier au second état de l’exercice de la volonté de Dieu. Cette volonté, l’Apôtre l’appelle bien plaisante ou du bon plaisir, soit parce que l’âme ayant surmonté toutes les difficultés de ses mauvaises habitudes dans le premier état, elle ne trouve plus que de la facilité dans celui-ci, soit effectivement que l’âme

362 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


y opère avec tant de bonne volonté pour Dieu qu’elle n’y goûte que de la joie et des suavités intérieures qui lui viennent par l’infusion de la grâce. […]


L’état des âmes qui s’exercent dans la volonté bienfaisante ou le bon plaisir de Dieu consiste principalement en deux points. Le premier en ce qu’elles mettent tout leur plaisir à faire la volonté de Dieu sans considérer si ce que Dieu leur commande est facile ou difficile, si elles y souffrent ou n’y souffrent pas, si elles y meurent ou si elles y vivent. Bref si elles sont consolées ou ne le sont pas.


Le second consiste en ce qu’elles ne font pas tant d’estime de l’action extérieure qu’elles opèrent, que du plaisir que Dieu prend à voir que ce qu’il commande est accompli. Ainsi, ou-trepassant toutes les créatures d’un vol très léger de grâce, elles vont trouver Dieu pour se réjouir uniquement en lui. […]


Section XII. Les trois perfections qui doivent accompa-gner les actes des profitants


[…] Quant à la vertu de la foi, il est certain qu’elle seule ne nous fera pas atteindre à la parfaite connaissance de la vérité de Dieu, si notre entendement n’est fortifié par les dons lumineux du Saint-Esprit, pour la réduire excellemment en pratique. Or c’est ce qui se fait heureusement dans ce second état, où l’âme ayant levé les obstacles à la réception des rayons divins par la parfaite conformité de sa volonté avec le divin, elle commence à découvrir quelque chose de grand de la majesté de Dieu, pour ensuite avoir entrée dans les secrets de la vie mystique par les admirations, suspensions, contemplations et transfor-mations de son esprit en Dieu. […]


Quant à la vertu d’espérance, elle suit comme naturelle-ment de la foi. Comment se peut-il faire, en effet, que l’âme juste qui, par le fidèle accomplissement de toutes les volontés de Dieu, reçoit des lumières éclatantes pour connaître les biens éternels, ne conçoive en même temps des désirs très ardents de les posséder ? […] C’est encore dans cet état où l’espérance en Dieu est si grande qu’elle passe en confiance. De sorte que

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l’âme supposant les soins qu’a Dieu de son salut, elle ne s’en met plus en peine pour ne penser qu’à le servir. Elle s’oublie soi-même pour ne se souvenir que de lui. Comme elle tient Dieu pour son bon ami et son très libéral bienfaiteur, elle se fie totalement à sa souveraine bonté. Ainsi il est impossible de concevoir la joie et la liberté d’esprit avec laquelle l’âme se comporte dans toutes ses actions.


Quant à la vertu de charité, elle ne manque pas d’accom-pagner ici la foi et l’espérance. Non comme leur suivante, mais comme l’âme qui leur donne la vie et le plus grand éclat qu’elles possèdent. Dans cet état l’âme ne croit pas seulement aux vérités divines parce que Dieu les a révélées, et n’espère pas simplement de posséder les biens éternels que Dieu a promis parce qu’il est fidèle, mais aussi parce qu’il est bon et qu’elle a un grand amour pour Sa divine Majesté.


En effet, comment cette âme n’aurait-elle pas un grand amour pour Dieu puisqu’elle est dans l’exercice de la volonté de son bon plaisir ? Et cet exercice consiste en ce que sa volonté ne prend plaisir qu’à faire celle de Dieu, pour le grand amour qu’elle lui porte. Dans l’état précédent, l’âme faisait la volonté de Dieu pour obéir à Dieu son Seigneur. Mais dans celui-ci, elle ne la fait que pour l’aimer comme son bon ami. Ainsi, elle ne pense plus aux récompenses qui sont promises aux fidèles serviteurs, mais à l’amour qui est dû à son Bien-Aimé. Et cette douce pensée la transforme tellement en Dieu qu’elle n’opère que par ses ordres et pour son amour, soupirant sans cesse après lui pour le posséder et ne craignant rien davantage que de le perdre un seul moment.


Enfin, si les vertus dans l’état précédent ont servi d’objet prochain à l’âme pour y tendre et pour les acquérir, sans avoir de fin plus relevée sinon de devenir vertueuse, dans celui-ci l’âme suppose qu’elle les a acquises par la miséricorde de son Bien-Aimé. Elle s’en sert comme de principe et de fondement pour s’élever au Dieu des vertus, afin de l’aimer par-dessus toutes choses. Dieu en tant que souverainement aimable devient lui-même immédiatement le cher objet de son cœur

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pour tendre à lui sans relâche et l’aimer sans fin par-dessus toutes choses, en ne faisant rien que par son amour, pour son amour et en son amour. Ce qui est accomplir noblement la volonté de Dieu et d’une manière beaucoup plus parfaite que dans le premier état.


Section XIII. Troisième état de l’exercice de la volonté de Dieu et de l’âme parfaite qui le pratique


Les peintres n’enseignent d’abord à leurs apprentis qu’à tra-cer des lignes droites et tirer des traits hardis pour leur former la main ; puis ils leur montrent la manière de contretirer un pied, un œil, une main, une tête. Enfin ils leur apprennent à crayon-ner un corps entier assorti de tous ses membres avec toutes les proportions qu’il doit avoir. De même le Saint-Esprit, qui est le grand maître de la vie spirituelle, voulant conduire une âme




Mais après que l’âme a acquis l’habitude de renoncer à sa propre volonté pour se conformer à la divine, le Saint-Esprit l’excite à aimer Dieu en tout ce qu’elle fait, d’autant que la vo-lonté de cette âme qui est habituellement réformée demande naturellement qu’elle se transforme en celui qu’elle aime, par autant d’actes d’amour qu’elle fait de bonnes œuvres, ainsi que nous avons vu dans la vie illuminative ou affective.


Mais enfin, l’habitude du divin amour étant formée dans la volonté de cette âme et ne pouvant, ce semble, passer plus outre, parce qu’elle ne peut pas aimer un objet plus parfait que Dieu, voici que le Saint-Esprit, son sage directeur, lui ins-pire une autre manière de se conduire beaucoup plus parfaite que les précédentes. Les autres manières, en effet, sont toutes actives ; celle-ci au contraire demeure toute passive. Non que l’âme cesse d’aimer Dieu, mais parce qu’elle ne l’aime plus comme autrefois avec de grands efforts naturels. Non que l’âme demeure dans un état de perfection sans plus avancer

Paul de Lagny

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dans la voie du saint amour. Au contraire, elle s’y perfectionne à tous les moments et par toutes les actions de sa vie. Son cœur se consacre par état à l’amour sacré de son Dieu, il s’ensuit que tout ce qu’il veut par lui-même et que tout ce qu’il commande être fait par les autres puissances qui lui sont sujettes devient aussi par état animé du même divin amour. Cet amour pour ce sujet est appelé état d’union, parce que dans les deux états précédents la volonté de l’homme tendait à celle de Dieu par les actes d’abnégation, de conformité et de transformation. Mais dans l’état présent la volonté humaine­ se trouve parfai-tement transformée en celle de Dieu et elle lui demeure heu-reusement unie.


La lumière du midi n’est point essentiellement différente de celle de l’aurore, puisque c’est la même et qui est seulement rendue plus grande par des degrés plus intenses. De même la volonté de Dieu que l’Apôtre appelle parfaite 416 suit les deux précédentes dont celle-ci est la consommation, aussi bien que la perfection de l’âme qui s’y exerce. C’est pourquoi, comme le midi est une réunion de toutes les splendeurs que le ciel a envoyées sur la terre, depuis le premier instant du jour jusques au plus haut point de notre méridien, de même l’état de la volonté unitive consiste dans l’habitude formée et bien établie de toutes les vertus morales, et singulièrement des théologales, foi, espérance, charité, avec toute leur suite composée des dons et des fruits du Saint-Esprit, bref, des huit béatitudes qui sont proprement les actes héroïques de la vie mystique.


Cette habitude donne une telle facilité à l’âme de n’agir qu’en Dieu et pour Dieu qu’elle ne trouve presque plus de difficulté dans toutes les pratiques de la vertu. Elle souffre même avec joie les mortifications, les humiliations, les confusions, les injures, bref tout ce qu’on lui fait de mal et tout ce qu’elle doit faire de bien pour plaire à Dieu son unique amour. Elle a comme éteint tous les mouvements de sa propre volonté, qui étaient la cause des contradictions qu’elle ressentait à faire celle de son Dieu.




416. Cf. Rm 12, 8.

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Section XIV. Les trois perfections qui doivent accompa-gner toutes les actions des âmes parfaites


[…] Simplicité, abandon, repos.


Quant à la simplicité, vous devez savoir que le grammairien qui a acquis une parfaite habitude de mettre toutes les règles de la grammaire en pratique perd l’idée de toutes les règles par-ticulières qu’on lui a enseignées — sans manquer néanmoins contre ses règles — pour ne se servir que de la simple habitude que lui donne une grande liberté d’exprimer correctes en tout ce qu’il veut dire. De même, après que l’âme a passé par tous les états de la vie spirituelle et par toutes ses pratiques, elle s’en forme une espèce d’habitude dans son entendement et dans sa volonté. Et à la façon des anges, cette âme voit tout d’un coup ce qu’elle doit faire et le fait en effet sans s’amuser à de longues délibérations. C’est à cet heureux état que les docteurs mys-tiques donnent le nom d’union, parce que les actes y sont très simples et comme tous réduits au seul amour en parfaite unité avec son objet. D’où s’ensuit que l’âme a la satisfaction de voir (sans néanmoins en tirer vanité) que sa volonté est entièrement soumise à celle de Dieu ; et Dieu aussi en récompense lui assu-jettit toutes ses puissances spirituelles, ses facultés corporelles, ses appétits, ses passions, enfin tous ses sens, tant extérieurs qu’intérieurs, pour être gouvernée par les principes de la raison et de la grâce, cela dans un bel ordre qui passe tout ce qu’en peuvent concevoir ceux qui ne l’ont pas expérimenté.


Je dirai plus. La simplification de ses opérations est si grande qu’elle ne fait plus distinction entre le sujet qui aime et l’objet qui est aimé. Entre, dis-je, l’entendement du sujet, qui connaît la beauté de l’objet, et la volonté du même sujet, qui aime la bonté du même objet, enfin entre les puissances et leurs actes, c’est-à-dire entre les puissances qui connaissent et qui aiment, et les actes de connaissance et d’amour qui sont produits par ces mêmes puissances. Comme si l’âme qui aime, la volonté avec laquelle elle aime, l’acte par lequel elle aime, Dieu qu’elle aime et l’entendement par lequel elle connaît qu’il est aimable

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n’étaient qu’une seule et très simple chose, quoiqu’en effet toutes ces choses soient très différentes entre elles.


Quant à l’abandon, il faut concevoir qu’il suit comme né-cessairement des pratiques précédentes. Car après que l’âme a dit mille et mille fois à Dieu qu’elle renonçait à sa propre volonté pour faire la sienne, après qu’elle s’est mille et mille fois conformée au bon plaisir de Dieu en tous les accidents prospères et adverses qui se sont présentés, après qu’elle a mille et mille fois aspiré et soupiré après Dieu, son cher objet, pour se transformer en son divin amour, après que cette âme s’est donnée mille et mille fois à Dieu, son Bien-Aimé, sans réserve et sans fin pour disposer d’elle en la manière qu’il lui plaira dans le temps et dans l’éternité, enfin Dieu la prend au mot, c’est-à-dire sous sa spéciale protection. L’âme supposant avoir assez dit à Dieu qu’elle se donnait à lui, elle cesse de le dire, pour ne plus penser qu’à vivre comme une personne qui s’est entièrement abandonnée et dont Dieu fait tout ce qui lui plaît, sans que l’âme lui contredise en rien. Ainsi un petit enfant de lait ne demande rien, ne refuse rien, bref il se laisse conduire par sa bonne mère partout où elle veut, sans qu’il y apporte aucune contradiction.


Mais remarquez que cet abandon ne se fait pas tant par actes que par état. C’est comme l’enfant qui demeure aban-donné par l’état de son enfance, mais non pas par aucun acte d’abandon qu’il produise à toutes les dispositions de ceux qui le gouvernent. Puisque l’âme a le bonheur d’être entrée dans la liberté et les droits des vrais enfants de Dieu, elle vit effective-ment sans soin comme un véritable enfant du Père céleste qui la nourrit du lait de sa grâce, la couvre avec le manteau de sa toute-puissante protection, la caresse avec les douceurs de son divin amour, lui prépare le magni­fique héritage de sa gloire. Il lui en donnera la jouissance éternelle après qu’elle sera sevrée de toutes les bassesses de son enfance temporelle.


Quant au repos, il suit naturellement de l’abandon. Qui a jamais vu un petit enfant s’abandonner entre les bras de sa bonne mère et en demeurer inquiété ? Au contraire, il demeure

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et dort tranquille sur son sein maternel, comme sur le gra-cieux principe de son être et de toutes ses douceurs. Mais s’il se trouve des douceurs dans la nature qui donnent tant de repos à ceux qui les goûtent par état, que devons-nous penser des âmes qui se sont abandonnées entre les bras de Dieu leur bon Père, dont les tendresses, la suavité et les soins paternels surpassent infiniment ceux de toutes les mères ? En vérité ce sont ces âmes bien aimantes et bien-aimées qui ont sujet de dire avec la sainte épouse du Cantique des cantiques : Nous nous sommes enfin reposées sous l’ombre de Celui que nous avions désiré 417. Après l’avoir tant et tant de fois désiré, enfin il est venu, ce Bien-Aimé de nos cœurs, pour nous porter entre ses bras, pour nous couvrir de ses ailes, pour nous conduire par sa sagesse, pour nous aimer par sa bonté et pour pourvoir à tous nos besoins par une spéciale providence.


Mais supposé que l’âme soit puissamment convaincue que Dieu prend un soin spécial de sa conduite, il s’ensuit le repos de son salut, de sa perfection et de sa propre vie, sans avoir jamais aucune inquiétude pour quelque accident qui lui arrive. […]


Section XV. L’état d’oraison suit ordinairement l’état de la volonté humaine.


Puisque l’entendement et la volonté sont les deux princi-pales puissances de l’âme qui lui ont été données de Dieu pour marcher d’un pas égal dans les voies de la perfection, il est certain qu’il faut faire un égal usage de l’une et de l’autre pour parvenir à la fin que nous prétendons.


L’oiseau qui ne bat que d’une aile ne volera pas bien loin ni bien haut. L’âme qui prétend n’aller à Dieu que par l’une de ses puissances n’y parviendra jamais.


Les séraphins que le Prophète vit sur le trône de Dieu se servaient de deux ailes pour voler en l’air et se soutenir en la présence de Sa divine Majesté 418. L’âme qui aspire à la sainte



  1. Ct 17, 3.


  1. Cf. Is 6, 2.

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union de Dieu doit également se servir de son entendement pour contempler ses divines perfections et de sa volonté pour l’aimer par la sainteté de ses oeuvres. […]


Section XVI. De l’oraison des commençants dans l’état de la vie purgative


[…] L’âme pécheresse trouvera Dieu propice, comme la Madeleine, si elle se présente devant lui avec les larmes et la contrition de ses fautes. Dieu ne rebute jamais un cœur hu-milié et contrit qui se convertit véritablement à lui. Enfin, si le divin Sauveur s’entretenait familièrement avec les pécheurs jusques à banqueter chez eux pour avoir occasion de prolonger ses entretiens en écoutant leurs demandes et leur donnant ses réponses, sans doute il fera encore la même grâce aux âmes pénitentes, pourvu qu’elles travaillent à détruire leur propre volonté en ne faisant aucune action qui ne soit conforme à la sienne, pourvu qu’elles s’appliquent à l’oraison mentale dans le temps et en la manière qui leur sera inspirée par le Saint-Esprit selon la disposition présente de leur volonté.


Section XVII. De l’oraison des profitants dans l’état de la vie illuminative


Tout ce que prétendent les commençants dans leurs orai-sons mentales, c’est de former de puissantes considérations pour leur entendement sur les mystères de la foi. Ces mystères excitent leur volonté à réformer leur mauvaise conduite par les bonnes résolutions qu’elle prend de se retirer du péché pour embrasser la vertu.


Mais quand l’âme est parvenue à cette première fin et que par la grâce de Dieu elle n’a plus d’attache volontaire à aucun péché, l’on peut dire qu’elle a atteint l’état de bonne volonté et de complaisance au bon plaisir de Dieu. En effet, elle ne veut habituellement que ce qui plaît à Dieu. Elle aimerait mieux mourir que de commettre la moindre faute qui lui pût déplaire.


Or, je demande maintenant quels sont les actes que veut naturellement produire une bonne volonté qui a de grands

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respects et de fortes inclinations pour Dieu son unique objet. Sans doute c’est de lui témoigner la véhémence de son amour par une espèce de reconnaissance et de décharge 419, ainsi que nous voyons dans toutes les personnes qui s’entr’aiment véri-tablement. Elles n’ont point de plus grande satisfaction que de parler familièrement pour se communiquer naturellement tous leurs secrets.


C’est donc ainsi que l’âme qui est parvenue à l’état de bonne volonté se lasse de méditer pour aimer, parce qu’elle est suffi-samment informée de la vérité des mystères divins pour ne plus s’occuper que de l’amour de Dieu, le Bien-Aimé de son cœur.


Dans cet état l’âme trouve que l’entendement marche trop lentement dans les voies spacieuses de l’oraison. C’est pour-quoi elle se sert de la volonté pour tendre plus promptement à son divin objet.


Dans cet état, l’âme ne se contente plus des moyens qui conduisent à Dieu ; mais elle désire joindre sa fin dernière, qui n’est autre que Dieu même. Tous les discours intérieurs qu’elle peut faire de Dieu en l’oraison lui sont ennuyeux si elle n’arrive à la présence de Dieu, qui est tout son souhait.


Dans cet état, l’âme ne s’entretient ordinairement que sur deux grandes vérités, qui sont le tout de Dieu et son propre néant. Dans ces vérités elle découvre une si grande pléni-tude de lumières pour admirer les grandeurs de Dieu et ses bassesses qu’elles suffisent pour remplir toute la capacité de son esprit, sans qu’elle ait besoin d’autres matières durant le temps de ses oraisons.


Dans cet état, l’âme ne peut prendre aucun sujet d’éternité pour s’entretenir avec Dieu en son oraison, parce que ce n’est plus des lumières de l’entendement, mais des affections de la volonté qu’elle reçoit ses ordres. C’est pourquoi elle fait tou-jours oraison selon la disposition de sa volonté. Mais comme il n’y a rien de si constant que l’amour fort, ni de si changeant que les productions de l’amour pur qui s’accommode à tout



419. Décharge de soi en l’être aimé.

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ce que Dieu veut en se faisant tout à tous, il est certain que l’âme qui s’entretient avec Dieu par voie d’affection produira autant d’actes différents, d’amour, de foi, d’espérance, d’ado-ration de Dieu, d’anéantissement de soi-même, de demande ou d’actions de grâces que les mouvements de son cœur se-ront différemment excités par le Saint-Esprit. Et en cela il n’y a point de tromperie, mais une divine sagesse. En effet, l’âme suit en cela les sacrés mouvements de la charité qui est la principale règle de sa conduite.


Dans cet état, l’âme se trouve ordinairement dans les dispo-sitions suivantes lorsqu’elle fait oraison : ou elle y jouit de la présence de Dieu, ou elle se plaint amoureusement de son ab-sence ; ou elle se console de ce qu’elle possède, ou elle s’afflige de ce qui lui manque ; ou elle demande, ou elle reçoit ; ou elle aspire, ou elle soupire ; ou elle cherche, ou elle trouve ; ou elle désire, ou elle se repose à l’ombre de celui qu’elle a désiré. De sorte néanmoins que ses désirs et son repos, sa jouis­sance et ses plaintes, ses consolations et ses afflictions ne partent que de la grandeur de son amour.


Ainsi l’on voit que l’oraison d’affection ne roule que sur le principe de la volonté du bon plaisir de Dieu. Cette oraison dépend davantage d’un cœur réformé qui a de grandes ardeurs pour Dieu, que d’un entendement subtil qui a beaucoup de science et peu de vertu. Aussi connaît-on par expérience que les âmes simples ont plus d’entrée à cette manière d’oraison que les savants. Les premières donnent incomparablement davan-tage à l’amour qu’à la spéculation, et à la vertu qu’à la curiosité de l’esprit. Les seconds au contraire s’occupent davantage à méditer les perfections de Dieu qu’à les imiter et à pénétrer les secrets des mystères plus qu’à entrer dans les pratiques ver-tueuses qu’ils renferment. Ces derniers sont toujours secs en l’oraison parce que leur volonté n’est presque jamais prévenue de l’onction du Saint-Esprit, et cette onction est absolument nécessaire pour faire l’oraison d’affection. Il s’ensuit qu’ils de-meurent toujours frappants à la porte, sans jamais entrer dans le sanctuaire de l’amour.

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Section XVIII. De l’oraison des parfaits dans la vie unitive


La parfaite amitié entre les parfaits amis consiste à n’avoir qu’un même vouloir et non-vouloir, et par ce moyen se com-muniquer mutuellement le cœur l’un de l’autre. C’est comme si des deux cœurs il ne s’en formait qu’un seul qui ne fût propre à aucun d’eux, mais parfaitement commun à tous les deux.


La morale enseigne cette amitié entre les hommes. Mais la loi chrétienne, passant plus avant, commande que la volon-té de l’âme juste soit tellement transformée en celle de Dieu qu’elle disparaisse pour faire régner en elle la divine volonté, de sorte que la volonté de Dieu soit l’âme, l’esprit et la vie de la volonté de l’homme, pour la mouvoir dans l’oraison qui est propre à cet état des parfaits amis de Dieu. D’où s’ensuit cette oraison qui est propre à cet état des parfaits amis de Dieu. Cette oraison a plusieurs noms, quoiqu’ils ne signifient tous qu’une même chose.


Premièrement, l’oraison des âmes parfaites dans la vie uni-tive est appelée oraison d’union. En effet, une goutte d’eau qui tombe dans l’océan s’unit tellement à ce grand élément qu’elle ne fait plus qu’un seul tout avec lui. De même, par propor-tion, quand la volonté humaine est devenue si conforme et si semblable à la divine qu’elle a de la disposition pour s’unir avec elle, au moment que Dieu lui est manifesté par l’irra-diation de sa grâce, elle s’unit à lui par une liaison si étroite qu’elle surpasse celle de deux intimes amis. Ces amis se sont cherchés avec empressement, ils s’embrassent très étroitement au moment de leur rencontre, sans parler d’abord, parce que la véhémence de leur amour, qui remplit toute la capacité de leurs cœurs, les empêche de former des paroles.


Secondement, cette manière d’oraison est appelée introver-sion. Tout ainsi, en effet, que le limaçon rentre dans sa co-quille et se ramasse en lui-même pour se mettre à couvert de la pluie ou des autres injures du temps, de même l’âme attirée par l’attouchement divin au-dedans de soi se retire du dehors de ses opérations sensibles pour se recueillir au plus intime de son fond. C’est comme si toutes ses puissances avec leurs actes

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étaient fondues en l’unité de son essence, afin d’avoir plus de force pour soutenir l’opération de Dieu.


Troisièmement, cette manière d’oraison est appelée passive, parce que Dieu y opère en l’âme les sacrés mouvements de son amour, sans qu’elle y contribue autre chose que de consentir à l’opération de Dieu en elle.


Cette opération se fait principalement dans la volonté, par une abondance d’amour qui met toutes les autres puissances dans la suspension de leurs actes, afin que l’âme soit plus recueil-lie et plus vigoureuse pour soutenir la présence de Dieu qui se manifeste à l’esprit comme un tout incompréhensible, dépouillé de toute espèce distincte parce qu’il est conçu par l’effort d’une foi simple et une, et cette foi n’admet ni composition, ni fan-tôme au moins perceptible à l’entendement humain.


Quatrièmement, cette manière d’oraison est appelée jouis-sance de Dieu. Les bienheureux qui voient Dieu aiment Dieu et se réjouissent de Dieu au ciel selon la grandeur de leur cha-rité et de la lumière de gloire qui leur est communiquée. Ils jouissent véritablement de Dieu autant qu’ils en sont capables. De même, les âmes parfaites dont la foi est épurée et l’amour pour Dieu très intense sur la terre se réjouissent souveraine-ment en Dieu comme du souverain bien qu’elles ont cherché, qu’elles ont trouvé et dont elles jouissent paisiblement au-de-dans d’elles-mêmes. Il plaît alors à Dieu de se communiquer à elles dans leurs contemplations par les profusions d’une bonté extraordinaire, et cette bonté leur fait ensuite prendre à dégoût tous les autres biens inférieurs qui ne sont pas Dieu, ou ne conduisent pas à Dieu.


Cinquièmement, cette manière d’oraison est appelée exta-tique. La véhémence de l’amour que l’âme y a pour Dieu la transporte, en effet, si fortement hors d’elle-même pour se donner toute à Dieu qu’elle semble être plus en Dieu qu’en soi-même. S’il arrive donc que l’âme soit souvent attirée à cette sublime contemplation qui suspend les sens et change sa manière d’opérer selon ses puissances spirituelles, elle devient enfin si habituellement introvertie et simplifiée qu’elle ne peut

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plus réfléchir sur ses actes ni se servir des espèces grossières de l’imagination comme elle faisait autrefois ; ou elle ne s’en sert qu’avec d’extrêmes contraintes qui la font beaucoup souffrir.

Sixièmement, cette manière d’oraison est appelée le som-meil de l’âme en Dieu à l’imitation de celui que saint Jean prit sur la poitrine sacrée de Jésus après avoir reçu son précieux corps. Non que l’âme y dorme effectivement par un assoupis-sement de son corps, ainsi qu’il arrive dans le sommeil naturel, mais elle s’y repose doucement en Dieu par une suspension de tous ses sens, tant extérieurs qu’intérieurs. Ces sens demeurent calmes, et l’âme se console par un doux écoulement d’amour avec le Bien-Aimé de son cœur. Cela lui fait dire avec la sainte épouse : Ego dormio et cor meum vigilat 420. Je dors quant aux fantômes de l’imagination qui sont évanouis et quant aux dis-cours de l’entendement qui sont cessés. Mais je veille selon les amoureuses productions de mon cœur qui est tout appliqué à aimer celui que je ne saurais trop aimer.


Tout ceci nous fait voir que l’oraison d’union ne se fait dans une âme que lorsque sa volonté est uniforme avec celle de Dieu. Car c’est l’amour qui applique l’âme à cette manière d’oraison. C’est l’amour qui lui en donne la continuation. C’est l’amour qui l’élève et la transforme en Dieu, après que sa volonté est revêtue de la perfection que Dieu lui demande pour une si divine opération.


Section XIX. L’on n’a accès dans la théologie mystique que par une volonté parfaitement réformée selon celle de Dieu.


Il y a grande différence entre la théologie mystique et la vie mystique. […]


La théologie mystique procède originairement de la vie mystique et de la volonté humaine. Elle est cependant l’acte formé de l’entendement, en ce que c’est la volonté en tant que remplie d’amour qui applique l’entendement à connaître Dieu d’une manière héroïque dans ses contemplations pas-



420. Ct 5, 2.

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sives. Mais la vie mystique ne procède pas de la théologie mys-tique, puisque cette seconde suppose la première, et qu’on ne vit pas ordinairement de la vie mystique sans avoir le don de la vie contemplative.


La théologie mystique, outre les préventions de la grâce, demande encore des dispositions naturelles qui ôtent les obs-tacles aux effets de la grâce. D’où il arrive que ceux qui ont un esprit pesant, curieux, scrupuleux ou inquiet ne sont or-dinairement pas propres pour la contemplation divine. Mais tous sont propres pour la vie mystique, pourvu que tous aient une bonne volonté pour servir Dieu et l’aimer de toutes leurs forces avec le secours de la grâce.


La théologie mystique se forme par les actes de l’entende-ment élevé par la foi pour contempler Dieu d’une manière hé-roïque 421. Mais la vie mystique consiste dans les opérations de la volonté, en tant qu’elle est animée de la charité et excitée par les dons du Saint-Esprit pour produire tous les actes héroïques de vertu que Dieu nous commande ou nous conseille de pratiquer.


La théologie mystique ne peut subsister sans la vie mys-tique, puisqu’on ne peut pas connaître héroïquement Dieu qu’on ne l’aime d’une manière aussi héroïque que surnaturelle. Mais la vie mystique peut subsister sans la théologie mystique, puisqu’on peut aimer héroïquement Dieu sans avoir le don de la contemplation divine, ainsi qu’il est arrivé chez plusieurs grands saints qui se sont sanctifiés dans les pratiques de la vie active en secourant le prochain sans avoir été appelés par les doux attraits de la grâce au repos de la contemplation.


Enfin la théologie mystique peut être contrefaite et déguisée par la nature. Cela arrive en ceux qui ont peu de grâce et beau-coup de dispositions naturelles pour la contemplation passive et qui ne laissent pas d’être très imparfaits devant Dieu. C’est pourquoi il ne faut pas s’y arrêter ni faire un grand fondement, comme si l’on était aussi immanquablement parfait qu’on est avancé dans cette sorte d’oraison. Mais quant à la vie mys-



421. Héroïque au sens de « dépassant les forces humaines », surnaturelle.

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tique qui ne subsiste que par la mort de la volonté afin que la volonté de Dieu règne seule dans l’âme, elle peut donner de l’assurance à celui qui en est animé. Tout l’abrégé de la perfection consiste en effet à mourir à nous-mêmes pour vivre à Dieu seul, en faisant sa sainte volonté, avec toute la fidélité qui nous sera possible.


Toutes ces différences nous montrent clairement que la vo-lonté humaine parfaitement conforme à la divine est la grande disposition qu’il faut avoir pour entrer dans les pratiques de la vie mystique, et que la vie mystique prépare l’esprit pour avoir accès dans les secrets de la théologie mystique. La vie mystique sera finalement accordée à l’âme fidèle si Dieu la veut attirer à soi par l’esprit de contemplation.


Mais soit que Dieu attire ou n’attire pas l’âme à cette sorte d’oraison passive, il ne faut pas que l’âme s’estime plus parfaite pour en avoir reçu le don, ni plus imparfaite pour n’en avoir pas été gratifiée. On voit en effet des âmes que Dieu laisse dans les pratiques de la vie active faire paraître beaucoup plus de vertu, et par conséquent avoir plus de perfection, que d’autres qui sont attirées au repos de la contemplation. Ces dernières ne se servent pas en effet de leurs belles lumières pour faire mourir en soi l’esprit de nature ; elles les profanent par la vani-té qu’elles en tirent en se préférant aux autres qui n’ont pas les mêmes attraits de grâce, et en ne travaillant pas comme il faut aux solides pratiques de la vertu.


Ne jugez donc pas de votre avancement en la perfection par le goût que vous en aurez en l’oraison, mais par la mort de vous-mêmes. […]








Alexandrin de La Ciotat (1629-1706)



Honoré Colomb est né à La Ciotat. Son père était capitaine de vaisseau marchand. Il fit profession en 1648 comme frère mineur capucin et remplit la charge de gardien dans plusieurs couvents. Son ouvrage unique 422 a été apprécié par le P. Piny, le spirituel du pur amour 423.


Le Parfait Dénuement de l’âme contemplative (1680)


« Épître au divin Enfant Jésus » : […] Et je remarque qu’il n’y en a qu’une seule [science], dont vous êtes si jaloux que vous n’y voulez pas d’autre maître que vous ; car vous voulez que la mystique qui nous fait connaître et votre Père et vous soit toute à vous, vienne de vous, retourne à vous, et qu’on ne la puisse apprendre que de vous-même, comme une science toute divine. […] Je vous présente dans ce livre ce que vous m’en avez communiqué dans mes oraisons. […]


« Du motif et de l’intention de l’auteur » : […] Je connais même des personnes spirituelles qui n’avancent pas dans les



  1. Le Parfait Dénuement de l’âme contemplative, dans un chemin de trois jours, par lequel Dieu nous appelle à la solitude intérieure…, par le R. P. Alexandrin de La Ciotat, Marseille, première éd. 1680, éd. augmentée 1681, dont nous utilisons l’exemplaire du carmel de Clamart.


  1. DS 1. 302/3. Bremond, VIII, 89 : « Intelligence lucide, s’il en fut, directeur d’une rare expérience […]. Écrivain de race, […] il aura, sans doute, appris bien des choses au P. Piny. » – Alexandre Piny, (1640-1709), né d’une famille proven-çale, dominicain, montera à Paris et publiera des opuscules sur le « pur amour » jusqu’aux condamnations antiquiétistes vers 1685.

378 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


voies de l’oraison parce qu’elles n’y marchent qu’à tâtons et qu’on ne leur fait pas comprendre que les voies par lesquelles Dieu les conduit sont des élévations à la contemplation. Ces pauvres âmes souffrent les peines d’une amante fidèle à laquelle on défendrait d’aimer, de converser et de parler du langage de son bien-aimé. […] Dans ce petit livre, l’âme bien intention-née trouvera, comme dans une carte céleste, les voies qu’elle doit prendre pour quitter le monde et revenir à Dieu. […] L’âme contemplative s’instruira que les cessations d’actes, que les connaissances sans réflexion, que l’amour sans sentiment, que les anéantissements passifs et actifs, que la sainte oisiveté et que les abandonnements qu’elle expérimente dans l’oraison sont des voies et des effets de la mystique. […] Je prie mon lecteur de considérer que le chemin de la vie mystique est si raboteux et si mal aplani, pour être si relevé et si peu fréquen-té, que si ceux qui sont plus habiles que moi n’y bronchent pas si fréquemment, ils ont de grandes obligations à Dieu. […]


« Introduction très nécessaire… » suivie d’une Approbation du R. P. Piny.


[L’ensemble est divisé en trois journées, puis en pas au sein de chaque journée.]


[78] Il est bien vrai que trop de raisonnement et un juge-ment trop actif mettent un grand obstacle à la vie contempla-tive ; parce que l’oraison demande qu’on agisse, plus de cœur que de tête, et un esprit actif y est moins propre que l’affectif. Mais aussi d’éteindre tout d’un coup tout le discours et de retrancher absolument tout raisonnement, c’est une illusion à la mode. […] Ce grand repos n’est que pour des âmes choisies, lesquelles Dieu ne laisse jamais dans l’oisiveté. […]


Je dis qu’il n’y a personne qui ne sache très bien faire tout ce qui se fait dans la méditation : les jeunes et les vieux, les igno-rant et les savants, les pauvres et les riches ; et vous serez surpris, si je vous dis que cet avare, que ce libertin, que ce cavalier, et que cette jeune demoiselle qui ne se plaît qu’à la belle compa-gnie et qui ne s’emploie qu’à dérober des cœurs à Dieu, tous ceux-là sont très propres à bien faire l’oraison et tous savent très

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bien faire la méditation. Mais vous serez encore plus surpris si je vous dis que non seulement ils savent [95], mais encore qu’ils font très bien chacun à sa mode, puisqu’il n’est pas un de tous ceux-là qui ne fasse pour plaire au monde tout ce qu’on fait pour plaire à Dieu dans la parfaite méditation.


Car dites-moi […] : cette jeune délicate ne sait-elle pas très bien l’art d’aimer et de se faire aimer ? Or pour bien et parfai-tement méditer, le tout consiste à aimer et à se faire aimer. […]

Si l’on considérait que l’oraison est une union où la volon-té, étant élevée par la grâce et enflammée des lumières de la foi, n’a pas besoin des autres puissances, où la perfection ne se trouve que dans le repos, l’on ferait connaître à cette âme qu’elle peut aimer et qu’elle peut être unie avec Dieu sans la participation des puissances sensibles ; et que lorsque sans son congé elles s’unissent avec les créatures, l’âme ne doit pas sortir de son fond, où elle est unie avec son Bien-Aimé, pour arrêter une imagination [126] qui se plaît dans le changement.


[…] On lui dirait que l’oraison est une école où il faut ap-prendre peu à peu à ne rien faire ; et qu’une des belles leçons qu’on y fait est de souffrir la suspension des opérations natu-relles. On lui ferait comprendre qu’il peut y avoir des excès aux actes mêmes de la volonté [….]. On lui ferait concevoir que, comme dans un bassin plein d’eau claire, le moindre mou-vement empêche que le soleil ne s’y représente pas parfaite-ment, qu’ainsi ces empressements durant les attraits divins, cette multitude d’actes, ces épanchements, ces aspirations, ces élancements, cette grande activité sont des mouvements qui empêchent l’Époux sacré d’achever [127] ses plus belles unions dans le fond de l’âme, où il ne demande que le repos et un entier abandonnement. […]


Premièrement, la contemplation est un regard et non pas une considération, parce que considérer tient du raisonne-ment et du discours ; et la contemplation est une vue en Dieu sans discours, qui nous dépouille peu à peu de la vue des sens et de la raison, afin de donner lieu aux lumières divines, qui

380 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


nous font connaître plusieurs objets sans multiplicité et nous manifestent plusieurs vérités cachées.


Secondement, ce regard doit être simple et sans distinction, ou très peu, c’est-à-dire sans images distinctes et dans une foi nue et obscure, aidée de la foi humaine, afin d’apprendre à se perdre peu à peu dans l’universelle unité de Dieu et dans l’abîme de ses mystères, qui nous sont toujours plus cachés que connus. [140] Car remarquez que lors même qu’une âme reçoit quelque connaissance distincte par des notions surnatu-relles, il lui reste toujours quelque chose de caché et d’obscur, dont elle fait le plus de cas et se sent la plus touchée.


Troisièmement, ce regard doit être respectueux et dans une crainte filiale sans aucune familiarité ; car Dieu ne la permet jamais aux âmes mêmes qu’il traite le plus familièrement ; c’est pourquoi un simple souvenir de leur propre néant et de la grandeur de Dieu leur est très nécessaire. […]


Enfin en quatrième lieu, ce regard simple et respectueux doit être encore amoureux, c’est-à-dire fervent et affectif et non pas paresseux et assoupi, et qui participe plus des ardeurs de la volonté que des lumières de l’entendement. Car si la vraie contemplation n’est qu’une transformation de l’âme en Dieu, c’est l’amour principalement [141], et non la connaissance, qui doit faire cet heureux changement.


Remarquez, s’il vous plaît, que bien que la contemplation infuse soit sans moyen, puisqu’elle est une grâce extraordinaire de la pure miséricorde divine, qui ne dépend pas de nos efforts ni de notre industrie, il est pourtant certain que la contempla-tion actuelle et acquise met l’âme dans la plus belle disposition qu’on saurait s’imaginer ; parce que si la contemplation pas-sive n’est autre chose qu’une application de Dieu, et l’union qu’il contracte dans le fond de l’âme, par certaines lumières qu’il répand en esprit et certaines affections qu’il excite dans la volonté — lesquels nous ne saurions mériter par nos propres forces et même avec le secours de sa grâce ordinaire —, je dis néanmoins que la contemplation active, qui n’est autre qu’une application de l’âme en Dieu et un grand désir de s’unir à lui,

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est une grande disposition à la contemplation infuse, parce que l’on ne saurait [142] mieux faire. […]


[142] Car si chaque fois qu’on se présente l’oraison, on a la pensée de s’unir à Dieu, cette pensée produit le désir et ce désir produit un subtil et un tranquille ressouvenir de Dieu ; et à force de se souvenir de Dieu si souvent, on vient à s’en souvenir toujours ; de sorte que ce n’est plus un simple ressou-venir, mais une vue continuelle dans laquelle consiste la vraie contemplation. […]


[153] L’acte de pure intelligence est une contemplation sans discours, mais non pas sans regard ni sans images, qui sont connues ou qui le peuvent être, parce qu’elle ne surpasse pas la force de l’imagination et de l’entendement. Et au contraire, l’acte de pure intelligence est une contemplation toute nue qui ne reçoit ni regards ni images ; ou si elle en admet, elles sont indistinctes et dénudées en telle façon qu’elles ne sont ni connues et ne le sauraient être parce qu’elles surpassent nos connaissances. Et si on veut savoir pourquoi cette contempla-tion est sans pensée et sans image, on répond que c’est parce qu’elle tend à une vérité qui est toute simple et toute nue. […]


Car comme un joueur d’instrument qui n’entend pas les divers sons des cordes ne saurait tirer justement celles qui sont trop lâches et lâcher [156] celles qui sont trop tendues, pour mettre son luth dans une cadence bien assurée — au contraire il le met toujours plus en désordre et court risque de tout rom-pre —, comment voulez-vous donc que le directeur qui n’a pas de connaissance des opérations intellectuelles puisse juger des différents états des âmes afin de tirer et d’exciter les trop lâches




[164] Nous avons dit qu’il y a deux parties dans l’âme, sa-voir : l’inférieure ou animale, qui consiste en un assemblage de

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tous les sens, et la supérieure ou raisonnable, qui comprend toutes les puissances intellectuelles ; et que quand nous par-lons d’une troisième partie, qui est la pointe de l’esprit, c’est plutôt pour faire comprendre qu’il y a trois sortes d’opérations différentes, qui sont les sensibles ou animales, et raisonnables ou intellectuelles qui sont connues ou qui le peuvent être, et les mystiques, qui ne sont ni connues, ni le peuvent être, que pour ajouter une troisième partie aux deux premières.


[204] Vous devez demeurer tranquille et recueilli, afin de vous laisser occuper par sa présence. Et pour faciliter ce dé-nuement, souvenez-vous qu’en vous mettant en la présence de Dieu, vous ne devez former aucune idée de son être ni de ses attributs en particulier, mais regarder fixement cette uni-verselle unité, qui exclut toutes les images et toutes les formes qu’on saurait lui donner ; c’est-à-dire qu’il ne faut pas s’ima-giner la présence de Dieu, car c’est ce que nous ne saurions faire ; mais il le faut croire. […] [205] Si vous entrez bien dans cet exercice, il vous pourra servir d’entretien pendant toutes les actions de votre vie en quel état que vous soyez et que vous puissiez être.


Voici un des « pas » du chemin, qui certes demandera plus que les trois jours d’une retraite :


Quatrième pas. De la contemplation purement mystique ou négative en général


Lorsque les mystiques disent que la contemplation de la pointe de l’esprit nous élève au-dessus de l’entendement et de toutes les puissances, ils ne prétendent pas dire que cette suprême pointe de l’esprit ne [332] soit pas quelque puissance, mais c’est pour nous faire entendre que cette façon de contem-pler met les puissances hors de leurs opérations ordinaires, les élevant à une autre contemplation plus sublime, qui est la négative et obscure.


La contemplation négative et purement mystique est celle qui est sans formes, sans images, où l’oraison de quiétude n’a ni pensées ni actes, mais un seul repos obscur, parce que l’âme

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n’y aperçoit point l’objet qu’elle contemple, ni comment elle y tend et s’y repose, ni de quelle manière elle s’y est perdue. Or cette manière de contempler et ce repos mystique est la fonction propre qui distingue et marque la suprême pointe de l’esprit, et pour la bien comprendre, il faut remarquer qu’il y a trois sortes d’oraisons, qui conviennent chacune à une des trois parties de l’âme.


Premièrement, l’oraison qui est accompagnée de dévotion sensible est la fonction propre de la partie inférieure qui contient tous les sens [333] en unité de cœur. Secondement, l’oraison qui se fait sans aucune dévotion sensible en produisant des actes, qui sont les bonnes pensées et les discours, comme aussi la contemplation claire et affirmative, qui aperçoit son objet par les espèces de la fantaisie et imagination, et même toutes les oraisons dépouillées de sensibilité, à l’exception de la contem-plation sans formes ; toutes celles-là sont la fonction propre de la seconde partie, qui est la supérieure ou raisonnable. Mais la contemplation sans pensées, qui n’est autre que la contempla-tion obscure en l’oraison de quiétude, qui n’a autre acte qu’un repos, cette fonction est tellement particulière à la suprême pointe de l’esprit qu’elle n’est en nulle autre.


Remarquez qu’il y a encore une manière de contempler qu’on appelle pure, ou proprement intellectuelle, qui est naturelle à l’âme séparée du corps, et si fort extraordinaire quand elle anime le corps. Elle se fait par des espèces pure-ment intellectuelles que Dieu communique à l’âme, et [334] avec lesquelles l’entendement opère sans regarder les fantômes et les espèces imaginaires, et la volonté se repose à son objet purement connu. Cette fonction est si particulière à la partie supérieure et raisonnable qu’elle est incommunicable à la su-prême, quoiqu’il y en ait qui veulent qu’elle soit encore propre à la pointe de l’esprit. Il s’ensuit donc de ce que nous venons de dire que l’oraison sensible est la fonction particulière de la partie inférieure, la contemplation pure est celle de la par-tie supérieure, la contemplation sans forme est celle de la su-prême ; et toutes les autres oraisons et contemplations avec la

384 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


participation des sens sont communes aux parties inférieures et supérieures. Néanmoins ce n’est pas à dire qu’une partie ne puisse concourir avec l’autre dans l’oraison qui lui est propre et particulière, puisque toutes les puissances, les sensibles en unité de cœur et les raisonnables en unité d’essence peuvent toutes concourir au repos mystique, quoique l’oraison de quiétude sans formes et [335] pensées soit tellement affectée à la suprême pointe d’esprit qu’elle ne se trouve jamais en nul autre sujet.


Or, pour expliquer autant clairement que je puis cette opé-ration particulièrement de la pointe de l’esprit, il faut supposer que l’âme ne saurait agir naturellement tant qu’elle est dans le corps sans formes, sans images, c’est-à-dire sans pensées ; car il faut premièrement qu’elle forme et imagine ses actes avant qu’elle les produisent ; d’où il s’ensuit nécessairement qu’étant sans connaissances distinctes dans l’oraison de quiétude, il faut qu’elle soit en repos et qu’elle cesse d’agir, ou qu’elle agisse surnaturellement comme elle fait, c’est-à-dire par des actes directs, qui ne peuvent être réfléchis et aperçus, parce qu’ils surpassent toutes les puissances en leur manière d’agir.


On ne dit pas aussi que l’âme agisse, mais bien qu’elle est simplement passive et qu’elle souffre l’inaction divine, qui n’est autre de la part de l’âme qu’un entier anéantissement de toutes ses opérations propres et [336] naturelles, et un abandonne-ment simplement passif au bon plaisir de Dieu, sans rien faire de son propre mouvement pour augmenter l’opération divine ni pour la conserver, craignant qu’elle ne s’échappe, car ce serait une grande faute à laquelle les âmes contemplatives doivent bien prendre garde, parce qu’il faut remarquer que l’âme dans cet état n’a rien de plus à craindre que sa propre opération, qui n’a nulle proportion avec l’opération divine, et même quand celle-ci vient à manquer, un seul regard de contemplation lui doit suffire pour se relever, et quand elle est distraite, elle ne doit rappeler son attention que par un simple souvenir.


L’on ne dit pas même que l’âme se repose en Dieu dans l’oraison de quiétude et purement mystique, parce que ce se-

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385


rait la faire agir naturellement en quelque manière, puisque se reposer est une action naturelle, et qu’elle pourrait apercevoir son repos comme dans la contemplation affirmative ; mais on dit que c’est Dieu qui se repose dans le fond de l’âme, qui la remplit de sa présence et qui l’occupe toute de son opération.


Pour faire mieux comprendre cette oraison si peu connue, il faut savoir qu’il y a deux sortes d’unions mystiques où l’âme est immédiatement unie à Dieu et sans milieu ; l’une se fait dans les douceurs et l’autre dans les amertumes. La première, que nous ne saurions avoir de nous-mêmes et sans une grâce extraordinaire, est pleine de lumières et de grâces que Dieu verse dans l’âme ; mais quoique ces grâces et ces dons se com-muniquent quelquefois jusques aux puissances, l’âme est si intimement unie et perdue en Dieu et jouit en telle manière de sa divine présence qu’elle ne saurait faire réflexion sur le bonheur de son heureux état ni sentir la douceur de son repos. Car si elle sentait cette douceur, ou si elle connaissait son bon-heur, elle ne serait pas immédiatement unie à Dieu ni tout occupée de sa présence, parce qu’il y aurait un goût, une dou-ceur, une lumière entre l’âme et Dieu, qui sont des obstacles à cette [338] même union ; vous devez donc inférer de cela que tous les milieux 424, quoique saints, ne sont pas dans l’oraison purement mystique, qui est l’état du parfait anéantissement et d’un parfait contemplatif.


La seconde sorte d’union dans l’oraison purement mystique est une union stérile, sans lumière et pleine de pure souffrance, qu’on appelle l’oraison sans goût, ou l’oraison dans les séche-resses, dans les abandons et d’autres termes qui ne signifient qu’une difficulté de faire oraison, parce que pour lors Dieu suspend toutes ses grâces et prive l’âme de tous ses dons ; dans cet état de privation, quoique stérile de toutes sortes de bonnes pensées, l’âme n’interrompt pas pourtant l’union que Dieu fait avec elle ; car bien qu’elle soit abîmée dans les peines intérieures qui l’occupent toute, elle ne perd jamais dans son fond le repos en Dieu ni son intime présence, quoique cette



424. Les milieux : les entre-deux, les intermédiaires.

386 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


présence ne lui soit pas connue ni son repos aperçu. Car si ce repos et cette présence sont obscurcis par la suspension des [339] lumières ou par les souffrances qui accablent une âme, ils ne sont pas pourtant anéantis, ni du côté de Dieu, ni du côté de l’âme . Cela n’arrive pas de la part de Dieu, puisqu’il la soutient dans cette union de pure souffrance par des grâces qui sont toutes spirituelles et nullement sensibles. Cela n’ar-rive pas non plus du côté de l’âme, puisqu’elle persévère dans son heureux abandon au bon plaisir de Dieu, qui l’anéantit et la transforme en lui.


La première réunion est une abondance de lumières divines qui cause ce repos mystique, et cette jouissance essentielle qui fait le paradis de l’âme contemplative. La seconde union mys-tique est une privation de cette même lumière et un abandon dans les peines intérieures ; mais l’une et l’autre union dans leur perfection ne sont qu’une perte, un absorbement, un anéantis-sement de l’âme en Dieu, ou pour mieux dire une élévation, une transformation que Dieu opère dans le fond de l’âme.


Car, dans cet heureux état, Dieu [340] élève l’âme au-des-sus de toutes ses opérations ; dans cet heureux anéantissement, l’âme est si bien perdue en Dieu, et Dieu consomme si bien dans l’âme tout ce qu’elle a de créé, qu’elle n’a ni vue ni sen-timent de son être, elle ne connaît pas même son anéantisse-ment ; de sorte qu’elle est si heureusement perdue dans l’Être infini qu’elle ne voit rien de ce qu’elle voit, elle ne sent rien de ce qu’elle sent, elle ne sait rien de ce qu’elle sait, parce que tout ce que l’âme voit, tout ce qu’elle sent et tout ce qu’elle sait surpassent sa vue, son sentiment et sa connaissance, et c’est ce que les mystiques appellent la sainte oisiveté.


Mais ce qui est à craindre dans cet heureux état, c’est que bien souvent le démon se sert du propre raisonnement pour persuader aux âmes contemplatives qu’elles perdent le temps dans cette occupation toute divine, et qu’elles sont oisives du-rant cet anéantissement, parce qu’elles n’y ont rien de sensible ; les directeurs mêmes, s’ils n’ont pas l’expérience de [341] cette heureuse oisiveté, obligent ces âmes anéanties dans l’Être in-

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fini de revenir dans l’être créé, et veulent qu’elles s’élèvent en Dieu par des actes qui les en éloignent et qui les abaissent au lieu de les élever.


Je ne prétends pas dire que l’âme est tellement absorbée et abîmée dans l’Être incréé qu’elle ne puisse revenir quelquefois dans son être propre et fini, où elle sent et connaît le bonheur qu’elle a de s’être divinement perdue dans l’être infini ; mais je dis que ce sont des vues très simples, et qu’il faut que Dieu les lui donne sans qu’elle les recherche ; et encore l’âme contem-plative ne doit s’en servir que pour se laisser perdre davan-tage, parce que Dieu ne lui permet ces vues et ne lui laisse sentir cette surabondance de grâce que pour l’engager dans un plus grand anéantissement d’elle et de tout ce qu’il y a de créé. Et vous voyez bien par là que l’oraison de repos n’exclut pas toujours et incessamment toutes sortes de pensées, et que, quand l’inaction divine [342] diminue, l’âme doit reprendre doucement et par un simple souvenir ses images que Dieu n’avait suspendues que pour une meilleure attention au repos mystique, où les vues les plus simples et les sentiments les plus dénués sont des empêchements.


Cinquième pas. Du système ou constitution de l’âme contemplative, et pour connaître si elle est en vue de la contemplation passive et purement mystique


Si vous désirez savoir en quoi consiste la perfection néces-saire aux âmes contemplatives, et comment on peut connaître si elles sont dans la disposition que Dieu demande pour les élever à la contemplation purement mystique, je ne sais rien de plus fort pour appuyer un jugement solide touchant cette question si difficile, et je n’expérimente rien de plus convain-cant, selon mon sens, pour faire cette expérience si dangereuse où tant de personnes [343] d’oraison se trompent et sont trompés, que cet endroit des épîtres aux Galates, où l’Apôtre dit avec justice de lui-même : Je vis, ou plutôt ce n’est plus moi qui vis, mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi 425.



425. Ga 2, 20.

388 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Ce sont ces mêmes paroles que je voudrais faire dire à l’âme contemplative, pour lui servir de conviction touchant les qua-lités qu’elle n’a pas et qu’elle doit avoir pour être élevée à la contemplation passive si elle y prétend, et dans laquelle Dieu n’attire que les âmes anéanties en toutes les créatures et en elles-mêmes, dont elle n’est pas peut-être du nombre. Car s’il faut expirer dans la vie des sens et de la raison pour vivre de la vie de Jésus-Christ, et si la vie de Jésus-Christ est une vie de croix, de mortification, d’humiliation, il s’ensuit légitimement que l’âme, quoique contemplative, qui ne vit pas encore de cette vie de souffrance et d’anéantissement, et qui adhère aux sentiments de nature, ne saurait dire dans son oraison, sans sentir dans son [344] intérieur des sensibles reproches de ses recherches : Vivo ego, jam non ego, vivit in me vero Christus 426. […]


Remarquez bien ceci, âmes contemplatives, et souvenez-vous pour n’être pas trompées que la contemplation négative n’est pas toujours et dans toute son étendue une aliénation et une abstraction continuelle de toutes sortes de pensées et images, comme on pourrait s’imaginer ; [355] au contraire elle commence d’ordinaire par des ressemblances, par des vues simples et dénuées, lesquelles se dénuent et se perfectionnent de plus en plus à mesure que les opérations sont plus spiri-tuelles, et enfin elles s’anéantissent dans un repos qui ne laisse pas seulement dans l’âme la liberté d’avoir des désirs ni de former nulle sorte de pensée ; parce qu’étant toute pleine de Dieu, tout absorbée dans son amour et entièrement occupée de son intime présence, elle en reste tout éprise au lieu de la comprendre et de se posséder. […]


Pour trouver Dieu dans la pure contemplation, il faut le chercher seulement par un simple ressouvenir et non par des élancements sensibles qui sont contraires à cet état de perfec-tion où on ne doit avoir qu’une foi nue et sans vue, et non une vue expérimentale comme vous souhaitez. Souvenez-vous donc que Dieu est un pur esprit qui ne tombe pas sous les sens, et qui s’unit parfaitement dans le fond de [365] l’âme où



426. Ga 2, 20 (« Je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi »).

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il n’entre ni vue ni expérience, mais seulement un amour pur, nu et vide de tout sentiment. […]


Car pourquoi s’amuser à examiner tous les mouvements intérieurs et faire des réflexions sur toutes les pensées, si ce n’est pour en produire à l’infini dans un temps où il n’en faut pas avoir ? […]
















427. La philosophie d’Aristote.










Table des matières



Florilège de figures mystiques

de la réforme capucine 7


Les fondateurs 11


Benoît de Canfield (1562-1610) 13


La Règle de perfection 15

Seconde partie [de la Règle] :

« De la volonté intérieure de Dieu » 24


Troisième partie [de la Règle].

« De la volonté de Dieu essentielle,

parlant de la vie superéminente » 36


Une réformatrice disciple de Canfield :


Marie de Beauvilliers (1574-1657) 95


Exercice divin ou Pratique de la conformité

de notre volonté à celle de Dieu (1631) 99

Chapitre i. Que le bonheur en cette vie consiste


en l’union de l’âme avec Dieu 100


Chapitre ii. Que l’obéissance est la vraie voie


pour s’unir à Dieu 100


Chapitre iv. Que saint Benoît et tous les saints


ont mérité la gloire par l’obéissance 100


Chapitre v. Des moyens que nous acquiert l’obéissance 101


Chapitre vi. De la pratique de la présence de Dieu 101

392 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Chapitre viii. Des fruits qui se recueillent


en cet exercice 102


Chapitre ix. Du transport et transformation


qui se fait en cet exercice 103


Chapitre x. De la connaissance des secrets de Dieu 104


Chapitre xii. De l’excellence de l’intention


de faire nos œuvres pour la volonté de Dieu 104


Chapitre xiii. Que la pratique de cette intention


perfectionne nos œuvres qui ont une fin honnête 105


Chapitre xiv. Que cette intention se doit


retrouver ès œuvres naturelles 105


Chapitre xvi. Que cette intention nous délivre


des peines de la partie inférieure 105


Chapitre xvii. Du temps auquel


on doit dresser son intention 105


Chapitre xviii. De la mortification des passions


qui provient de cet exercice 106


Chapitre xix. Dénombrement des passions


et remèdes pour les mortifier 106


Chapitre xx. De la parfaite imitation


de la Passion de Jésus-Christ


qui s’acquiert en cet exercice 107


Chapitre xxii. Du plaisir qu’il y a


de se laisser conduire à la volonté de Dieu 107


Chapitre xxiii. Des moyens de vaincre les difficultés


qui se rencontrent en cet exercice 108


Chapitre xxiv. Que la perfection religieuse


consiste en la pratique des vertus 109


Chapitre xxv. Que l’opération de la volonté


est plus requise en cet exercice


que la spéculation de l’entendement 109


Chapitre xxvi. De l’oraison


et des différentes manières de la faire 110

Table des matières 393



Chapitre xxvii. Des marques de la bonne intention


pour faire la volonté de Dieu 111


Chapitre xxix. Des marques de la bonne action


pour faire la volonté de Dieu 112


Chapitre xxx. Distribution des exercices


pour tous les jours de la semaine 114


Archange de Pembroke († 1632),

dirige la Mère Angélique 115

Lettre I 116


Post-scriptum écrit sur un billet joint à la lettre III 117


Lettre VI 118


Joseph de Paris (1577-1638),


« l’Éminence grise » 121


Martial d’Étampes (1575-1635)


Un maître artisan tout intérieur 129


Traité très facile (1630) 131


De l’exercice du silence que le religieux

doit garder de pensée, de parole et d’œuvre


pour être tout uni et absorbé en Dieu seul 134


Chapitre ii. La pratique de cet exercice 136


Chapitre iii. Figure de cet exercice


représenté par les quatre animaux d’Ezéchiel 139


Chapitre iv. Le fruit de cet exercice


est la séparation de toutes choses


et l’union totale et parfaite à Dieu seul 140


L’Exercice des trois clous (1635) 140


Jean-François de Reims († 1660) 145


La Vraie Perfection (1635) 145


Deux instructions 150

394 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Instruction V. De l’abandon et du repos


en la conduite de Dieu, cinquième effet

de cette pratique, et le cinquième degré

pour parvenir à la perfection et union avec Dieu 150


Des capucins spirituels 165


Laurent de Paris (1563 ?-1631) 166


Le Palais de l’amour divin entre Jésus


et l’âme chrétienne, auquel toute personne


tant séculière que religieuse peut voir

les règles de parfaitement aimer Dieu

et son prochain en cette vie 167


Les Tapisseries du divin amour

ou La Passion et mort de Jésus

Fils de Dieu vivant, Rédempteur des humains…...............168


Philippe d’Angoumois († 1638) 169


Yves de Paris (1588-1678) 170


Louis-François d’Argentan (1615-1680) 171


Une extension européenne 173


Gregorio da Napoli (1577-1641) 175


La Dottrina mirabile dell’amore (c. 1622) 175


Chapitre xl. Avis nécessaire aux âmes

qui marchent dans la prière

de la paix et de l’union mystique 176


Chapitre lxi. Traités divers d’exercices spirituels 178


Constantin de Barbanson (1582-1631) 183


Secrets sentiers de l’Esprit divin 186


Chapitre vii. Du dernier état de la perfection,

qui est la jouissance du vrai Esprit de Dieu,

ou bien de la vie superessentielle 187


Les Secrets Sentiers de l’amour divin (1623) 193


Chapitre xii. Du dernier état qui est

de la parfaite union, jouissance et fruition

de l’Esprit et amour divin 198

Table des matières 395



Chapitre xiv. Que l’âme parvenue

à ces sublimes degrés de divin amour

n’est aucunement oiseuse et de ce qu’elle fait 207


Quatrième traité de la troisième partie 216


Chapitre vi. Pourquoi l’âme ne se peut


étendre vers Dieu par désirs ou par actes formés ;

et comment Dieu est ès états inférieurs


en qualité de premier principe fondal ou fontal. 216


Chapitre vii. De certaines conséquences


qui suivent des choses susdites ;


à savoir que donc nous ne sommes


pas toujours stablement persistants


en un sommet. Et que nous ne sommes

pas aussi toujours comme rien

ou seulement passifs. 219


Chapitre viii. Que l’âme néanmoins


est aussi passive et en quoi.


Doctrine notable pour entendre


les documents plus obscurs

des mystiques et connaître en quoi

l’âme est active et en quoi passive. 221


Chapitre ix. Que l’âme peut


en deux façons coopérer avec Dieu


pendant ces divins sentiers,

et que double est sa fidélité en la suite

de la volonté vigilance en foi. 228


Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635) 235


Le Royaume de Dieu dans l’âme (1637) 236


Chapitre xxi. De ce que l’âme expérimente

ici de Dieu, et comment elle doit

soigneusement le garder 236


Chapitre xxvii. Que dans cet exercice

il n’y a pas d’aridité ou désolation

pour l’âme comme dans les autres exercices 243

396 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Chapitre xviii. Ici on enseigne de plus


comment l’âme dans ses travaux extérieurs


et en toute dispersion des occupations


doit persévérer en union avec Dieu ;

et en premier lieu, il est montré

combien cela est difficile. 252


Les défenseurs du vécu mystique 261


Pierre de Poitiers (?-1683) 265


Le Jour mystique (1671) 268

Préface 268


Livre premier. De la nature de l’oraison mystique,


et de l’excessive activité ou propriété d’images 269


Traité I. De l’existence, de la nature,


de l’objet et des espèces de l’oraison mystique 269


Livre second. De la foi nue, tant divine

qu’humaine, et de la satisfaction

que la foi nue doit produire en l’âme 296


Traité III. De la foi nue, divine et humaine 296


Argument 298


Livre troisième. Du sujet éloigné


et du sujet prochain de l’oraison mystique 299


Traité V. Du sujet éloigné


de l’oraison mystique, ou qui sont ceux

à qui elle doit être enseignée,

et qui sont capables de la pratiquer 299

Traité VI. Du sujet prochain


de l’oraison mystique, ou du fond de l’âme 304


Livre quatrième. De l’oraison

de repos mystique savoureux

et de celui qui est sec et sans goût 306


Traité VII. Des diverses espèces

d’oraison mystique savoureuse 306


Traité VIII. Des différentes espèces


d’oraison mystique sans goût 309


Simon de Bourg-en-Bresse († 1694) 315

Table des matières 397


Les Saintes Élévations (1657) 315

La diversité des tempéraments 316


Les degrés 317


Premier degré 325


Second degré, qui est de la méditation


sur la sainte présence de Dieu 325


Troisième degré, qui est de l’oraison affective


sur la présence de Dieu 330


Quatrième degré, qui est de l’élévation amoureuse,


adorante et offrante de notre esprit à Dieu présent 332


Cinquième degré, qui est du don de la présence


surnaturelle, passive et infuse de Dieu 341


Sixième degré, qui est de l’amour admirable de Dieu,


sans vue et connaissance actuelle 341


Septième degré, qui est de l’amour


sans sentiment, mais avec des sentiments

tout contraires ; ou bien de la privation

et déréliction intérieure, passive et surnaturelle 342


Huitième degré, qui est de la sainte opération,


et des vertus sublimes ; fruits nécessaires

des degrés précédents. Solitude surnaturelle

et admirable des âmes d’oraison. 345


Paul de Lagny († 1694) 349


Exercice méthodique… (1658) 350


Le Chemin abrégé de la perfection (1673) 357


Section VIII. Pratique générale


de cet exercice qui explique les trois états


de la volonté de Dieu et de l’âme


qui s’efforce de l’accomplir 358


Section IX. Premier état de l’exercice


de la volonté de Dieu et de l’âme


commençante qui le pratique 359


Section X. Les trois perfections


qui doivent accompagner


les actes des commençants 360

398 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle


Section XI. Second état de l’exercice


de la volonté de Dieu et de l’âme


profitante qui le pratique 361


Section XII. Les trois perfections


qui doivent accompagner les actes des profitants 362


Section XIII. Troisième état de l’exercice

de la volonté de Dieu et de l’âme

parfaite qui le pratique 364


Section XIV. Les trois perfections

qui doivent accompagner toutes les actions

des âmes parfaites 366


Section XV. L’état d’oraison suit ordinairement


l’état de la volonté humaine 368


Section XVI. De l’oraison des commençants


dans l’état de la vie purgative 369


Section XVII. De l’oraison des profitants


dans l’état de la vie illuminative 369


Section XVIII. De l’oraison des parfaits


dans la vie unitive 372


Section XIX. L’on n’a accès


dans la théologie mystique

que par une volonté parfaitement

réformée selon celle de Dieu 374


Alexandrin de La Ciotat (1629-1706) 377


Le Parfait Dénuement

de l’âme contemplative (1680) 377

Quatrième pas. De la contemplation


purement mystique ou négative en général 382


Cinquième pas. Du système ou constitution


de l’âme contemplative, et pour connaître

si elle est en vue de la contemplation passive

et purement mystique 387






Dans la même collection



Jacques Bertot, Directeur mystique, textes présentés par Dominique Tronc, 2005.


Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité, 1664-1689, Lettres de Direction – Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans les âmes – Deux traités de la vie intérieure et mystique, Textes présentés par Dominique Tronc, 2006.


Maur de l’Enfant-Jésus, Entrée à la Divine Sagesse, Textes pré-sentés par Dominique et Murielle Tronc, 2008.


Martial d’Étampes, Maître en oraison, Textes présentés par Joséphine Fransen et Dominique Tronc, 2008.


Jean-Pierre de Caussade, Lectures caussadiennes ; Le manuscrit Cailhau et le recueil de Langres, textes présentés par Marie-Paule Brunet-Jailly, 2009.


Ruusbroec l’Admirable, La Pierre brillante, suivi de L’Orne-ment des noces spirituelles, traduction et commentaire par Max Huot de Longchamp, 2010.


Max Huot de Longchamp, Saint Jean de la Croix, Pour lire le Docteur mystique, suivi de La Vive Flamme d’Amour, 2010.

Jean de Bernières-Louvigny, Œuvres mystiques I, L’Intérieur chrétien suivi du Chrétien intérieur et des Pensées, édité avec une étude sur l’auteur et son école, par Dominique Tronc, 2010.

Le Triomphe de l’Amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas, texte présenté par Dominique Tronc, 2012.


Jean de Saint-Samson, Le Vrai Esprit du Carmel, œuvre assem-blée par Donatien de Saint-Nicolas, suivi des sources manus-

crites, édition critique présentée par Dominique Tronc, avec une étude par Max Huot de Longchamp, 2012.


Jean-Nicolas Grou, Manuel des âmes intérieures, texte présenté par Max Huot de Longchamp, 2012.


La Vie admirable de Marie des Vallées et son abrégé, rédigés par saint Jean Eudes, suivie des Conseils d’une grande servante de Dieu, textes présentés et édités par Dominique Tronc et Joseph Racapé, cjm, avec la collaboration de la congrégation des Eudistes, 2013.